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Hommage à Anthony Phelps

—par Pierre Nepveu

(Présentation d’Anthony Phelps organisée à la Librairie Olivieri, le 10 novembre 2013)

Poète, romancier, conteur, auteur de nouvelles, Anthony Phelps est né à Port-au-Prince, en Haïti, en 1928 et il s’est établi au Québec en 1964 après y avoir fait un premier séjour et établi des liens avec le milieu littéraire québécois dès 1951–1952. Depuis l’époque de la Révolution tranquille, il poursuit au Québec une carrière littéraire d’une remarquable originalité et d’une entière indépendance d’esprit, une carrière qu’il a menée en parallèle, jusque dans les années 1980, avec celle de journaliste pour la télévision de Radio-Canada. Très présent sur la scène littéraire québécoise, Anthony Phelps est en même temps un « nomade » de l’écriture et de l’imaginaire, multipliant les allers-retours, réels ou fictifs entre le lieu québécois qu’il habite et le lieu où il est né et où il est entré en littérature : Haïti. Je voudrais exposer ici la valeur de sa contribution littéraire et les principales qualités de son œuvre.

L’œuvre d’Anthony Phelps comporte une quinzaine de recueils de poèmes, quatre romans, un recueil de nouvelles, des œuvres dramatiques, notamment pour la radio, un recueil de contes pour enfants et quelques ouvrages à tirage limité en collaboration avec des artistes. Une des particularités de cette œuvre consiste en deux importants volets discographique et cinématographique. Anthony Phelps a en effet créé sa propre maison de production de disques consacrés à la poésie, sur lesquels il dit ses propres poèmes ou ceux d’autres poètes. Cette activité met en relief son exceptionnelle contribution à l’expression vocale de la poésie, au Québec et à l’étranger, qui s’est manifestée dans d’innombrables lectures publiques sur diverses scènes et dans des festivals. La qualité de sa voix l’a aussi amené à faire la narration de plusieurs moyens métrages documentaires consacrés surtout à son pays natal, et aussi à une version en créole du célèbre film d’animation de Frédéric Bach, L’homme qui plantait des arbres, d’après un conte de Jean Giono.

Après avoir publié ses premiers recueils de poèmes en Haïti, à partir de 1960, Anthony Phelps publie son premier recueil à Montréal chez un éditeur anglophone en 1966, Points cardinaux, dans lequel il chante sa ville d’accueil. Après des publications en France, dont le très important Mon pays que voici, salué comme un événement littéraire par la critique, et un premier roman, Moins l’infini, dont la traduction russe connaîtra un large succès, Phelps ne fait sa véritable entrée sur la scène de l’édition québécoise qu’en 1976 avec son roman Mémoire en colin-maillard, publié chez Nouvelle Optique, dans lequel il se révèle comme un écrivain de premier ordre, capable de tisser un suspense narratif, un récit politique sur une trame sensuelle et lyrique : ce roman sera très remarqué par des critiques québécois tels Réginald Martel et François Ricard.

Dès lors se poursuit continûment un parcours littéraire dont le fil conducteur est la poésie. Deux recueils, La bélière caraïbe et Orchidée nègre, obtiennent le prix Casa de Las Americas en 1980 et 1987. S’il publie certains ouvrages à l’étranger, à Port-au-Prince, à Cuba, en Italie et en France, Anthony Phelps s’établit de plus en plus dans le paysage éditorial québécois et ses recueils paraissent chez Nouvelle Optique, Triptyque, aux Écrits des Forges, aux Éditions CIDHICA et plus récemment au Noroît. Sa production littéraire s’intensifie dans les années 2000. Outre des recueils de pleine maturité et de mémoire, comme Immobile voyageuse de Picas (2000) et Une phrase lente de violoncelle (2005), sans oublier la réédition indispensable, chez Mémoire d’encrier, de Mon pays que voici devenu un classique de la poésie contemporaine, Phelps fait paraître chez Leméac, un roman, La contrainte de l’inachevé (2006), finaliste aux Prix du Gouverneur général, et un recueil de nouvelles, Le mannequin enchanté, en 2009. À ces titres s’ajoute un recueil de contes pour enfant, Et moi, je suis une île, d’abord paru en 1973, et qui a fait son entrée dans la collection « Bibliothèque québécoise » en 2010. Une importante anthologie de l’œuvre poétique d’Anthony Phelps, Nomade je fus de très vieille mémoire, a été publiée à Paris chez l’éditeur Bruno Doucey en 2012. Cette sélection qui couvre cinquante années d’écriture poétique permet de mesurer toute l’ampleur d’une œuvre jamais en repos, toujours partagée entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé, la plus généreuse sensualité et l’errance tourmentée du « métèque et vagabond ».

On peut observer les mêmes tensions dans les œuvres en prose. Phelps est un écrivain dans l’histoire, il conserve la mémoire des vexations et des souffrances imposées au peuple et aux intellectuels par le régime Duvalier qu’il a dû fuir et son roman La contrainte de l’inachevé raconte le difficile retour dans un pays natal en plein désarroi. Ce qui frappe toutefois, c’est à quel point la gravité se trouve toujours rachetée, chez lui, par le bonheur d’être, de goûter toutes les saveurs de la vie, depuis celles des fruits jusqu’à celles de l’amour—et c’est son aptitude à la fantaisie et à l’humour. L’œuvre de douleur est ainsi sans cesse rachetée par un élan vital, un désir d’embrasser le monde concret, les choses et les corps, pour les porter en pleine lumière et les élever comme le ferait un « typographe céleste », beau titre d’une suite poétique où se disent la dignité et la hauteur où se situe cette œuvre : « Nul ne sait impunément forcer/ la demeure du poème/ ce lieu privilégié où le pas du soir/ se fait plus lent qu’ailleurs/ où tout désir/ se calligraphie de bas en haut. »

L’écriture d’Anthony Phelps se distingue, sur le plan poétique, par une admirable amplitude qui fait résonner la langue française dans ses plus subtiles harmoniques. D’une syntaxe fluide, d’une exceptionnelle richesse de vocabulaire et de références culturelles, sa poésie s’inscrit dans la haute tradition du chant, d’un lyrisme qui semble le plus souvent émaner d’une voix intime, sensuelle. Comme dans toutes les grandes poésies, cette voix est en lutte contre le silence : « Le logos s’est réfugié dans le mutisme de la pierre », écrivait le poète dans Mon pays que voici, à propos des misères et des répressions subies par son pays natal. Tout indique qu’Anthony Phelps a trouvé au Québec la possibilité même d’opposer à ce mutisme le plein déploiement d’une parole libre, chatoyante, superbement inventive et imprévisible. « De l’autre côté de l’usure je découvre tout un grenier de merveilleux à ciel ouvert » écrit le poète. Généreuse en images, riche en métaphores, cette voix aime se déployer dans l’espace et dans le temps, elle est à son aise dans la longue suite ou le long poème, elle a souvent besoin de cette dimension pour ouvrir la langue à tous les possibles. À chaque moment de cette expansion sonore et cosmique, elle invente, elle surprend. Elle est en route et elle nous met en route : elle ne propose pas de solutions, ce n’est pas son affaire, elle souffle, elle vente, elle musique, non pas à grands éclats et chaotiquement, non pas en criant et en forçant la note, mais en prenant « le temps d’être », comme dit le poète. « Le temps d’être » : murmures de la mémoire, mots et chuchotements du désir et de l’amour surtout, car telle est sans doute la flamme la plus forte qui nourrit ce transport de mots et d’images. « Mon amour femme méridienne extasiée […] tu balaies la nuit de ta robe d’oracle/ pour que nos gestes se reconnaissent » : et voici le plus suave ralentissement, la danse la plus exquise, la magie la plus sûre au milieu du voyage. Grand poète politique dans Mon pays que voici et dans d’autres parties de son œuvre comme Même le soleil est nu, Phelps est en effet l’un des maîtres de la poésie amoureuse, l’un des plus importants de la littérature québécoise. Pensons à des poèmes comme « Hélène aux yeux de grenier » ou encore « Le siècle se défait d’un long calendrier » où l’on peut lire ces deux vers admirables : « À ma fenêtre/ un vierge été de femme dresse ma table en arbre ». L’envergure réside donc non seulement dans l’ampleur de la voix, mais dans l’aptitude à dire toutes les inflexions de l’existence et les facettes du réel. Quand on prend aussi en compte les œuvres en prose, on doit conclure que la diversité des formes et des thèmes recèle en même temps une profonde unité qui tient à une constante célébration de la vie contre tout ce qui cherche à l’étouffer et à la réduire au silence. Située dans le temps et dans l’histoire, cette œuvre accède du même coup à une dimension intemporelle.

Même si c’est dans l’ordre de la poésie que l’écriture d’Anthony Phelps s’est surtout accomplie, on ne saurait négliger pour autant les qualités de son écriture en prose, notamment celle de ses romans. Loin de donner dans un registre impressionniste et de pratiquer un certain flou poétique, le prosateur Phelps se montre au contraire incisif, précis, vif, solidement ancré dans la réalité. Il a l’oreille juste pour la langue parlée et ses dialogues sont toujours crédibles et animés. La fiction s’appuie à la fois sur l’exactitude et le suspense de la représentation, comme dans ce passage de La contrainte de l’inachevé : « En sortant de la voiture climatisée, ils eurent la sensation d’entrer dans un four. La terre, les roches, les maigres touffes d’herbes, tout semblait rejeter au visage la chaleur du soleil qui plombait dru. Ils se dirigèrent vers une large étendue de terre boisée au bout du terrain vague et perçurent le murmure de l’eau. Des vêtements, des draps, taches de couleurs vives, s’étalaient sur des séchoirs de fortune : branches sèches, massif de ronces, grosses branches plates ». La qualité d’une telle prose fait écho au sens de la langue et du rythme que manifeste ailleurs le poète, mais en assumant pleinement sa dimension narrative, et sans effets littéraires trop appuyés.

J’ai souligné l’amplitude temporelle de cette œuvre, qui dépasse maintenant largement le demi-siècle. La continuité est indéniable, mais il faut préciser en même temps que Phelps a inscrit cette continuité dans la patience, dans un souci de la perfection que l’on pourrait comparer à celui de l’artisan. Ses recueils de poèmes viennent à leur heure, doucement mûris, jamais brouillons ou bâclés. Le titre du recueil Une phrase lente de violoncelle est à cet égard emblématique, même s’il est aussi lié à une fonction mémorielle : cette lenteur est aussi une forme de fidélité à la voix profonde, à une culture de la durée.

Il y a ce même sens de la durée dans l’écart d’une trentaine d’années qui sépare deux romans comme Mémoire en colin-maillard en 1976 et La contrainte de l’inachevé en 2006 : ces romans inscrivent tous deux un rapport inquiet et douloureux au pays natal, mais le second manifeste un mûrissement de l’écrivain et un élargissement de son imaginaire. La continuité, ici encore, est une expression d’une fidélité, à des thèmes certes, mais aussi à un travail proprement littéraire qui a dû s’accomplir au jour le jour. Ajoutons que la continuité de cette œuvre s’observe dans les rééditions que certains titres ont connues, notamment Mon pays que voici, Et moi, je suis une île, Celle du premier roman de Phelps, Moins l’infini, est annoncée en 2013 par l’éditeur parisien Le temps des cerises.

Le rayonnement d’Anthony Phelps et de son œuvre se mesure d’entrée de jeu par la diversité de ses lieux de publication : Haïti, Cuba, Italie, France et bien sûr le Québec. La persistance de ce rayonnement en France est particulièrement notable. Il faut noter en effet que dès 1969, la première parution de Mon pays que voici était salué par une pleine page de la revue Lettres françaises par un article très louangeur de René Lacôte, l’un des premiers critiques français à s’être vraiment intéressé à la poésie québécoise et à celle des Antilles et qui devait, en 1970, souligner de la même manière la parution de L’homme rapaillé de Gaston Miron. Dans cet important article, Lacôte soulignait la double appartenance de Phelps, né en Haïti, vivant à Montréal, et il affirmait : « Cette poésie est de celles qui nous font aller très loin dans l’âme d’un peuple, dans l’âme de tous les peuples meurtris et dépossédés d’un continent. » Une quarantaine d’années plus tard, la parution à Paris de la très belle anthologie Nomade je fus de très vieille mémoire, en 2012, montre que l’œuvre d’Anthony Phelps n’a cessé de trouver au loin, et notamment en France, des lecteurs attentifs. Dans sa préface, l’éditeur Bruno Doucey ne tarit pas d’éloges sur ce parcours poétique et il écrit : « Sa poésie est de celles qui aident à supporter la douleur de l’éloignement, à transformer en amulette la perte d’un royaume, à traverser l’exil à gué de la tendresse » et il y voit « la possibilité d’une patrie en archipel ».

Les échos de cette œuvre sont loin de se limiter à la France. Si elle a connu des traductions en plusieurs langues, en anglais, catalan, allemand, espagnol, italien, japonais, russe et ukrainien, l’auteur lui-même n’a cessé de répondre à des invitations à l’étranger. Ce qui frappe, c’est la variété des invitations qui ont été faites à l’écrivain surtout depuis la fin des années 1970. On ne s’en étonne pas quand on sait qu’Antony Phelps est non seulement un admirable diseur de poésie et qu’il peut donner de vive voix à son lyrisme sa pleine résonance, mais qu’il est aussi un écrivain de réflexion, capable de parler en toute clairvoyance de sa démarche, des enjeux littéraires contemporains, des questions de langue et des problèmes politiques. De nombreuses universités ont voulu l’entendre, notamment aux États-Unis, en Italie, au Japon. On l’a vu participer à des lectures ou des festivals de poésie à Paris et dans d’autres villes françaises, à Berlin aussi bien que dans des villes d’Amérique latine. Sans parler, bien sûr, de sa présence soutenue sur la scène poétique québécoise.

Cette présence insistante se mesure certes d’abord sur le plan éditorial, par le fait que plusieurs de ses ouvrages ont paru et continuent de paraître chez des éditeurs comme Leméac, le Noroît, Mémoire d’encrier, Triptyque, etc. Des anthologies comme La poésie québécoise des origines à nos jours et Les grands poèmes de la poésie québécoise lui font une place significative et le reconnaissent ainsi à part entière comme un poète du Québec. Sa participation à de nombreux événements littéraires et poétique est aussi à souligner : le Festival international de poésie de Trois-Rivières, le Festival Métropolis Bleu, le Marché (devenu le Festival) de la poésie, le Festival international de littérature, le Salon du livre de Montréal, à quoi il faut ajouter plusieurs prestations dans des Maisons de la culture.

À ces faits concrets s’ajoute une considération importante. Une littérature trouve aussi sa grandeur et sa maturité dans son aptitude à accueillir des voix venues de l’étranger et dont l’étrangeté continue de retentir en elle. De ce point de vue, Anthony Phelps agrandit de l’intérieur la littérature et toute la culture québécoise, notamment en faisant de la référence haïtienne un élément constitutif de l’espace imaginaire québécois, comme d’autres écrivains de ce pays caraïbe ont contribué à le faire.

Mais cet « agrandissement » tient aussi à la qualité littéraire de l’œuvre : toute littérature s’enrichit d’intégrer une voix poétique d’une telle présence au monde et d’une telle humanité. La contribution, à cet égard, ne se mesure pas seulement en termes quantitatifs, mais dans le fait qu’une culture vit d’abord de la persistance et de l’imagination de ses créateurs, de leur mémoire et de leur aptitude à l’invention. De ce point de vue surtout, la contribution d’Anthony Phelps au Québec est à la fois singulière et inestimable.

—Pierre Nepveu pnepveu@videotron.ca

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