—Franck Laraque, Hughes Saint-Fort, Alex Dupuy, Tontongi
Pas besoin d’un Grand Bayakou, Wilentz : Haïti n’est pas une latrine
Mon cher Hughes,
Je ruminais mes réflexions sur l’article d’Amy Wilentz publié dans le New York Times du 25 Novembre 2010 lorsque j’ai reçu ton « Dis, quand viendra-t-il, le Grand Bayakou ? ». Télépathie ou invitation à échanger des vues sur un thème d’actualité. Probablement, car, à regret, je reçois très peu de messages de toi. Je l’ai lu attentivement et avec grand intérêt, comme je le fais pour tout ce qui vient de toi. J’estime que, coincé entre la colère de ton ami outragé par le ton condescendant de Wilentz et l’imaginaire de la métaphore de son article, tu as jugé bon d’expliquer cet imaginaire dans des observations appropriées. Il s’agit pour toi de l’utilisation d’une métaphore sujette à interprétations et non pas de racisme. En effet tu écris que « ce qui a retenu mon attention dans l’article de Mme Wilentz c’est l’évocation dans le titre et le contenu de la fameuse pièce de l’écrivain franco-irlandais Samuel Beckett “Waiting for Godot” (En attendant Godot) ». Tu montres les similarités entre les deux pièces fondées principalement sur l’imprévisible fin de la longue attente du messie.
Cet aspect messianique de l’univers de Wilentz n’a pas echappé à la vigilance de Tontongi (Eddy Toussaint). Voici un fragment de ce qu’il a écrit sur Facebook : “I read the NYT article by Amy Wilentz. The problem is not her lucidity in analyzing Haiti’s problem, but her call for and reliance on a “bayakou,” a “magical, fairy-tale figure,” to come and clean the country’s mess. She resorts to the same messianism (the wait for a providential, all-powerful leader) that has plagued Haiti throughout its history with the consequences that we know.”
Après avoir indiqué le rudiment du lien naturel entre le signifiant et le signifié qui permet d’interpréter le bayakou comme un symbole de l’être mythique qui nettoie et apporte un air frais, tu poses la question fondamentale : « Doit-on s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou ? ». Avant d’y répondre on doit jeter un long regard objectif sur le texte de Wilentz pour en faire un résumé et de brefs commentaires. Selon elle, le bayakou est un nettoyeur de latrines qu’on peut situer « quelque part entre une figure magique, relevant d’un conte de fée et un intouchable » [ta traduction]. Elle dresse ensuite l’indéniable liste des turpitudes, vols, abus violents et illégaux commis par les dirigeants haïtiens qui ont mis le pays dans l’état actuel de décomposition et de chute accélérée vers le tréfonds même avant le séisme et le choléra. Sa solution : un Haïtien de la diaspora, gestionnaire compétent et honnête, déterminé à quitter son emploi pour se consacrer à la mission de s’atteler à résoudre les mille problèmes du pays, capable de s’entendre avec la communauté internationale et de s’élever au-dessus du fumier ou des matières fécales qu’il enlève à coups de pelle drus.
Même en faisant appel à mon imaginaire le plus fertile je ne vois pas en quoi, le bayakou, un ouvrier exploité et méprisé de la classe la plus misérable, est un être magique relevant d’un conte de fée. Je cherche vainement le lien naturel entre cet imaginaire et la réalité du pays. J’ai souvent entendu l’imaginaire de bien de générations à mentalité messianique faire appel à l’impossible retour de Toussaint, de Dessalines, de Christophe ou de Pétion, mais jamais à un être mythique, encore moins à un bayakou. Absent de la liste le rôle déterminant des gouvernements étrangers, des transnationales, de la Banque Mondiale, du Fonds Monétaire International, de la mafia, dans l’appropriation des ressources du pays, l’imposition de régimes tyranniques et du système néolibéral qui continuent à le déstabiliser, à l’entraîner au plus profond de l’abîme. On note des candidats opportunistes et impopulaires. Absente l’écoute de la voix des plus de cinquante associations paysannes et urbaines réclamant un développement alternatif en faveur des masses abandonnées à elles-mêmes depuis des siècles. En somme, un article à prétention libérale, en faveur de la bonne gouvernance et du statu quo.
On peut, à juste titre s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou. Nous savons bien que « la métaphore appartient à la fonction poétique de l’image » et que « la force de l’image croît avec l’éloignement des termes ». La beauté de l’image ne doit pas cependant court-cicuiter le poids des mots, ni leur justesse. Le verbe est une force de mobilisation et de création. La métaphore de l’image, renforcée par une vignette montrant un bayakou enfoncé dans les matières fécales, cesse d’être un simple symbole pour devenir représentative d’un bayakou-leader et par conséquent d’une Haïti-latrine. Une image latrine pour symboliser notre pays est dégradante, inacceptable ; comme l’est le concept d’un diaspora revêtu de la peau d’un bayakou comme messie. Il faut symboliquement comme dans la réalité s’évader de la puanteur et concevoir la renaissance du pays par des associations paysannes et populaires structurées, coiffées d’une équipe composée d’individus compétents (femmes et hommes), intègres, au service de la souveraineté alimentaire au cœur d’un développement alternatif durable, en alliance avec des experts(tes) progressistes de toutes les classes et le concours des pays solidaires.
Abrazo.
—Franck Laraque Professeur Emerite, City College, New York
English translation, introduction by Alex Dupuy to the Bob Corbett List:
Last November Amy Wilentz wrote an article “In Haiti, Waiting for a Grand Bayakou,” in The New York Times (November 26, 2010), in which she called for someone from the Haitian Diaspora to return to Haiti in the role of a “bayakou” (a latrine cleaner), to clean things up. I read that article as being particularly indignant and condescending, and deserving of an answer. With his permission I am sending you Franck Laraque’s poignant reply to Wilentz in the form of a letter to his friend Hughes Saint-Fort.
Alex
No Need for a Grand Bayakou, Wilentz: Haiti Is Not a Latrine
Dear Hughes,
I was mulling over the article “In Haiti, Waiting for the Grand Bayakou,” by Amy Wilentz* in The New York Times, November 26, 2010, when I received your “Tell Us, When Will He Come, the Grand Bayakou?” Telepathy, or an invitation to exchange views on a current issue? Probably because, regretfully, I get very few messages from you, I read it carefully and with great interest, as I do everything that comes from you. I think, caught between the wrath of your friend outraged by the condescending tone of Wilentz, and her article’s imaginary metaphor, you have explained this imaginary appropriately. For you, it is not a matter of racism, but of using a metaphor subject to interpretations. In fact, you write that “what caught my attention in the article by Ms. Wilentz is the reference in the title and contents to ‘Waiting for Godot’, the famous play by the Franco-Irish writer Samuel Beckett.” You show the similarities between the two pieces, based mainly on the unpredictable end of the long wait for the messiah.
This aspect of Wilentz’s messianic world has not escaped the vigilance of Tontongi (Eddy Toussaint). Here is a fragment of what he wrote on Facebook: “I read the NYT article by Amy Wilentz. The problem with it is not her lucidity in analyzing Haiti’s problem, but her call for and reliance on a “bayakou,” a “magical, fairy-tale figure,” to come and clean the country’s mess. She resorts to the same messianism (the wait for a providential, all-powerful leader) that has plagued Haiti throughout its history with the consequences that we know.”
After indicating the basic link between signifier and signified that allows one to interpret the bayakou as a symbol of the mythical being who brings a fresh air, you ask the basic question: “Should we be offended by the symbolic use of the term bayakou?” Before answering, we must take an objective look at Wilentz’s text to summarize it and offer some brief comments. She said the bayakou is a latrine cleaner who is “somewhere between a magical figure, belonging to a fairy tale and an untouchable.” She then gives a list of the undeniable turpitude, theft, and illegalities committed by Haitian leaders who put the country in its current state of decay and accelerated its fall to the depths, even before the earthquake and the cholera epidemic. Her solution?: A competent and honest Haitian from the Diaspora, who is determined to leave his job to devote himself to tackling the task of solving the myriad problems facing the country, is able to get along with the international community, and can rise above the manure or feces that he shovels out.
Even using my wildest imagination, I do not see how the bayakou, a despised and exploited worker from the most destitute class, is a magical being from a fairy tale. I vainly sought a natural link between that fantasy and the reality of the country. I have often heard many generations with messianic mind sets imagining the impossible return of Toussaint, Dessalines, Christophe and Petion, but never that of a mythical being, let alone a bayakou. Absent from Wilentz’s text is any reference to the role of foreign governments, transnational corporations (TNCs), the World Bank, the International Monetary Fund, and the Mafia, in the appropriation of the country’s resources, the imposition of tyrannical regimes, and the neo-liberalism that continues to destabilize it and lead it deep into the abyss. Opportunistic and unpopular candidates are also listed. Neither is there any mention of the voices of more than fifty peasant and urban organizations and associations who are demanding an alternative development for the masses, which have been exploited and neglected for centuries. In sum, an article that claims to be liberal, but in fact favors “good governance” and the status quo.
One can rightly be offended by the symbolic use of the term bayakou. We know that “metaphor belongs to the poetic image” and that “the power of the image increases with the remoteness of the terms.” The beauty of the image should not, however, short-circuit the power of words, or their accuracy. The verb is a mobilizing force and a creation. The metaphor of the image, reinforced by a vignette showing a bayakou sunk in feces, ceases to be a mere symbol and becomes representative of a bayakou-leader, and therefore of a Haiti-latrine. The image of a latrine to symbolize our country is degrading and unacceptable, as is the concept of a Diaspora covered with the skin of a bayakou as messiah. Symbolically and in reality, it is imperative to escape from the stench and envision the renaissance of the country by well structured peasant and urban associations headed by a team of competent and honest women and men at the service of the concept of food-sovereignty. This concept must be at the heart of any sustainable alternative development, in alliance with progressive experts of all classes, and with the support and solidarity of other countries.
Abrazo,
—Franck Laraque Professor Emeritus, City College, New York.
*Amy Wilentz is the author of The Rainy Season: Haiti, Then and Now. New York: Simon and Schuster, 1989.
This is the English translation of my article sent to Amy Wilentz by Jean Saint-Vil. The article was originally published as “Pas besoin d’un Grand Bayakou, Wilentz: Haiti n’est pas une latrine,” AlterPresse, 16 décembre 2010.
Reaction of Tontongi
I read the NYT article by Amy Wilentz. The problem with it is not her lucidity in analyzing Haiti’s problems, but her call for and reliance on a “bayakou,” a “magical, fairy-tale figure,” to come clean the country’s mess. She resorts to the same messianism (the wait for a providential, all-powerful leader) that has plagued Haiti throughout its history with the consequences that we know. In reality, what the country needs, regardless of who becomes president in the coming election, is an organized and mobilized citizenry (I hate to use the term “civil society” after what the Group 184 has done to it) that demands structural changes, including the dismissal of the occupying MINUSTAH and the establishment of a new relation of power. In a word, the country needs a revolution, the emergence of a new political coalition ready to pursue the structural socio-political changes that it so much needs. This requires a collective effort, not one person’s good will or charisma.
—Tontongi
Le texte de Hughes Saint-Fort
Dis, quand viendra-t-il, le Grand Bayakou ?
—par Hugues St. Fort
Il y a eu récemment sur la page du New York Times qui contient les chroniques et commentaires et qui fait face aux éditoriaux (OP-ED) un article de la journaliste américaine Amy Wilentz, intitulé « In Haïti, Waiting for the Grand Bayakou » [the NY Times, OP-ED, Friday, November 26, 2010]. Je ne sais pas pourquoi cet article n’a pas suscité les réactions qu’il aurait du susciter (la proximité du jour d’Action de Grâces aux États-unis, peut-être ?) car il y a tout dans le texte de Mme Wilentz pour le faire mais je ne suis au courant que d’une seule réaction haïtienne sur les sites de discussion haïtiens. En ce qui me concerne, j’ai donné mon point de vue à propos de cette unique réaction à l’auteur, (il est un ami) qui me l’a fait parvenir mais ça s’est arrêté là.
En quoi consiste l’article ? Dès le début de son article, Mme Wilentz présente le Bayakou et définit son statut dans la société haïtienne. C’est un ouvrier qui nettoie les latrines et dont le statut se trouve « somewhere between a magical, fairy-tale figure and an untouchable » (quelque part entre une figure magique, relevant d’un conte de fées et un intouchable). À partir de là, elle examine les tâches qui attendent le prochain leader haïtien qui sortira des élections du dimanche 28 novembre 2010.
Le texte de Mme Wilentz est intéressant au-delà de son titre. Tout au long de l’article, il y a une tentative de contextualiser le texte anglais en y incluant plusieurs items lexicaux créoles (bayakou, katastwòf, goudou-goudou, lequel est le mot composé onomatopéique créole récemment forgé par les locuteurs unilingues haïtiens pour nommer le tremblement de terre du 12 janvier 2010…). La thèse de Mme Wilentz est celle-ci : « With presidential elections scheduled for Sunday, it’s fair to ask who will be the grand bayakou for Haiti now. The place surely needs a figure of mythic status who’s willing to come in and get real work done. Yet as the country tumbles into the electoral morass, it’s hard to imagine that someone will arrive in the dark to engineer a clean up. » (Avec l’élection présidentielle prévue pour dimanche, il est juste de se demander qui sera le grand bayakou d’Haïti maintenant. Le pays a sûrement besoin d’une figure de statut mythique qui est disposée à venir faire le travail qui doit être fait. Cependant, alors que Haïti dégringole dans des problèmes à ne plus s’en sortir, on a de la peine à s’imaginer que quelqu’un sortira du noir pour faire le grand nettoyage) [ma traduction].
La lecture de mon ami dont je tairai le nom est une lecture remplie de colère et de révolte contre l’article de Madame Wilentz, article qu’il qualifie de « racist and demeaning » (raciste et irrespectueux). Bien que mon ami ait le droit d’exprimer son opinion, je trouve qu’il a un peu forcé la note dans sa caractérisation de l’article (dois-je préciser que c’est l’article qu’il attaque et pas du tout son auteure). En ce qui me concerne, cet article est loin d’être irrespectueux à l’égard d’Haïti et des Haïtiens. Prenons un exemple cité dans l’article de Mme Wilentz qui pourrait être interprété comme irrespectueux à l’égard de notre pays. « Haitian politicians are traditionally talented at only one aspect of the exercise of power: enriching themselves. This is not surprising. For most elected Haitian officials, their job in the legislature is their first ever regular job, and the salary they receive is often their first ever regular paycheck. » (Traditionnellement, les politiciens haïtiens ne sont passés maîtres que dans un seul aspect de l’exercice du pouvoir: s’enrichir. Ce n’est pas une surprise. Pour la plupart des officiels haïtiens, leur poste dans le législatif est leur premier poste régulier, et le salaire qu’ils reçoivent est souvent leur premier chèque régulier) [ma traduction].
À moins d’être un « nationaliste » de mauvaise foi, nul adulte Haïtien ne contestera cette description de Mme Wilentz qui reflète la pure vérité. Ce sont des faits qui disent ce qui se passe vraiment dans l’administration publique haïtienne.
En fait, ce qui a retenu mon attention dans l’article de Mme Wilentz, c’est l’évocation dans le titre et le contenu de la fameuse pièce de l’écrivain franco-irlandais Samuel Beckett « Waiting for Godot ». On n’y trouve pas bien sûr l’apologie de l’absurde et de la bêtise qu’on trouve chez Beckett mais il y a certaines similarités entre les deux pièces. En effet, dans la fameuse pièce de Beckett, personne n’a jamais vu ce soi-disant Godot (God + ot) et personne ne le connaît. En Haïti, Wilentz nous assure, très peu de personnes ont vu un bayakou. (In Haïti, Wilentz claims, few people ever see a bayakou). D’autre part, dans la pièce de Beckett, il est suggéré que les deux personnages principaux, Vladimir et Estragon, attendent depuis un temps infini et pourraient continuer à attendre encore plus longtemps. Amy Wilentz termine son article en disant que « after this election, Haitians will probably still be waiting for the bayakou » (après cette élection, les Haïtiens auront probablement à attendre encore longtemps le bayakou) [ma traduction].
Pour moi, l’article d’Amy Wilentz est une longue métaphore autour de l’image du bayakou dans l’imaginaire haïtien pour découvrir le leader qui sortira Haïti de l’abîme monstrueux où elle est tombée. Pour renforcer son point de vue, Wilentz propose une illustration en tête de l’article où il y a un bayakou dessiné de dos, jusqu’aux hanches, et debout dans les matières fécales qu’il expulse des latrines. Selon les linguistes français Michel Arrivé, Françoise Gadet et Michel Galmiche (1986), « la métaphore est habituellement définie comme fondée sur une relation d’équivalence ou d’analogie entre deux termes, lorsque l’un d’eux est intentionnellement choisi pour figurer à la place de l’autre… » Pour la linguistique moderne, la métaphore appartient à la fonction poétique du langage. Dans le cas du texte de Wilentz, le processus métaphorique demeure assez singulier, ce qui a justifié la réaction vibrante de colère de l’ami dont j’ai parlé plus haut, mais ce processus reste singulier à cause des interprétations qu’elle peut causer. D’autre part cependant, à cause d’un « rudiment de lien naturel » entre le signifiant et le signifié, il est possible d’interpréter le texte et le personnage du bayakou comme un symbole, celui de l’être mythique qui va nettoyer un endroit et apportera de l’air frais. Doit-on s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou ? À vous de juger !
—Hugues Saint-Fort
The article by Amy Wilentz (published in the New York Times, issue November 25, 2010): In Haiti, Waiting for the Grand Bayakou