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Les implications malheureuses de l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française

—par Tontongi (Eddy Toussaint)

Bien que l’annonce de l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française m’ait un peu éberlué, quand je l’ai sitôt entendue, après une courte réflexion, j’ai réalisé, qu’après tout, ça suit une certaine logique quant à l’objectif principal pour lequel l’Académie a été fondée, quatre siècles plus tôt, par le cardinal Richelieu, le premier ministre de Louis XIII : défendre, légitimer et valoriser la langue française. Élire à l’Académie un homme qui a passé toute sa vie à écrire en français, en dépit de l’attraction de l’anglais et de l’imploration du créole haïtien, est un choix bien méritoire.

Je n’ai lu jusqu’ici aucun des livres de Dany Laferrière, simplement par manque d’intérêt. J’étais pourtant, durant les années 1980, un lecteur assidu de sa rubrique hebdomadaire à Haïti Observateur, un journal de droite mais qui a fait montre de courage à l’époque en combattant le régime duvaliériste dans un moment où il était suicidaire de le faire.

Il y avait un air frais qui émanait du journal sitôt que Laferrière commençât sa rubrique. En tant que l’un des journalistes précurseurs de la presse dite indépendante dans l’hebdomadaire Petit Samedi Soir, Laferrière venait au journal avec quelque prestige. Il n’était pas grand penseur, ni le plus raffiné des artistes de la langue française, mais il trouvait une manière de provoquer qui attirait plus d’un. Son écriture était simple, coulante, avec une ironie étudiée, admirable pour son style. Il était anti-duvaliériste par habitude, mais il ne formulait aucune critique sur la politique affreuse de Ronald Reagan en Amérique latine et au Moyen-Orient. Le même était vrai pour son journal.

Heureusement, je n’ai pas à juger de la valeur littéraire de l’œuvre de Dany Laferrière. Je présume que les Académiciens français ont un goût bien cultivé de ce qui est bon ou pas dans ce domaine. Frantz-Antoine Leconte, spécialiste de Roumain et de Depestre, le croit grand écrivain, ainsi que les jurys de grands prix littéraires comme le Medicis ou le Metropolis Bleu.

Il est évidemment talentueux, ce n’est pas mon propos ici avec lui. Je le juge d’après la conception sartrienne du rôle de l’écrivain, de la responsabilité qui lui est incombée de désaliéner son art en se solidarisant avec l’humanité souffrante. Cela il ne l’a pas fait, au moins depuis son exil d’Haïti il y a plus de trente ans (il y est retourné récemment dit-on). Son choix d’une littérature de divertissement et d’évasion ne le disqualifie évidemment pas aux yeux des Académiciens, loin de là ; et c’est bien compréhensible, surtout s’il joue sans reproche son rôle de promoteur de la francité.

L’attaque gratuite contre les frères Laraque

En juillet 1984, dans sa rubrique hebdomadaire à Haïti-Observateur, Dany Laferrière a lancé une attaque de front contre les frères Laraque, Paul et Franck. Dans un livre à paraître très bientôt, Franck Laraque a revisité cet incident, voici ce qu’il en dit :

« Un jeune journaliste, exilé à l’étranger, que par solidarité avec l’opposition intérieure Paul et moi avions invité à manger et à passer la fin de la soirée chez nous, nous a gratifiés cinq ans après d’une diatribe à tout casser. Dans son article “New York : Les frères Laraque” publié dans Haïti-Observateur du 13–20 juillet 1984, Dany Laferrière conte lamentablement et dans le style kk kabrit (multitude de petits grains secs et solitaires) : “Les frères Laraque chassent séparément, et de manière curieuse. Le cadet, Frank, poursuit le gibier, l’attaque, le tue et le ramène à Paul. J’ai utilisé cette métaphore guerrière parce que Frank Laraque, pour ceux qui le connaissent, ressemble à un aigle. C’est un curieux oiseau de proie, maigre, efflanqué, le visage émacié en lame de couteau, les yeux rapprochés, le tout sur de longues jambes pareilles à des échasses. Paul Laraque, lui, ressemble à un St Bernard. Ces deux hommes symbolisent aussi New York. J’ai passé avec eux une nuit inoubliable. C’était, il y a cinq ans. Une nuit de 31 décembre. Frank Laraque était venu me prendre à la maison pour m’emmener souper chez lui… Frank Laraque est obsédé par la question de la violence… Frank Laraque m’a, alors, amené à Paul. Je pense à Frank comme à un aigle qui a fait sa niche au cœur d’un diamant. Un aigle solitaire et furieux… Paul Laraque me parut, ce soir-là, mou, calme, apaisé comme un Bouddha assis… Paul Laraque n’est pas naïf ou plutôt il refuse de l’être, et c’est dommage. Pour vous rendre compte du désastre, lisez ses articles… Les textes théoriques de Paul Laraque sont affreux, lourds et mal écrits. Ce sont de pénibles pensums.” Paul et Franck ne se sont pas offusqués outre mesure du comportement de Laferrière, un bonhomme en quête de notoriété à tout prix. Paul s’est contenté, en notre nom, de le remettre à sa place, dans un éditorial d’Haïti Progrès du 18-24 juillet 1984 intitulé “Le Bouffon du roi”. En voici quelques passages : “C’est à dessein qu’elle grossit ou invente les défauts, mais elle peut avoir un but moral ou politique. Il arrive aussi qu’elle révèle, de façon inattendue, les faiblesses congénitales du caricaturiste… Calomnie et mouchardage du plus bas étage à une époque où le maccarthysme renaissant aux États-Unis repère déjà ses victimes… Aujourd’hui au service d’Haïti-Observateur, comme par hasard, il a “carte blanche” pour dénigrer des patriotes progressistes qui, il y a cinq ans, l’avaient accueilli avec la fraternité due à un frère de combat, mais qui ont eu le tort de devenir les cibles de la droite… une certaine presse et les provocateurs à sa solde tentent d’éliminer politiquement, par tous les moyens possibles—tentatives infructueuses de récupération, fausses dénonciations, procédés diffamatoires, etc.—les patriotes qui mettent en question non seulement la dictature duvaliériste mais le système d’exploitation et d’oppression dont elle est à la fois l’aboutissement et l’instrument ainsi que l’impérialisme, en dernier ressort, la cause principale de nos malheurs… Il est possible que mes écrits, comme le crie Dany Laferrière, manquent de grâce ; j’avoue que ce n’est pas mon souci devant la situation intolérable des masses haïtiennes. J’ai toujours préféré la générosité à la grâce. Mais, dans le miroir déformant de l’humoriste, il n’y a pas de place pour la générosité. Ce qu’il cherche chez l’homme, c’est sa ressemblance apparente avec la bête, non la flamme du cœur ou la lumière de l’esprit. Ce qui l’attire par-dessus tout, c’est le cirque, la jungle-pour-jouer, où le clown est roi. Cette clarification nécessaire une fois faite, pour la pleine édification de l’opinion publique, nous déclarons, en effet, refuser de tomber dans le piège des provocateurs et d’entamer une polémique-diversion avec Dany Laferrière qui n’a absolument rien à dire face à la tragédie de notre peuple en lutte contre la dynastie duvaliériste, l’oligarchie locale et la domination étrangère. Quant à nous, envers et contre tous, maîtres et laquais, nous restons fidèles à la patrie et à nous-mêmes : Haïti d’abord !”

Pourquoi donc en parler aujourd’hui après tant d’années ? À cause de la résurgence du duvaliérisme intronisé, cette fois-ci, par Martelly mis au pouvoir par les Clinton, séduits par l’image d’un bayakou comme président-sauveur avancée par Amy Wilenz que nous avions critiquée et rejetée. »1

Dans un article consacré à Paul Laraque que j’ai publié dans Haïti-Progrès du 21 au 18 septembre 1984, « La poésie comme arme de combat », j’ai déploré l’attaque gratuite contre les Laraque en ces termes : « Quand le chroniqueur haïtien Dany Laferrière, dans sa rubrique “Carte Blanche” à Haïti-Observateur, a cru bon de blaguer sur la production littéraire de Paul Laraque, qu’il trouve trop mince en trente ans d’écriture, la réponse de celui-ci dans Haïti-Progrès a été substantiellement claire bien qu’indirecte, elle peut se résumer ainsi : “Si je n’ai pas tant produit, poétiquement parlant, durant ces années, ce n’est pas que j’aie été paresseux ou ininspiré, c’est parce que la réalité politique m’exigeait un engagement autrement important.” » À la mort de Paul Laraque en 2007, j’ai ajouté le suivant commentaire en pensant à cette épisode : « Ironiquement dans trente ans de métier d’écrivain, avec une riche production d’œuvres à son actif, ce qu’on retient de Dany Laferrière c’est la caricature du Noir sursexué fétichisé par les Blanches. » L’élection à l’Académie française a certainement changé ce verdict, maintenant et désormais on dira aussi qu’il est le premier Haïtien ou Haïtien-Canadien à être élu à l’Académie française. Mais changera-t-elle le verdict sur le caractère non pertinent de son œuvre ?

Réactions : Le nègre jouisseur et donneur de jouissance en habit vert

L’écrivain Manno Eugène a bien cerné les implications qui entourent l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française quand il fait allusion à la possibilité qu’elle puisse « bloquer » les progrès de l’Akademi Ayisyen, dénonçant en passant le fait que la loi sur celle-ci « moisit encore dans les bureaux de la présidence depuis son passage il y a plus de huit mois », attendant d’être publiée dans Le Moniteur comme la loi l’exige. Dans cette note où il exprime aussi un tant soit peu d’hommage envers Dany Laferrière, Eugène nous avertit du danger de tomber dans la francophilie démesurée : « Cependant, faites attention à ne pas devenir un écrivain commandeur, un “commandeur” intellectuel qui défend les intérêts de la langue du colon, de la culture du blanc et de la civilisation de l’ancien maître, dans le mépris de l’intérêt humain, dans la négligence de l’intérêt national ! »2

Dans une lettre ouverte adressée à « Dany le vert », en allusion à l’habit vert des Académiciens, le fameux littérateur-publiciste français, Bernard Pivot, membre de l’Académie Goncourt, lui a rendu hommage pour son élection, rappelant aux lecteurs qu’il était familier avec lui, et appelle l’élection une « judicieuse initiative », il continue, parlant des Académiciens français : « Appeler à eux un Haïtien-Canadien, alors qu’il n’y a pas si longtemps ils avaient découragé Jorge Semprun sous prétexte qu’il était espagnol, prouve qu’ils ont compris que la langue française est la seule nationalité qui compte. » Pivot semble le féliciter pour avoir résisté la recommandation « de défendre le créole contre le français dominateur. (…) Vous êtes arrivé au Québec pour vous entendre conseiller de défendre le français contre l’anglais impérialiste. Quelques années après, résidant à Miami, vous avez été un peu surpris que l’on vous exhorte à défendre l’anglais contre l’envahissant espagnol. Où que vous alliez, il y a une langue qui souffre. Le français en France aussi ». Pivot a bien saisi la solennité de l’événement, fin connaisseur qu’il est de l’osmose collaborative entre pouvoir, savoir et divertissement : « Il ne vous a pas échappé, cher Dany Laferrière, que votre triomphe s’est inscrit symboliquement dans une période historique, entre la mort et les obsèques de Nelson Mandela. À quoi il faut ajouter, quoique l’événement ne soit pas de la même dimension, l’élection à l’Académie des beaux-arts du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, premier Noir à entrer dans cet aréopage. (…) Yourcenar était la première femme à entrer chez les immortels alors que, après Léopold Sédar Senghor, vous n’êtes que le second Noir. »

Tout comme les facéties du président haïtien dont la ci-devant propension à utiliser son corps pour divertir son audience n’avait pas nui à son investiture de la plus haute fonction de l’État haïtien, les fétiches érotiques de l’œuvre de Laferrière sont, aux yeux de Pivot, des palmes d’honneur qu’il cite admirablement pour supporter la qualification de l’auteur : « Vos débuts sur une Remington 22 d’occasion, d’où est sorti Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Puis, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? Vos conseils à de jeunes écrivains. “On sait qu’un chapitre est bon si on a envie d’aller pisser après l’avoir terminé.” “La première qualité d’un écrivain, c’est d’avoir de bonnes fesses.” On voit que vous n’oubliez pas le corps. » Pourquoi l’oublierait-il quand il sait bien que c’est ce qui intéresse le plus son public ?

Évidemment, Laferrière amuse, comme jadis les esclaves du temps de la colonie, ce qui indigne toutefois, c’est cette perpétuation de l’image stéréotypée du Nègre sursexué, bouffon, jouisseur et donneur de jouissance que l’Académie française et ses apologistes comme Pivot semblent privilégier dans l’appréciation de la littérature haïtienne.

Trente ans avant, Léopold Senghor a été sélectionné comme « immortel » par l’Académie française pour à peu près le même objectif. L’attraction initiale et le potentiel révolutionnaire de la négritude avaient menacé la primauté de l’eurocentrisme comme à la fois idéologie dominante et référent paradigmatique, la francité l’a sauvé de ce péril. En embrassant Senghor, l’Académie avait finalement consacré la mise en tutelle de la négritude qui devient entre-temps une mode littéraire comme les autres. Le père de l’indigénisme haïtien (considéré à l’origine de la négritude), Jean Price-Mars, a été un fier défenseur de la francité à l’encontre du créole haïtien. Dégénéré en noirisme avec Duvalier, la revendication révolutionnaire de l’affirmation de l’Autre qui caractérisait l’indigénisme ou la négritude plus tard, est finalement perdue dans la confusion. Aujourd’hui, à part les belles phrases pompeuses sur la sensibilité nègre et le rationalisme grec, on ne retient pas grand-chose de la négritude.

On a dit que Laferrière a soumis lui-même sa propre candidature à l’Académie. J’imagine l’enthousiasme qui brille aux des Académiciens en voyant le potentiel de propagande à moindre frais qu’une telle candidature leur offre. En effet, à part l’avantage de retarder la progression du créole haïtien dans le système de valeur de l’intelligentsia haïtienne, une tendance qui est actuellement en cours, l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française offre une grande opportunité additionnelle d’exhiber la générosité française dans un moment où la France est critiquée pour son refus de restituer à Haïti la fortune forfaitaire qu’elle soutirait à Haïti dans l’imposition de l’indemnité de 1825.

La critique canadienne Andrée Ferretti, dans un commentaire largement circulé, a déploré le fait que Dany Laferrière « a conquis sans coup férir le siège numéro deux de l’Académie française, simplement parce qu’il a eu la témérité de présenter sa candidature au seul nom de lui-même ». Seulement quelques lignes plus bas dans son court exposé, Ferretti dénie la québecité de Dany Laferrière, parce que « lui-même, avec raison, ne rendra grâce de son élection qu’à la puissance, la créativité et la beauté de la culture haïtienne. (…) Depuis son Haïti natale, entre la Floride et la France, Dany Laferrière n’a toujours été que de passage au Québec. » Ferretti ne reste pas là, elle compare Laferrière négativement aux écrivains canadiens de souche : « Incontestablement excellent écrivain, il n’a pas pour autant le génie de nos Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Marie-Claire Blais, pour ne nommer que nos plus grands. Sa force admirable, et que j’admire au plus haut point, réside toute entière dans sa certitude que la reconnaissance de la valeur d’un être comme d’une œuvre tient essentiellement, en notre époque consumériste, au talent de la monter en épingle. »

C’était assez pour déclencher la verve épistolaire de Robert Berrouët-Oriol, grand polémiste de l’ancienne école qui, dans une lettre ouverte, use son excellente amabilité d’écrivain pour démonter Ferretti. Son arsenal inclut l’ironie déshabillante, la répétition, l’humour provocateur et la fausse sympathie : « Votre brûlot, Madame, campé sur les précaires béquilles du mépris et de la haine de l’Autre, est une violente et mortifère insulte infligée à la fois aux Québécois dits de très ancienne souche, aux Haïtiens ayant ici pris racine dans notre hospitalière “québécitude”comme aux Haïtiens vivant en Haïti. » Il dénonce en particulier ce qu’il appelle l’« empressement à outrager et à déshumaniser l’Autre, l’Haïtien, celui qui peine sur une île de tragédies, vous vous êtes enfermée dans une “insanitude” nationaliste de repli schizophrénique sur soi et, en un compulsif et pusillanime déni de réalité, Madame, vous taisez l’essentiel, ce qui ici au Québec nous éclaire et nous unit. » À vrai dire le bien-fondé de la dénonciation de Berrouët-Oriol réside plus dans son intuition à détecter le racisme subconscient de Ferretti que dans les propos réels qu’elle avance dans le texte incriminé. Apparemment sa réputation de sympathisante de la droite social-chrétienne canadienne l’a devancée, et son allusion aux Haïtiens comme vivant « aux crochets de la charité universelle » a particulièrement irrité Berrouët-Oriol. Il trouve des mots éloquents pour défendre ses compatriotes : « [Vous] vous privez d’une instructive visite dans les campagnes haïtiennes où vous auriez pu constater que les paysans (60% de la population) travaillent durement et dans la dignité, loin de cette prétendue “charité universelle” dont ils ne connaissent guère l’onction salvatrice, et encore moins les miracles et les mirages, voire les “progrès”. Vous semblez vouloir confondre l’agenda des puissances dites “amies” d’Haïti qui programment et assurent le non-développement du pays de concert avec les pouvoirs d’État erratiques et prédateurs de l’après 1986. Vous semblez prendre pour acquis que la corruption généralisée dans les plus hautes sphères de l’État haïtien, la vassalisation et le mercenariat du système judiciaire haïtien, les dérives totalitaires et la posture de mendicité de l’actuel Exécutif néo-duvaliériste Martelly-Lamothe sont une fatalité condamnant Haïti à vivre “aux crochets de la charité universelle ”… » Finalement, citant les exploits libérateurs des valeureux ancêtres haïtiens, Berrouët-Oriol exprime le souhait que le peuple haïtien « saura rééditer cette épopée en brisant les chaînes de la corruption, de l’injustice, de l’impunité et de la pauvreté, savamment entretenues par la communauté internationale “amie ” réunie maintenant dans un “Core group” dont le Canada est un membre très actif ». On regrette simplement que la force admirable d’un tel réquisitoire soit mise au service de la défense d’un homme qui ne partage guère son idéal revendicatif.

Le linguiste Hugues St-Fort a trouvé l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française « extraordinaire », étant donné, dit-il, « la présence parmi les candidats de Mme Catherine Clément, superbe philosophe, bien connue dans le monde universitaire français pour la qualité et la quantité de ses textes académiques, et auteure de plusieurs ouvrages de fiction. Mais peut-être que Catherine Clément a eu contre elle le fait d’être une féministe qui ne mâche pas ses mots… » St-Fort estime que « cet honneur rejaillit aussi sur Haïti, notre pays, et sur notre littérature. (…) On a dit que le bon profil académique pour être élu à l’Académie française réside dans ces trois critères : “du talent, de la notoriété et être de bonne compagnie” ». Il pense que Laferrière possède les trois à en revendre. Comme on s’y attendait après une telle consécration, la comparaison avec d’autres écrivains haïtiens suit la logique : « Alors, se demande St-Fort, Dany Laferrière, le plus grand écrivain haïtien de langue française ? Malgré la consécration qu’il vient d’obtenir en devenant un Immortel, je me garderai bien de dire cela. Mon écrivain haïtien de langue française, toutes époques confondues, restera Emile Ollivier. »

Le panache de cet habit vert, coiffé du bicorne, avec cape et épée que les Académiciens revêtent a été conçu sous le Consulat napoléonien, seulement quelque temps avant l’invasion pour remettre ces négros de Saint Domingue à leur place. La France impériale est revécue dans la solennité du rituel. Cette imagerie agrandit d’autant plus l’élévation de la gloire qu’elle est transhistorique, et plusieurs fois centenaire, et tient lieu dans un moment où Haïti est en agonie. On sent le sentiment de fierté que ressentent un grand nombre d’Haïtiens pour la nomination de l’un des leurs, un compatriote, à cette vénérable institution. Lisons par exemple Max Dorismond dans Haïti Connexion : « À titre de rayonnement international et de visibilité, et ce, à tous les points de vue, c’est une personnalité médiatique appréciée. Romancier, poète, scénariste et cinéaste, sa prodigalité littéraire et son origine afro-antillaise le prédestinent tout comme le sénégalais Léopold Sedar Senghor au panthéon de la gloire. Son écriture, qui privilégie un style autobiographique, en fait un élément original dédié à décrire l’exotisme d’une île qui berce encore aujourd’hui le subconscient du dernier des aventuriers à la recherche du paradis perdu. »

Un correspondant du Monde à Port-au-Prince, Arnaud Robert, place l’événement dans un contexte plus local, en rapport à la réalité empirique en Haïti : « C’est le paradoxe haïtien. Quatre ans après le séisme du 12 janvier 2010, des chantiers sont menés partout dans l’île, et pourtant rien ne semble avoir changé pour ce peuple dont l’écrasante majorité se bat pour un toit et sa pitance ; la tension politique ne cesse de croître, les commerçants se plaignent d’une crise lancinante et les incantations du gouvernement pour l’unité nationale semblent flotter dans l’air tropical. Mais il y a la culture. » Oui, il y a toujours culture, cette commodité qui reste quant tout vous est ravi. Malheureusement, il semble que même la « culture » fait partie du paradoxe : « Il faut être étranger pour y voir une contradiction : la majorité de la population est analphabète, mais les écrivains sont vénérés ici comme des figures héroïques. Ils sont les témoins d’une île qu’on ne submergera pas. » Dans son reportage, Robert mentionne les dernières sensations culturelles en Haïti comme la Ghetto Biennale, la foire artistique qui réunit musiciens, sculpteurs, peintres, poètes, rappeurs, etc., sur la grand-rue et dans d’autres bidonvilles haïtiens, dont la principale organisatrice est Leah Gordon, photographe britannique : « La Ghetto Biennale, avec ses déficiences et ses ambitions, dit beaucoup du rapport à l’homme blanc dans ce pays. Le besoin immense d’argent place les artistes haïtiens dans une position pénible d’attente face aux visiteurs étrangers. On essaie ici de rompre la logique du marché, comme le souhaite la curatrice de l’événement, Leah Gordon. Mais les nécessités sont telles que la Biennale finit à chaque fois par ressembler à un marché artisanal où les tableaux de caoutchouc recyclé cuisent sous un soleil accablant. »

Arnaud Robert finit par reconnaître les limites des bons sentiments et des discours noirs-et-blancs : « Rien n’est simple en Haïti. On pourrait penser que cette effervescence culturelle est un cache-misère face au défi renouvelé d’une nation qui ne parvient pas à se reconstruire, puisque, au fond, elle n’a jamais été construite. On pourrait se dire aussi que ces manifestations, ces revues, ces installations minimalistes et ces écrivains à l’Académie ne concernent qu’une infime élite, aux antipodes des questions qui taraudent les affamés. On aurait raison. On aurait tort. Car les allers-retours sont incessants entre les deux mondes. » Ce sont de très bonnes questions, spécialement quand on a vu comment la misère haïtienne est exploitée par plus d’un comme un gisement de profits et de tremplins pour l’ascension sociale.

Marcus Garcia a trouvé des mots émouvants pour parler de ce « petit Haïtien prenant place parmi les Immortels ». Il parle affectueusement de son « Dany » dont on sent qu’il en est familier, son Dany de la dite presse indépendante « qui aurait bien pu avoir nourri ce rêve depuis les longues randonnées à travers les rues de la capitale haïtienne hantées par la police politique du régime dictatorial de Duvalier fils, surnommé Baby Doc, lorgnant pour journalistes, militants, écrivains, artistes ou tout autre jeune hors des normes fixées par le père de la dynastie, Tyrannosaurus Papa Doc ». Le Dany qui met son talent « au service de l’audace… (…) Et comme il était trop risqué de rêver devenir le nouveau Jacques Stephen Alexis, célèbre romancier haïtien tué par le régime “tonton macoute” en débarquant les armes à la main, alors va pour “the Great Gatsby” ou Walter Cronkite, le monstre sacré de la télé américaine. Va, pourquoi pas, pour l’Académie Française ! Rien n’est trop grand pour le rêve. » Marcus a le droit d’être jubilant, au nom de la mémoire de jeunesse. Nous le lui pardonnons.

Quant au professeur Gérard Bissainthe, il a touché le sujet au vif dans un court commentaire bien succinct : « Dany Laferrière passera malheureusement à l’histoire comme l’écrivain haïtien qui a été élu à l’Académie Française dans un contexte de tutelle-occupation militaire étrangère partiellement française d’Haïti, une situation que les tuteurs et plusieurs de leurs victimes ou complices font hypocritement semblant d’oublier en la camouflant sous le nom “d’opération de stabilisation” ». Il établit l’analogie avec l’élection de Senghor, trente ans plus tôt : « Senghor, le premier “Nèg-Tèt-Grain’n” qui était entré à l’Académie Française, n’avait pas fait mieux, sauf que dans son cas la tutelle française sur le Sénégal était non partielle mais totale. Disons que Dany Laferrière, en tant qu’écrivain haïtien, “min’m nou min’m lan”, au style délié et agréable, aurait mérité mieux que cela ». Il a noté que la Française, Madame Sylvie Bajeux, chargée de mission officieuse de la France, a reçu la Légion d’Honneur : « [À] l’instar de son époux également français, feu Jean-Claude Bajeux, un des artisans les plus zélés et les plus efficaces de l’implémentation de cette tutelle-occupation militaire étrangère, elle pourra dire en tout cas avec pleine satisfaction en recevant sa distinction : mission accomplie. » Bissainthe a rappelé qu’il avait envoyé à la France il y a quelques années « les Palmes Académiques qui m’avaient été décernées “pour services rendus à la culture française”, sans que je les aie demandées ni même désirées, à l’époque où j’étais Vice-Président de l’Association Américaine des Professeurs de Français pour l’Etat de New York. Je ne regrette ni les services rendus ni les palmes rendues ». On admirera chez Bissainthe cette clairvoyance à détecter dans l’élection de Laferrière un subterfuge pour perpétuer la domination de la France en Haïti par moyens détournés : « Une autre France est en gestation. Une autre Haïti est en gestation. Ce ne sera pas comme aujourd’hui le triomphe de Rigaud. Mais le triomphe de Toussaint, qu’applaudira Sonthonax. »3

Implications : Pionnier ou clerc néocolonial ?

Venant à un moment où des membres de plus en plus nombreux de l’intelligentsia haïtienne commençaient à embrasser le créole haïtien comme langue identitaire légitime par rapport à une langue et culture françaises élitistes et méprisantes de leur langue et valeurs africaines, les questions fondamentales à poser sont celles-ci : Dans quelle mesure cette élection n’est-elle pas un effort de perturbation de cette nouvelle orientation ? Dans quelle mesure cette élection ne crée-t-elle pas un nouveau pseudo-critère de perfection littéraire que seuls les plus francophiles des écrivains haïtiens peuvent atteindre ? Est-ce Laferrière un pionnier qui trace le chemin de la gloire de la littérature d’expression française, ou un clerc néocolonial à la merci de l’impérialisme culturel français ?

Le choix de Dany Laferrière est certainement une reconnaissance par la vénérable institution de la qualité de la littérature haïtienne d’expression française. Mais ce qui nous rend inconfortable avec l’élection, c’est son timing, son incidence dans un moment où l’intelligentsia haïtienne, jusqu’alors francolonisée jusqu’à la pie, est en train de réévaluer l’importance d’une langue créole valorisée dans l’authenticité identitaire, et même dans le projet de développement économique des Haïtiens.

La fondation de l’Académie française a été importante pour la langue française en 1635, comme celle de l’Akademi Ayisyen est importante pour le créole haïtien aujourd’hui. Cependant, de même que l’élection d’un écrivain français à l’Académie française ne pèse pas pour grand-chose en France, de même ça ne devrait pas être un big deal en Haïti. La tendance à en faire un sujet important participe du réflexe colonialiste qui continue de miner la relation entre la France et Haïti.

J’ai utilisé l’exemple glorieux de l’Académie française face à l’impérialisme culturel du latin pour illustrer l’importance d’une académie pour le créole haïtien, tout en regrettant le rôle de pilier de l’impérialisme culturel du français que l’Académie française était amenée à jouer à son tour. Ça ne devrait pas être le cas nécessairement pour le créole haïtien. Une académie peut être un mécanisme institutionnel pour consolider la légitimité d’une langue infériorisée par une langue dominante, sans tomber dans le chauvinisme linguistique. Les empires sont linguistiques autant qu’ils sont militaires, économiques et politiques. L’exemple français a montré qu’une langue dominée peut reverser la trame et devenir dominante. Comment ça ? Simplement parce qu’elle a été mise, comme la langue française l’a montré à travers la francité, au service d’un agenda politique qui fixait la domination d’autres peuples au nom de l’universalité. Haïti ayant pris naissance sur le principe de la libération des peuples, une académie créole haïtienne peut adopter le principe de la complémentarité des langues et des cultures dans l’expérience de la vie. Une complémentarité basée sur l’égalité et sur la reconnaissance que chaque langue et culture enrichissent l’expérience de la vie.

Outre que le sentiment passager de flatterie que j’éprouve pour le choix d’un compatriote, praticien comme moi de la littérature haïtienne d’expression française, à la très convoitée chaire de l’Académie française, j’ai ressenti aussi un sentiment de gêne quant aux implications du choix. Il suggère qu’Haïti est une ancienne colonie française qui, malgré ses valeureux combats contre la colonisation et pour l’autodétermination nationale des peuples, demeure une néo-colonie passible des lois et coutumes institutionnelles françaises.4 Loin de conférer un honneur qui validerait la contribution haïtienne à la très belle littérature d’expression française, l’élection de Dany Laferrière participe d’une astuce—inconsciente ou prédéterminée, ça ne fait pas de différence—pour redorer l’image de marque du français et élargir en même temps son champ d’application et de revalorisation dans un moment où il perdait du terrain (et semble de plus en dépassé) par rapport à l’anglais.

À lire le genre de littérature qu’il produit, ou seulement, comme dans mon cas, les notes de presse de l’édition ou des clichés gonflants de la quatrième de couverture, il devient clair qu’il sied à la perfection le profil du clerc néocolonial—figurativement parlant, bien entendu—qui aide à l’articulation des procédés de fonctionnement du système sans à rendre compte de ses méfaits.

S’il y a big deal, en fait, ce n’est nullement dans l’élection d’un Haïtien à l’Académie française, quelque pompeuse cette élection puisse paraître. Le big deal, c’est l’évolution d’une langue méprisée—le créole haïtien—, parlée par les masses des enslavés et leurs progénitures, les exclus d’aujourd’hui, au rang de langue respectée, jugée identitaire, par un nombre grandissant des membres de l’intelligentsia haïtienne. Le big deal, c’est le passage en 2012 par le Parlement haïtien de la loi sur la fondation de l’Académie Créole Haïtienne, une loi présentée et soutenue par une coalition d’écrivains, de professeurs et de leaders du vodou. L’ampleur de la sympathie envers la création de l’Akademi Kreyòl Ayisyen, comme elle s’appelle en haïtien, m’avait personnellement surpris, venant surtout d’un si large secteur des intellectuels haïtiens.

Trente ans après la réception du Sénégalais Léopold Senghor à l’Académie française, les réflexes colonialistes n’ont en rien changé. La négritude de Senghor avait voulu introduire l’Autre dans un niveau favorable, sinon égalitaire, dans le rapport de pouvoir de l’intelligentsia mondiale, mais en utilisant ce que Sartre appelle « l’appareil à penser de l’ennemi » pour le combattre, c’est-à-dire sa langue, en l’occurrence le français, ces penseurs avaient du coup perverti leur objectif. Car la langue du colon, en tant que l’un des rouages de son « appareil à penser », participe dans la situation de domination et d’exclusion du colonisé. Dans le cas d’Haïti où tout un assemblage de mécanismes culturels conspire pour maintenir le statu quo d’oppression, un écrivain qui prétend le « transcender » est soit un idiot naïf, ou soit un agent—conscient ou non—de l’impérialisme culturel.

Dans son essai « Orphée noir », Jean-Paul Sartre a touché la contradiction fondamentale des écrivains francophones progressistes des Antilles et d’Afrique qui utilisent le français, « l’appareil à penser de l’ennemi » pour présenter un projet de libération de la conscience. Cependant, dit Sartre, « l’oppresseur est présent jusque dans la langue qu’ils parlent (…) il s’est arrangé pour être l’éternel médiateur; il est là toujours, jusque dans les conciliabules les plus secrets. » Concernant les écrivains de la négritude en particulier, qui croyaient utiliser la langue française pour la détruire ou la « défranciser », Sartre dit que c’est encore là des « chausse-trapes » car l’usage même de la langue imprègne leur surmoi inéluctablement « les mots blancs boivent [leur] pensée comme le sable boit le vent ».

En n’ayant pas contesté la suprématie du français comme l’unique expression écriturelle du parler haïtien, les écrivains francophones haïtiens avaient fait justement cela : internaliser « l’appareil à penser » du colonialisme, et accepter, de fait, comme allant de soi, la superstructure mystificatrice de la bourgeoisie haïtienne.

Dans un pays bilingue normal où la parité entre les deux langues est assurée et respectée, l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française aurait été un grand honneur, mais en Haïti où le choix de langue est servi pour épater, dominer et exclure, l’élection de Laferrière nous paraît plutôt suspecte, s’apparentant à une manœuvre pour préempter la tendance positive actuelle vers la valorisation du créole haïtien. Vue dans la perspective altéritaire de cette problématique, l’élection de Laferrière peut résulter d’être non pas une distinction honorifique favorable qui gratifie aux yeux de l’intelligentsia française l’apport considérable de la littérature d’expression française hors de France, mais plutôt un subterfuge tactique pour revaloriser dans l’imaginaire haïtien la francité pseudo-identitaire qu’on veut lui imposer.

Étant donné que l’Académie française ne joue plus aujourd’hui le rôle d’arbitre littéraire suprême que certains voulaient lui faire jouer, son impact sur le standing de la francité en France et hors de France est minimal. En fait, ces derniers temps, l’attitude conventionnelle est de regarder l’Académie française comme plutôt une barrière à la grandeur littéraire, pensez Rousseau, Breton, Sartre, Genet, Colette ! En un sens, excluant le peu de cas où elle redore l’image de marque de l’élu « immortel », l’élection à l’Académie française est totalement non pertinente à l’influence actuelle ou la valorisation littéraire posthume de l’écrivain.

L’usage de la langue comme outil de domination

Le choix du français a été un choix politique fait par la nouvelle classe dirigeante haïtienne dès le premier jour de l’indépendance, bien que la plupart des dirigeants de la révolution fussent des créolophones. Comme je l’ai dit dans Critique de la francophonie haïtienne : « Or, les envolées idylliques des écrivains francopholâtres, et leur appropriation de la culture de l’ancien maître comme garant du prestige civilisateur n’ont jamais été bien vues par celui-ci. En fait, la bourgeoisie française de France considérait la littérature d’expression française d’outre-mer comme une littérature mineure, une miséricordieuse singerie. Plus tard, en 1915, après leur occupation d’Haïti, les Étatsuniens ridiculiseront ces “négros prétentieux” qui parlaient la langue de Voltaire. » De là à l’élection à l’Académie française, c’est certainement un grand pas…

Traité pour longtemps comme un vulgaire « patois » qui n’avait tout simplement pas droit à la majesté de l’écriture, l’usage écriturel du créole restait confiné dans une sorte de ghetto culturel, en périphérie de la centralité gallique et anglophone, cela malgré le fait que le créole soit la langue principale de 99% des Haïtiens. On préfère se servir du créole comme matière première pour écrire des chefs d’œuvres en français.

Comme tant d’autres écrivains haïtiens de sa génération et avant, Dany Laferrière utilise le français comme si le créole n’existait pas ; à vrai dire, contrairement à ceux-ci, il ne prétend même pas brandir la défense de la culture ancestrale africaine comme garant exutoire, il se contente sans complexe d’une littérature de divertissement dans la seule langue qu’il juge légitime : le français.

L’imposition de l’ethnocentrisme ou linguocentrisme colonial sur les peuples dominés—soit-il la francité, l’hispanité ou l’anglicité—est un outil de poids dans le projet colonial. En tant qu’arme culturelle du colonialisme (ou de l’État moderne néo-colonialiste), à la fois le simple emploi et les références philosophiques et idéologiques des langues coloniales participent du projet à l’hégémonie culturelle et langagière qui est partie intrinsèque de l’hégémonie politique, économique et militaire. La francité et son organe institutionnel, la francophonie, sont aujourd’hui en péril face à l’hégémonie de l’anglais, la langue des recherches avancées, de l’ordinateur et du stock market. Comme je le rappelle dans Critique… : « Mais il ne faut pas oublier qu’avant d’être sur la défensive, le français et la culture française ont été hégémoniques et constituent, en termes pratiques, la principale cause de la ghettoïsation et de la zombification de la langue et de la culture créoles haïtiennes. (…) Le paradoxe de la domination de la francité en Haïti, c’est quand bien même elle a réussi à imposer la langue et la culture assimilées d’une minorité dominante comme étant le référent universel qui confère valeur et ordre de grandeur dans la société en général, elle a en même temps laissé un héritage désolant qui, quand mis à jour et appréhendé dans le contexte historique concret, démystifiera ses plus extravagantes prétentions quant à sa contribution pratique dans la formulation et la dissémination de la connaissance. (…) Après plus de trois siècles de domination culturelle du français, la population haïtienne reste encore de 70% à 80% analphabète à la fois en français, en créole et en anglais ! » Donc, ai-je ajouté : « L’histoire de la francité en Haïti, c’est l’histoire de l’échec d’une philosophie élitiste qui imposait sa lingua franca comme langue unique sur une dynamique sociale, économique et culturelle qui explosait de contrastes et de luttes acharnées entre les multiples configurations sociales et ethno-raciales des peuples jusque-là inconnus les uns des autres mais trouvés momentanément en relation d’interdépendance dans des rapports d’oppression. »

On se rappelle le compliment d’André Breton à Aimé Césaire dans sa préface du Cahier d’un retour au pays natal : « Un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. » À première vue il n’y a pas de problème dans le compliment, cependant si on le déconstruit, l’inégalité du rapport de pouvoir entre le complimenteur et le complimenté devient évidente, particulièrement dans l’accent de Breton sur le langage, comme s’il n’espérait pas que Césaire puisse écrire correctement en français. Frantz Fanon a eu la même expérience en une autre occasion.

On peut raisonnablement pardonner Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Jean Brière, Magloire Saint-Aude, ou René Bélance (pour ne citer que les plus grands) de n’avoir pas écrit aussi en créole? Mais René Depestre, Jean Métellus, Dany Laferrière ? Or, même avant Félix Morrisseau-Leroy il y avait toute une tradition d’écrivains courageux comme Coriolan Ardouin, Oswald Durand, Émile Nau, Eugène de Lespinasse, Massillon Coicou etc. qui écrivaient à la fois en créole et en français, bien qu’avec d’inégales proportions. Malheureusement, même si Christian Beaulieu, fondateur avec Jacques Roumain du Parti communiste haïtien, avait encouragé dès les années 1930 l’écriture créole, il fallait attendre les années cinquante et Morisseau-Leroy pour voir un effort sérieux vers l’écriture créole.5

Parité et proportionnalité

On peut voir les avantages de l’élection d’un Haïtien à l’Académie française en termes de l’impact positif qu’elle peut avoir sur le bilinguisme haïtien si elle encourage la France à investir davantage dans l’éducation du français, et surtout dans l’alphabétisation en Haïti—alphabétisation à la fois en français et en créole haïtien. Mais ce n’est pas pour cela qu’on a choisi Dany Laferrière. Naturellement, le concept de parité entre le français et le créole haïtien doit impliquer la notion de proportionnalité qui suppose que toute politique linguistique en Haïti doit prendre comme point de départ les 99% de personnes qui parlent le créole en Haïti en relation aux 10% à 15% qui parlent le français. Le bilinguisme ou l’equi-bilinguisme, pour réussir, doit être paritaire dans la relation entre les deux langues, mais une vraie parité doit être basée sur la proportionnalité linguistique, c’est-à-dire sur une politique d’avancement de la langue parlée par les masses haïtiennes. C’est une sorte d’affirmative action au bénéfice du créole haïtien injustement infériorisé et mis en état de retardement à cause de cela.

En effet, la survivance conjointe des deux langues n’est possible que si l’État haïtien et la société civile haïtienne forcent les mœurs, par la loi, à adopter et à s’adapter à un véritable bilinguisme ou equi-bilinguisme en Haïti, c’est-à-dire l’exécution d’une active politique de parité entre le français et l’haïtien. S’il y a parité basée sur la proportionnalité des deux langues, il s’ensuivrait que l’enseignement se fera en créole haïtien, la langue des 99% de la population haïtienne, comparée à 10% ou 15% de francophones (qui monopolisent aujourd’hui encore l’enseignement, l’administration étatique, l’édition et une part importante des médias).

L’équi-bilinguisme permettrait une dynamique ou effet osmotique de mutuelle stimulation entre les deux langues, dans un sens qui aide leur dissémination et leur maîtrise. Notre critique des écrivains comme Dany Laferrière a à voir à l’étroitesse de leur horizon intellectuel et leur myopie face à la rationalité perverse et oppressive des classes dominantes regardant le choix de langue et de culture en Haïti.

Conclusion

J’utilise le français avec fierté et grand plaisir, tout comme d’ailleurs le créole haïtien et l’anglais que j’utilise également comme langue de travail. La majorité du peuple haïtien n’a pas ce choix, 85 pour cent d’entre eux ne parlant que le créole et 70 à 75 pour cent de ceux-ci étant analphabètes et en français et en haïtien. Tout cela pour dire, en dernière analyse, l’élection d’un Haïtien à l’Académie française n’a d’importance que seulement au niveau de la vanité d’une petite élite intellectuelle et de sa fausse préciosité.

Étant donné la grande mystification linguistique dans laquelle Haïti sombre depuis plus de deux siècles, et étant donné surtout la lente évolution qui s’entame ces dernières trente années vers un changement épistémique en Haïti concernant la valorisation de la langue créole haïtienne tant chez le peuple et chez les intellectuels, l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française ne peut que renforcer la première donnée (la mystification linguistique) au dépens de la deuxième (la valorisation du créole haïtien).

Espérons que ce ne serait qu’un accroc passager, car quand bien même nous préconisons l’adoption de l’équi-bilinguisme en Haïti, c’est-à-dire la parité d’usage, de développement et de valorisation entre le français et le créole haïtien, nous soupçonnons que le choix d’un écrivain haïtien francophile qui méprise le créole haïtien pour siéger à l’Académie française n’est pas particulièrement bénéfique au progrès du créole haïtien comme langue identitaire légitime et valorisée.

J’ai critiqué dans mon livre Critique de la francophonie haïtienne, cité plus haut, la notion qu’Haïti serait un pays francophone ; j’y ai démontré que dans un environnement national où 99 pour cent de la population parlent une certaine langue (le créole haïtien), comparé à seulement 10 à 15 pour cent d’entre eux qui parlent aussi une autre langue (le français), la représentativité linguistique doit être basée sur les 99 pour cent. Cette injuste situation n’est toujours pas corrigée en Haïti.

En fin de compte, l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française—vue de la perspective de l’aspiration nationale d’Haïti et du peuple haïtien à la liberté, à la dignité et au développement économique—, n’équivaudrait qu’à un jeu de mirage et de dupes, l’une de ces pseudo manigances honorifiques mises à profit par le maître colon pour flatter la vanité de l’esclave domestique.

Il y a aliénation quand le bouffon du roi ne se rend pas compte de la tragédie derrière la comédie. On peut toutefois rendre hommage à l’intelligence de Laferrière pour avoir réalisé qu’il n’a qu’à poser sa candidature pour qu’il y ait une chance de gagner, comme à la loterie, et de placer ainsi un Haïtien, après Senghor, dans le panthéon de l’Académie française. La tragédie serait de croire que cet honneur est sans implications malheureuses.

Espérons que Dany Laferrière, imbu de sa nouvelle vénérable distinction, utilise le prestige que lui confère sa position pour défendre la parité proportionnelle entre le français et le créole en Haïti. C’est la seule voie honorable pour vraiment aider à l’épanouissement mutuel des deux langues en Haïti, et faire de son élection un atout pour Haïti, et non un handicap, un forum pour vraiment faire avancer la littérature haïtienne d’expression française, et non un instrument pour la promotion de la vanité intellectuelle et de la mystification linguistique.

—Tontongi (Eddy Toussaint) Revue Tanbou, janvier 2014

Notes

1.Cf. Franck Laraque : L’instrumentalisation de la pensée révolutionnaire, Éditions Trilingual Press, Boston, 2014.
2.Notre traduction du créole haïtien : « Sèlman nou dwe fè atansyon pou nou pa tounen yon ekriven kòmandè, yon ”kòmandè” entelektyèl k’ape defann enterè lang kolon an, kilti blan an ak sivilizasyon ansyen mèt la, nan meprize yon enterè imen, nan neglije enterè nasyonal la ! »
3.Les citations de ce sous-titre sont tirées d’une multitude de sources qui comprennent : Haïti en Marche du 15 décembre 2013, www.independantes.org, Haïti Connexion de décembre 2013, www.montraykreyol.org, Le Monde du 1er janvier 2014.
4.On sait que la chaire de Dany Laferrière est celle qu’avait occupée un autre non Français, l’Argentin Héctor Bianciotti, mais le réflexe colonialiste ne joue pas ici simplement parce que l’Argentine n’entretient pas des relations colonialistes avec la France, ni l’espagnol avec le français.
5.Les citations sont tirées de Tontongi, Critique de la francophonie haïtienne, éd. l’Harmattan, Paris, 2007. Les citations de Jean-Paul Sartre sont tirées de « Orphée noir » in Situations III, Gallimard, Paris, 1949.

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