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Présenter L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire de Franck Laraque

La couverture de L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire, de Franck Laraque.

J’ai ressenti un grand honneur quand Franck Laraque m’a demandé d’écrire la postface de son dernier livre, L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire,1 une anthologie bilingue (français-anglais) de ses textes de réflexions publiés précédemment dans différents journaux de la diaspora à travers des décennies.

Je me fous bien des honneurs, mais ce geste étant venu d’un homme dont je respecte la loyauté envers ses idéaux révolutionnaires de jeunesse et la patience à continuer d’inculquer à des oreilles inattentives la discipline de leur application empirique, ce m’était un grand plaisir de le faire.

Dans la postface, j’ai relevé son immersion et son développement formatif, pour ainsi dire, dans un univers poétique qui contient des figures remarquables de la poésie haïtienne comme d’abord ses frères Paul et Guy, mais aussi Émile Roumer, Jean F. Brierre, René Bélance, Regnor Bernard, Fernand Martineau, Hamilton Garoute, Raymond Chasssagne, Josaphat-Robert Large, etc. J’y ai souligné son intérêt à Jacques Roumain, son attirance à l’économie politique, son insistance sur la praxis et l’application empirique des préceptes révolutionnaires.

À l’occasion d’un hommage collectif que certains camarades le dédient au printemps de 2011, la salle de réception de la librairie de Haïti Liberté, à Brooklyn, New York, était remplie à craquer d’amis de Franck Laraque, de membres de sa famille et de sympathisants, venus pour célébrer le plaisir de l’avoir connu et témoigner leur gratitude pour sa contribution à la cause. Dans un article, écrit pour la circonstance, que j’ai intitulé « L’Autre Laraque », en allusion à son frère Paul décédé quatre ans plus tôt (2007), j’essaie d’imaginer leur vie quand ils grandissaient ensemble à Jérémie, saluant la très proche relation qui les soudait. Je soutiens également l’analogie entre Franck Laraque et Jacques Roumain, même si entre eux c’est peut-être plus une influence qu’une similarité. En effet comme Roumain dont l’esprit scientifique l’amène à la botanique précolombienne et à l’ethnologie haïtienne, l’intérêt scientifique de Franck Laraque l’oriente vers l’économie politique. Il croit que Haïti a les ressources indispensables—ressources à la fois humaines, intellectuelles, naturelles, géologiques et culturelles—pour son développement, et que ce n’est qu’une question d’initiative politique, de discipline, de volonté d’entreprendre des actions pratiques, bref une question de « conscientisation économique ».

Le quatrième de couverture de L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire.

Depuis le temps où il était jeune officier dans l’armée d’Haïti durant la première moitié des années 1950, en passant à sa chaire à City College de New York, jusqu’à sa retraite de l’enseignement (une retraite qui n’empêche pas une contribution assidue d’études, d’articles, de commentaires critiques aux médias haïtiens sur tous les grands événements, défis et catastrophes qui accablent Haïti), Franck Laraque a toujours été un esprit libre, c’est-à-dire un esprit critique qui veut démystifier les mythes et refuser les interdits, les interdits au niveau des idées, des possibilités, des rêves à réaliser.

En bref, ce présent ouvrage de 560 pages, c’est en partie une compilation de textes, inédits ou déjà publiés dans différents journaux et médias haïtiens, en partie un conservatoire écrit de mémoires historiques, en partie une anthologie d’idées sur comment et que faire pour résoudre le nœud gordien haïtien ? Quelle voie à suivre pour remonter la trame et mettre en exécution le projet de développement haïtien ? Y’a-t-il un projet de développement pour commencer et quoi faire pour en organiser un ?

Le livre renferme une partie anglaise qui couvre à peu près un cinquième de son volume, et, malheureusement, seulement deux ou trois textes en créole haïtien, même si l’auteur, depuis au moins son livre Défi à la pauvreté, soutient avec force la langue créole comme langue identitaire primordiale des masses haïtiennes qui exige respect et une politique révolutionnaire à son égard : « Le créole, parlé par tout le peuple haïtien, est la langue nationale qui n’a pas progressé aussi rapidement qu’elle aurait pu du fait que pendant longtemps nous l’avons traitée comme un patois dont les intellectuels et les classes privilégiées avaient honte. Sans nier la contribution haïtienne à la littérature d’expression française où figurent des grands poètes et romanciers, on doit admettre que le génie linguistique d’écrivain haïtien se retrouve dans son créole, le seul véhicule de communication avec les masses. »2

L’instrumentalisation d’une pensée, selon la vision laraquienne de la praxis révolutionnaire, c’est la mise à profit des ressources disponibles—potentielles et existantes—pour l’exécution des idéaux de changement. Le sens de l’idéal, le désir du mieux-être, même l’aspiration à la justice en eux-mêmes ne créent pas le changement révolutionnaire, il faut aussi la pratique empirique, l’action disciplinée, la mise en œuvre de la modalité exécutionnelle.

Dans l’introduction du livre, Franck Laraque tient à indiquer que, contrairement à l’ancienne conviction de la gauche latino-américaine qui, après Allende, ne concevait la révolution que par la voie de la lutte armée, Hugo Chávez a montré que « [La] révolution peut être violente ou pacifique. Nous optons pour une révolution pacifique inspirée de la réalité de la révolution pacifique d’Hugo Chávez et de l’option de la voie pacifique de Jacques Roumain. » Il a noté que durant ses 14 ans au pouvoir, « de 1999 à 2013, [Chávez] a changé complètement la société vénézuélienne par le changement radical du gouvernement de l’État maintenant au service des masses marginalisées et non plus d’une minorité privilégiée alliée aux grandes corporations, et par des transformations institutionnelles fondamentales ».

À remarquer que son engouement pour l’économie politique ne l’empêche pas d’écrire sa thèse de doctorat sur La révolte dans le théâtre de Sartre, publié éventuellement comme un livre en 1976. Lisez à ce sujet la très percutante recension de son frère Guy Laraque « Jean-Paul Sartre “Fossoyeur de l’ombre” : Une Critique de La Révolte dans le théâtre de Sartre de Franck Laraque ». Guy dit dans ce texte, avec amples détails à l’appui, qu’en tant que « étude d’un aspect précis de l’œuvre de Sartre, le livre de FL appartient, si l’on accepte la classification proposée par Dominique Noguez au genre traditionnel de la “critique d’érudition”. On y trouve cependant, çà et là, des recours—assez timides il est vrai—à des méthodes et procédés critiques modernes, relevant soit du structuralisme, soit de la stylistique des formes, soit enfin de la méthode “progressive-régressive” ». Il relève en particulier « une histoire des relations de Sartre et de Fanon. Ces hommes si différents par leur origine, leur formation, leur vocation ou projet fondamental (Sartre est un penseur et un écrivain qui prend parti et qui agit ; Fanon est un homme d’action et un partisan qui réfléchit et qui écrit) ont exercé l’un sur l’autre une influence mutuellement profitable. “Les théories sartriennes, dit FL, ont marqué Fanon, le militantisme fanonien a contribué à pousser Sartre à s’engager dans l’action” ».

À en juger par les hommages qu’il décerne ça et là à des camarades ou initiatives qu’il trouve admirables, les sujets de ses interventions, le leitmotiv de ses passions, on sent la grande vision humaniste qui le brûle. Ça aussi est une sorte d’instrumentalisation du projet d’être, car sans cette vision et cette passion, la route paraît ardue, impossible. Même la discipline de la praxis que Franck Laraque préconise s’apparenterait à la pure obsession sans la vision passionnelle pour fonder le bien-être, sans cet attachement à la destinée de l’humanité.

Les hommages des membres de sa famille dans la partie anglaise du livre sont bien émouvants, y compris un richement articulé commentaire d’Alex Dupuy, cousin de sa femme Anne Marie : « Bien que ta connaissance et appréhension d’Haïti, sa culture et sa politique, soient les meilleures du genre, l’une des plus importantes valeurs que j’ai apprises de toi, c’est le fait de n’avoir jamais placé la politique, l’idéologie, les expédients, le bénéfice personnel, au-dessus des principes, ni de l’intégrité personnelle. C’est cette perspective des choses qui vous amène à constamment lancer la vérité au visage des représentants du pouvoir, analyser leurs pratiques du pouvoir et les rendre responsables de ce qu’ils font plutôt que ce qu’ils disent. C’est aussi ce qui t’a guidé dans ton inébranlable défense des intérêts des exploités, des marginalisés et des opprimés, te servant de ta connaissance et de tes capacités intellectuelles pour éduquer les autres en exposant les mécanismes de fonctionnement d’un système socio-économique injuste, inégal, exploiteur et oppressif, au service d’une clique et des puissants, contribuant ainsi à lutte contre ce système. »3

Dans la préface de Frantz-Antoine Leconte, intitulée « Franck Laraque : la mission de responsabilisation », il a souligné l’influence du père de Franck, Franck Honoré Laraque, un farouche opposant de l’occupation « qui a activement participé à la grève contre l’occupation américaine à Jérémie. Il a même ordonné à ses enfants Paul et Franck de sortir de l’école et de se joindre aux grévistes. C’est encore lui qui en voiture avec Franck, alors âgé de huit ans, passe devant le palais national sous la présidence de Louis Borno (1922–1930). Franck, en criant “À bas Borno, gros cochon” aurait pu se faire arrêter ainsi que son père en cette occasion. Il faut comprendre que dès cet âge, Paul et lui, assez précoces d’ailleurs, avaient déjà compris qu’on ne pouvait accepter volontairement l’occupation du sol natal par les Américains. Cette terre, dont les habitants, après des siècles d’oppression, avaient conquis la liberté en abolissant la traite de l’esclavage ».

Leconte y a relevé aussi la passion que Franck a déployée pour inculquer une éducation de libération à ses étudiants de City College : « Cette mission ou ce véritable sacerdoce de l’enseignement public, Franck l’accentuera à partir de la chaire de City College où Doris Mims, journaliste, écrira dans le Paper du 18 novembre 1971 “Professor Franck Laraque : The Integrity of Knowledge (l’intégrité de la connaissance)”. Il encouragera la création de cours inédits en littérature, philosophie, sociologie, religion, psychologie, en créole haïtien et en histoire afro-américaine, toujours fidèle à sa mission d’étendre l’horizon du savoir ou des connaissances de ses étudiants. Ce privilège intellectuel n’a pas été malheureusement accordé à toutes les promotions de l’université new yorkaise, ni avant, ni après la chaire que Franck a occupée durant sa tenure à l’université. Cela a été un grand honneur échu aux apprenants, quand on a mis à leur portée l’exploration d’un monde défendu, celui des martyrs états-uniens qui ont lutté, au péril de leur vie, pour l’émancipation de tous. »

Cette persévérance, cette fidélité à la cause de libération, ces appels constants à l’action renouvellent à chaque instant l’importance de la résistance, une résistance contre la malvie et pour l’épanouissement de la vie. Un petit mot de Franck lui-même qu’on retrouve dans sa présentation du livre dans le chapitre « L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire » résume la finalité du livre mais aussi ses actions militantes : « Nos articles fonctionnels, sans rejeter l’importance de l’esthétique, prônent la prévalence de la condition humaine dans tous les domaines. C’est ce que Sartre signalait lorsqu’il disait que son célèbre ouvrage La Nausée ne faisait pas de poids face à un enfant qui meurt. Il entendait insister sur le fait qu’un pays sous développé ne devrait pas accorder plus d’importance à la littérature qu’au changement des conditions inhumaines. Le même courant d’idées de Roumain, de Jacques Stéphen Alexis, d’Anthony Lespès et de leurs disciples, qui sont convaincus que l’intellectuel, écrivain ou artiste, doit mettre son talent au service de la libération des masses exploitées. »

La construction du livre, le minutieux assemblage de ses multiples articles, publiés ou inédits, couvrant des appréhensions, des inquiétudes, des événements ayant eu lieu à travers quatre décennies, ses constants conseils et exhortations, sont autant de germinations bio-politiques qui témoignent de la lucidité critique de l’auteur, sa loyauté convictionnelle à la cause de libération des masses populaires, sa participation à la lutte pour le changement, ses encouragements.

Je finirai cette présentation par la reproduction du dernier paragraphe de ma postface intitulée « Franck Laraque, le théoricien du possible », qui, j’estime, pointe vers une part essentielle du travail de ce grand penseur et patriote : « Franck Laraque rêve toujours d’une Haïti libérée, imbue de justice sociale et d’égalité politique, culturelle, linguistique et économique. En mettant l’accent sur les ressources actuelles et potentielles du pays et sur les capacités intrinsèques du peuple, il rend du même coup possible ce qu’on croirait impossible dans un paradigme de dépendance et d’assistance : une voie accessible vers un développement véritable, authentique. L’impossible devient dès lors possible, car il croit fermement que le pays et le peuple ont les moyens nécessaires pour matérialiser leur aspiration à un changement qualitatif : les textes compilés dans cette anthologie en sont à la fois un témoignage, un cheminement et un guide programmatique. »

Vous pouvez Commander ce livre sur la page de la Presse Trilingue.

Notes

1. Franck Laraque, L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire (Trilingual Press, Boston, États-Unis, 2014).

2. Cf. Franck Laraque, Défi à la pauvreté (Les éditions du CIDIHCA, Montréal, 1987).

3. Traduit par nous de l’original anglais d’Alex Dupuy: « Although your knowledge and understanding of Haiti, its culture, and its politics is second to none, one of the most important values I learned from you is that you never place politics, ideology, expediency, or personal benefit above principle or personal integrity. It is from that standpoint that you have consistently spoken truth to power, analyzed the practices of those in power, and held them accountable for what they did rather than what they said. It is also what has guided you in your steadfast defense of the interests of the exploited, the marginalized, and the oppressed, and in using your knowledge and intellectual powers to educate others by exposing the workings of an unjust, unequal, exploitative, and oppressive social and economic system at the service of the few and the powerful, and thus to contribute to the struggles against such a system. »

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