—par Tontongi
C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la mort du grand poète révolutionnaire haïtien Paul Laraque, survenue le 8 mars 2007, à la ville de New York, à l’âge de quatre-vingt-six ans (21 septembre,1920–8mars 2007).
L’un des plus grands poètes du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle, il a unifié une élégante et surréaliste poésie lyrique avec la conscience politique pour «changer la vie». Il a insisté tout au long de sa vie que la poésie peut être une «arme de combat» au service des peuples qui luttent contre l’exploitation de classe, la domination étrangère et l’aliénation culturelle, dans la tradition de Jacques Roumain, Massillon Coicou, Louis Aragon, Nicolás Guillén ou Pablo Neruda.
Il était parmi les poètes qui accueillirent Alisa et André Breton à l’aéroport de Port-au-Prince durant la visite historique du grand guru surréaliste en Haïti en décembre 1945. Jeune officier dans l’armée d’Haïti dans les années cinquante, il publiait des poèmes subversifs sous le pseudonyme Jacques Lenoir. Il fut forcé de quitter Haïti pour New York, États-Unis, en 1961, où il fut rejoint par sa femme Marcelle l’année suivante. De 1964 à 1986, le gouvernement l’a destitué de sa nationalité haïtienne pour son opposition à la dictature duvaliériste. En 1979, Cuba lui a décerné le prix littéraire Casa de las Americas pour son livre de poèmes en français Les armes quotidiennes / Poésie quotidienne. Ses œuvres publiées comprennent, entre autres, Ce qui demeure, Festibal, Camourade, Sòlda mawon («Soldat marron») et l’anthologie Oeuvres incomplètes. Il fut l’un des co-éditeurs (avec Jack Hirschman) de l’anthologie bilingue (créole-anglais) Open Gate: An Anthology of Haitian Creole Poetry («La barrière ouverte: une anthologie de la poésie créole haïtienne»)—Curbstone Press, 2001. En 2004, il a co-publié avec son frère Franck le livre de mémoires critiques Haïti: entre la lutte et l’espoir, Éditions Cidihca, 2004.
Outre son impressif et élégant maniement des langues française et créole dans ses poèmes, nous retiendrons de Paul Laraque un engagement inébranlable à la justice sociale et la libération politique d’une manière qui transcende les conjonctures historiques spécifiques. Il a connu maints déboires politiques, y compris la dissolution de l’Union soviétique et le démembrement du mouvement populaire haïtien, après les vagues d’espoir de 1986 et 1991, mais il n’a jamais montré aucun signe de découragement ni de désespoir. Jusqu’à la fin, il était resté un champion de l’indépendance d’Haïti, de la cause de l’égalité politique et de la libération humaine en général. Jusqu’à la fin, il croyait encore qu’Haïti redeviendra un jour belle et nourrissante pour son peuple, libérée de la domination étrangère et de l’exploitation de classe. Il nous manquera beaucoup.
Il était parmi les premiers écrivains à contribuer au tout premier numéro de Tanbou, publié au printemps de 1994, nous envoyant un poème créole «Tanbou libète» qu’il m’a dédié et un essai français «Hommage à Jean Métellus». Je le voyais tout au cours des années qui suivaient, en tout cas chaque fois que j’avais une chance, quand je visitais New York, de prendre le Brooklyn-Queens-Expressway pour Flushing où ils me recevaient, Marcelle et lui, dans leur appartement dans un immeuble de briques dans un quartier paisible. Marcelle avait toujours été très gentille, mais réservée, au moins comparée à la bonhomie contagieuse de Paul. On sentait qu’il y avait entre eux une communication profonde qui se nourrissait de leur grand amour l’un pour l’autre. Si vous le saisissez dans ses moments d’exubérance, qui arrivaient presque toujours après un deuxième verre de whisky, il vous racontera tout le fresque romantique de sa cour à Marcelle. Le nom d’Hamilton Garoute, son grand camarade, revenait toujours à la conversation pour être l’ange providentiel qui présentait originellement Paul à Marcelle en 1950. Leur union aura duré quarante-huit années.
Après sa première sérieuse crise médicale en 2002, soit moins de trois ans après la mort de Marcelle survenue en novembre 1998, nous étions tous soulagés qu’il se fût vite rétabli, mais il disait à tout le monde qui voulait l’entendre qu’il ne voulait plus vivre sans Marcelle, sa «Mamour». On sentait le profond chagrin qui l’accaparait. S’il a survécu à Marcelle pour plus de huit ans, c’est dû essentiellement à son amour pour sa famille, pour ses enfants et petits-enfants, à son affection pour ses amis qui l’encourageaient à tenir le coup. Mais l’idée de la mort ne le faisait pas peur; il m’a dit un jour que l’une de ses plus grandes craintes, c’est, en survivant, de voir mourir les membres jeunes de sa famille et ses amis. La mort de son jeune frère Guy a été pour lui une terrassante tragédie.
Aux obsèques de Paul Laraque célébrées dans le parloir funèbre Yannantuono-Sharpe à Mount Vernon, New York, nombreux étaient les membres de sa famille et ses amis qui s’y rassemblèrent ce jeudi 15 mars 2007 pour saluer sa mémoire, dont son frère Franck, ses enfants Danielle et son époux Luigi Arena, Max et son épouse Elaine, son neveu Gregor, sa nièce Fabienne Laraque, sa petite-fille Kisha Saldana, certains venant en dehors des États-Unis ou dans d’autres États, comme par exemple sa nièce Mimi qui venait du Colorado, les fils de Guy Laraque Gilbert et Ronald Laraque qui venaient d’Haïti, ou Max Manigat et sa femme Nicole qui venaient de la Floride, de Papadòs, Jacques Antoine et l’auteur de ces lignes qui voyageaient de Boston, de Martial Bonhomme qui venait du New Jersey, ou Angelucci Manigat de Connecticut.
On voyait dans l’assistance de vieux camarades à lui dont Josaphat Large, Georges Jean-Charles, Jean Prophète, Célio Sanon, Lionel Legros, Max Kénol, Assely Etienne, Yves René, Denizé Lauture et sa femme Tricide, Jean et Géralde Duval, Max Garoute et sa mère Odette, respectivement fils et veuve d’Hamilton Garoute, André Dahoud avec sa femme et ses deux enfants, etc. Son petit-fils Marc Arena, fils de Danielle, poète lui-même y lisait un poème qu’il lui a dédié. Beaucoup des membres de sa famille et de ses amis exprimaient leur chagrin soit sous forme de poèmes, soit sous celle d’anecdotes ou d’autres réminiscences.
Sous le décor de son corps inanimé, allongé, détendu dans le cercueil, entouré d’un champ de fleurs multicolores, les témoignages peignaient un homme qui cherchait d’autres significations dans sa vie que la simple survivance; ils honoraient son passage parmi nous, parmi les hommes et les femmes engagés dans la lutte pour la vie, ses efforts pour changer la vie, pour affirmer la vie.
Franck Laraque, profondément frappé par la mort de ce frère aîné qui était aussi un ami, un alter ego, un soulmate et un compagnon de lutte, avait maintenu sa contenance avec une altière force d’âme. Il y a lu un poème de Paul et en fait certaines réminiscences. Depuis leur jeune âge à Jérémie, en passant par le temps où ils furent officiers non-conformistes dans l’armée d’Haïti, ils ont poursuivi pratiquement une même trajectoire qui s’étale et continue tout au long de leur exil aux États-Unis. C’est Paul qui a initié Franck au marxisme, à la lutte révolutionnaire pour changer la vie; à son tour Franck lui a inculqué la discipline de la praxis, l’importance des objectifs empiriques et de la finalité pratique de la Révolution: l’arrosage de la rizière, la construction des routes, des écoles, des cliniques, bref la construction empirique du changement révolutionnaire. C’est une grande perte pour Franck.
On ne peignait certainement pas un dieu, loin s’en faut, d’autant plus qu’il n’y croyait pas lui-même, mais sa générosité, son amour pour les autres, était incomparable. Un témoignage d’un ami parlait du temps où, jeune officier, on lui amenait un détenu accusé de vol. Quand apparaissait le suspect pour l’interrogation par l’officier en charge qui était Paul Laraque, il allongeait sa main à l’accusé et empoignait la sienne fortement. C’était évident qu’il n’était pas un officier comme les autres, enivrés par les impératifs de la loi et l’ordre du moment.
Il était différent, gentil, généreux et créatif, un grand homme d’idées, d’émotions et d’action qui croyait à la force de la praxis volitive comme génératrice de changement. Il croyait, surtout, qu’en dernière analyse le changement doit être existentiellement qualitatif, non affecté par les considérations mesquines. Jusqu’à la fin il restait fidèle aux idéaux de la révolution socialiste, la croyance en la possibilité de créer un monde libéré de l’exploitation de classe, de la domination étrangère et des carcans du sous-développement. Un monde réhumanisé, pratiquant la solidarité à toutes les instances des interactions sociales.
Jean-Paul Sartre a parlé de l’immortalité que peut atteindre l’écrivain dans le sens que ses œuvres, praxis politique et idéaux humanistes se passent de génération en génération, dépassant la finitude de son individuel être physique. Nous croyons de même pour Paul Laraque dont l’esprit de combat pour changer la vie ne mourra jamais.