—par Franck Laraque
cette terre qui saigne de tous ses ruisseaux effilés
qui rougeoie de tous ses mornes pelés qui crie de toutes ses bouches fermées cette terre à vif que son peuple ne veut plus engrosser. (Guy F. Laraque in Les Oiseaux du Temps p.90) |
je te dis liberté
et c’est un mot de paix c’est un mot comme tracteur barrages engrais je t’amène par la main aux sources de la vie voici des peuples la grande assemblée pour la récolte dans la rosée. (Paul Laraque in Œuvres Incomplètes p.153) |
Jacques Roumain à droite, avec Nicolas Guillén. —photo de Michel Doret, 1942
Nous tenons tout d’abord à remercier le Rectorat de l’Université d’Haïti pour l’invitation de participer au Colloque International dans le cadre du Centenaire de Naissance de Jacques Roumain. Nous espérons que c’est un premier pas dans le resserrement des liens Haïti-Diaspora et l’élimination de la classification: Haïtiens de l’intérieur, Haïtiens en dehors et Haïtiens de la diaspora. Le Rectorat étant perçu comme un organisme éducatif et culturel et non pas en premier lieu comme un organisme politique peut jouer un rôle prépondérant à cet effet. La commémoration d’un tel anniversaire est à bon droit une célébration populaire. Elle ne doit pas cependant se contenter de n’être que cela. Notre intervention se propose de contribuer à définir ce qu’elle peut ou doit être Nous voulons aussi rendre hommage à Léon-François Hoffmann pour son monumental et incomparable Jacques Roumain Œuvres complètes et à la feue Carolyn Fowler qui l’a précédé dans cette enrichissante voie avec A Knot in the Thread: The Life and Work of Jacques Roumain
Signification de l’expression «l’héritage Jacques Roumain»
L’héritage Jacques Roumain est une page d’histoire faite de sa vie et de ses œuvres au service d’une cause. Jacques Roumain est l’incarnation ou la réincarnation d’une idée-force, une idée devenue action révolutionnaire contre l’occupation, contre la dictature, pour l’abolition de l’exploitation d’une classe par une autre. Cette même idée-force contre le colonialisme, le néo-colonialisme, l’impérialisme, qui traverse notre histoire de 1492 à nos jours. De 1492 à 1920, elle adopte la lutte armée comme stratégie. Elle est tout à tour incarnée par Caonabo, cacique Henri, Makandal, Boukman, les marrons, Dessalines et les autre héros de l’indépendance, Acaau, Charlemagne Péralte et Benoît Batraville. À partir de 1929, cette idée-force, incarnée par Jacques Roumain et le mouvement nationaliste contre l’occupation et Borno, adopte une stratégie nouvelle: la grève et les manifestations de rue. Les emprisonnements, la grève des étudiants de l’école d’agronomie de Damiens, le foisonnement des associations d’étudiants dont trois des plus connues forment une fédération qui choisit Roumain comme président d’honneur, Marchaterre, la grande manifestation des femmes haïtiennes adoptant au lieu des festivités carnavalesques une grande journée de deuil et de prières au cours d’une marche pour la désoccupation, des pétitions et témoignages contre les excès des marines et du gouvernement collaborationniste, un programme bien structuré pour le rétablissement de la liberté de législation et de l’autorité administrative contribuèrent à l’élection d’un président provisoire, Eugène Roy, qui convoqua des élections législatives dont les élus choisirent Sténio Vincent comme président pour six ans (18 novembre 1930). Bénéficiaire des grèves et manifestations de rue, il n’allait pas tarder à interdire ces moyens pacifiques comme le tenteront sans succès quelques-uns de ses successeurs. En effet, ces moyens pacifiques ont aidé à mettre un terme à la dictature de Lescot, de Magloire et de Jean-Claude Duvalier. Voilà l’héritage Jacques Roumain. Comme nous dit hyperboliquement Roussan Camille: «Mais, Jacques Roumain/c’est toi notre pays» (Hoffmann 2003: 1643). Sa vie et ses œuvres forment un tout indissoluble que notre texte s’efforcera de profiler tout le long de son développement. Ce tout, sans hiatus, se divise en deux périodes: la période indigéniste-nationaliste (poésie traditionnelle) et la période socialiste (poésie révolutionnaire). Paul Laraque dans sa remarquable étude inachevée «Jacques Roumain ou la Rosée du Socialisme» observe «l’individualisme forcené de la période indigéniste et le pessimisme désespéré des œuvres de jeunesse débouchent désormais (1934) sur la lutte collective et l’espoir».
Jacques Roumain deuxième en partant de gauche, à Cuba
Période indigéniste
Au cours de cette période (1927–1933) sont publiés ses poèmes dans «la Revue Indigène», Anthologie de la Poésie Indigène et des périodiques ainsi que ses œuvres en prose La Proie et l’Ombre (1930) avec une préface d’Antonio Vieux, Les Fantoches (1931), La Montagne ensorcelée (1931) avec une préface de Jean-Price Mars. La critique est presque unanime à faire l’éloge d’un jeune écrivain qui, dans sa quête identitaire, dénonce à la fois les cruautés de sa classe contre le peuple et la déchéance d’une jeunesse engluée dans la fatalité Par contre, c’est durant cette période que se manifeste dans la réalité le début de la conscience politique d’un progressiste en pleine action que nous avons essayé de décrire plus haut.
Nous pensons que cette idée-force est mieux servie par une poésie révolutionnaire que par la poésie traditionnelle qui a bien moins d’intensité parce que se consacrant uniquement à la beauté de la forme. Avant d’entrer en plein dans la poétique révolutionnaire de Roumain, donnons quelques exemples de la différence de l’intensité poétique des images des poèmes de la période indigéniste et de la période révolutionnaire.
Sur le silence / Période indigéniste:
J’écoute le silence
Embaumé de l’encens
Des fleurs irréelles. (Midi)
Alors tout se tut pour laisser
Applaudir le tonnerre. (Orage)
Le plomb de nuit s’égoutte dans le silence
(Attente)
Période socialiste:
le silence
plus déchirant qu’un simoun de sagaies
plus rugissant qu’un cyclone de fauves
et qui hurle
s’élève
appelle
vengeance et châtiment
un raz de marée de pus et de lave
Sur la félonie du monde
et le tympan du ciel crevé sous le poing
de la justice (Prélude)
Sur la répétition / Période indigéniste:
La pluie
tombe, tombe, tombe, tombe
(Attente)
Période socialiste:
…pour en finir
une
fois
pour
toutes
avec ce monde
de nègres
de niggers
de sales nègres (Sales Nègres)
Sur l’appel aux dieux / Période indigéniste:
Je projette l’arc de mon bras
par dessus le ciel (Le Chant de l’Homme)
Période socialiste:
Cortège titubant ivre de mirages
Sur la piste des caravanes d’esclaves
élèvent
maigres branchages d’ombres enchaînés de soleil
des bras implorants vers nos dieux. (Prélude)
La poésie révolutionnaire de Roumain dans ce contexte
Avant de définir son concept de la poésie dans son article «La Poésie comme Arme», Roumain pense que le poète n’a pas le droit de se considérer comme un esthète indifférent aux souffrances humaines. Il «est surtout un contemporain, la conscience réfléchie de son époque…Le poète est à la fois témoin et acteur du drame historique. Il y est enrôlé avec sa pleine responsabilité. Et particulièrement dans notre temps, son art doit être une arme de première ligne au service du peuple» C’est ce même raisonnement que Sartre reprendra bien plus tard. Roumain est convaincu de la puissance mobilisatrice de la poésie pour enrôler le plus grand nombre de lecteurs contre l’exploitation des masses. Il est inconcevable qu’au nom de la liberté de l’art, le poète puisse se désengager du temps historique et se séquestrer dans une solitude stérile. Sa conception poétique, il la définit ainsi: «Si au contenu de classe du poème nous pouvons allier la beauté de la forme, si nous savons apprendre les leçons de Mayakovski, nous pourrons créer une grande poésie humaine et révolutionnaire digne des valeurs de l’esprit que nous avons la volonté de défendre. (Hoffmann 2003:730). Nous analyserons ces deux éléments constitutifs de sa poésie révolutionnaire dans le recueil Bois d’ébène.
Modernité de la poésie de Roumain
La définition de sa poésie par Roumain peut se résumer à une équation: contenu de classe + beauté de la forme = poésie humaine et révolutionnaire. Dans le sens de la modernité comme le conçoit Émile Ollivier dans son magistral article sur la pensée politique et littéraire de Roumain:
«L’écrivain s’élève au-dessus de son contexte national pour acquérir une portée
universelle. L’internationalisme de Roumain éclate sans ambiguïté à la fin du poème
et nous laisse l’une des œuvres les plus marquantes pour la décolonisation et la libération des peuples. (Hoffmann 2003: L303)… Roumain a incarné un ensemble de refus et cela constitue le lien commun entre lui et la génération actuelle» (1312).
Le contenu de classe
Le contenu de classe indique clairement une prise de position contre l’impunité pour la destruction de sa cause qui est l’exploitation d’une classe par une autre. Les différents poèmes de Bois d’ébène, «L’Amour et la Mort» excepté, exposent les humiliations, injustices et châtiments de toutes sortes infligés aux damnés de la terre de toutes races et qui sont les semences de la révolution. «Le Nouveau Sermon Nègre» dévoile un processus de mystification pour la perpétuation d’un abject statu quo. Il se signale par une série d’antithèses visant au rétablissement de la vérité historique mutilée à dessein. Il s’agit d’un sermon nègre nouveau et différent. Le serment de la victime qui se rebelle et désarticule le mythe. Un vers résume le travestissement historique pour le maintien des privilèges, par la violence, la corruption et la puissance converties en vertus. «Ils ont fait de l’Homme saignant le dieu sanglant.» L’Homme (avec H majuscule) qui saigne, blessé par les autres, est transformé en un dieu (d minuscule) couvert du sang des autres qu’il a frappés. Le poète ne s’attaque pas à la religion catholique. Il fixe sa position dans ce domaine:
«Je respecte la religion, toutes les religions. Bien que non-croyant, j’ai écrit pour mon fils
et je lui ai lu une Vie du Christ parce que, à l’époque, c’était le meilleur moyen de lui
enseigner le respect et l’amour du peuple, la haine de ses exploiteurs, la dignité de la
pauvreté, la nécessité de la «fin du monde» du monde de l’oppression, de la misère, de
l’ignorance; la vénération, enfin, pour ce Fils de l’Homme qui consentit à une mort
atroce pour sauver l’humanité et qui aujourd’hui est bien mieux représenté par un
ouvrier communiste tombant devant le peloton d’exécution nazi que par de gras prélats
collaborationnistes, traîtres à leur patrie et à leur mission évangélique» in «Réplique
Finale au Révérend Père Froisset» (Hoffmann 2003: 787–788).
Il dénonce plutôt le dépouillement de Jésus de son humanité pour en faire un Christ-Roi divin, le roi des Riches, des Puissants et des Conquérants. Un Dieu créé à leur image. La religion catholique prône la dualité de Jésus, homme et Christ. Mais ce Christ n’a rien de commun avec l’homme qu’il a été. Cette transformation permet de prêcher la divinité de Jésus tout en passant sous silence son enseignement et son existence d’homme. De ne pas avoir à signaler sa vie modeste parmi les humbles et ses prises de position en leur faveur. Il est né dans une étable, non pas dans une luxueuse résidence. Il a été un ouvrier comme son père adoptif un charpentier. Plus tard, il a vécu dans les rues et la nature, une sorte de hippie qui a choisi la pauvreté parmi les masses qui l’ont accueilli comme leur leader. Prophète, il a chassé les vendeurs du temple. Il a déclaré «qu’il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux.» En fait ou potentiellement, il était considéré au point de vue religieux et politique comme un danger pour la hiérarchie juive aussi bien que pour l’occupation romaine qui ont décidé de sa mort. Ponce Pilate et la foule rendue hostile ont libéré Barrabas à la place de Jésus qui a été condamné à la crucifixion, punition romaine et probablement le supplice le plus cruel de tous les temps Ses disciples, les premiers, ont opté de prêcher la divinité au détriment de l’action du contestataire. Il est vrai qu’ils ne se sont jamais solidarisés avec lui à ses moments difficiles. Absents à son jugement. Absents à son calvaire. Absents à sa crucifixion. Il nous paraît intéressant de constater que le contenu de classe, préconisé par Roumain, remonte à l’enseignement et à l’exemplarité de la vie de Jésus, le révolutionnaire. Comme le dit Lesley Hazleton dans son livre Mary «la crucifixion des leaders de la résistance était la punition favorite des Romains pour les rebelles, les esclaves et les traîtres… risquer la crucifixion était un signe de courage, mourir sur la croix la mort d’un héros» (p.70 notre traduction). Or, Marie ou Maryam faisait partie de la résistance de son temps… «Elle (la culture de la résistance) faisait partie de sa culture et de son histoire en tant que Galiléenne. La répression renforçait sa détermination au lieu de l’ébranler» (p.71 notre traduction). Nourri, dès son jeune âge, de cette culture de résistance à la classe privilégiée et à l’occupation romaine, Jésus, activiste, révolutionnaire, était destiné à finir sur la croix, comme beaucoup des ses aînés et de ses contemporains.
Roumain, de plus, décrit ainsi Jésus: «Ils ont blanchi sa Face noire sous le crachat de leur/mépris glacé.» Il s’octroie le droit de penser que Jésus était noir à l’encontre de l’image du Christ blond jamais prouvée vraie, car il n’y a nulle part aucune description physique de Jésus. Il s’insurgeait ainsi contre la représentation, des siècles durant, des saints, blancs et des diables, noirs.
Dans «Prélude» et «Sales Nègres», Roumain expose la lutte contre l’exploitation du prolétariat, à l’intérieur des pays et contre le capitalisme des pays non industrialisés par les pays industrialisés, à des périodes plus récentes. Exploitation du prolétariat: «…depuis que tu fus vendu en Guinée… Tu te souviens de chaque mot le poids des pierres d’Égypte (Shapiro 1972:12); «…quand nous arrivâmes à la côte/ Bambara Ibo / il ne restait de nous/ Bambara Ibo / qu’une poignée de grains épars /dans la main du semeur de morts» (Shapiro 1972:14); «trop tard il sera trop tard / pour empêcher dans les cotonneries de Louisiane / dans les centrales sucrières des Antilles / la récolte de vengeance» (Shapiro:42). Lutte contre le capitalisme par les «forçats de la faim» de toutes races. «Mineur des Asturies / mineur nègre de Johannesburg / métallo / de Krupp dur paysan de Castillo vigneron de Sicile paria /des Indes (je franchis ton seuil – réprouvé / je prends ta main dans ma main—intouchable)… Ouvrier blanc de Detroit péon noir d’Atlanta / peuple innombrable des galères capitalistes / le destin nous dresse épaule contre épaule… car nous aurons choisi notre jour / le jour des sales nègres / des sales indiens/ des sales hindous/ des ales indochinois /des sales arabes/des sales juifs/des sales prolétaires / Et nous voici debout/Tous les damnés de la terre/ tous les justiciers» (Shapiro 1972: p. 20 et 42–43). Roumain est néanmoins convaincu qu’en poésie surtout le contenu de classe ne suffit pas pour établir avec le lecteur l’indispensable communication. Il faut également la beauté de la forme.
La beauté de la forme
Le souci de l’esthétique exige que la poésie se soumette à la forme sans se réduire à la forme. Une réduction au concept de l’art pour l’art est à rejeter absolument parce qu’il fige l’art dans une solitude négative qui peut aboutir, comme dans le cas de Magloire Saint-Aude pris dans le tourbillon surréaliste, à «une machine infernale anti-bourgeoise, mais négative et anarchiste». Il ne faut pas «donner à la poésie le sens d’une petite chanson balancée entre les pôles traditionnels de l’érotisme et du rêve» (Préface A Edris Saint-Amand, Hoffmann 2003: 738). La poésie révolutionnera se mettra à la recherche d’une image nouvelle, non pas banale, triviale, conventionnelle, mais d’une image inattendue, fulgurante, empruntant la lumière de l’éclair. Nous en citerons de multiples exemples dans les métaphores, comparaisons, répétitions et autres modes d’analogie.
Métaphores
L’image est reconnue comme un élément essentiel du poème. Sa modernité est définie par Reverdy:
«L’image est une créature pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique» (Caminade 1970: 10).
Chez Roumain, ces rapports seront lointains et justes. D’où une image qui éblouit, éclaire. La fulgurance de l’image surprend, séduit, et rend ainsi plus réceptif le contenu du poème. «Prélude» (Bois d’ébène) nous en offre des exemples saisissants comme:
Le silence
plus déchirant qu’un simoun de sagaies
plus rugissant qu’un cyclone de fauves
L’image devient moins étrange quand on la place dans le contexte de l’Afrique et que le vocabulaire s’enrichit des mots «simoun» et «sagaies». Simoun, vent chaud et violent et sagaie, javelot des Africains, sont des réalités distantes, mais le lancement simultané de multiples javelots déchire l’espace comme le simoun et crée la panique ou la mort tout aussi bien. Cyclone et fauve sont des réalités distantes mais l’analogie est claire: la ruée des fauves et le cyclone sont des forces naturelles de dévastation et de mort dans un même espace. D’autres métaphores sont aussi frappantes. En voici quelques-unes: «peuple innombrable des galères capitalistes»; «Si le torrent est frontière / nous arracherons au ravin sa chevelure / intarissable» (nous construirons des pirogues avec les arbres du ravin pour franchir le torrent intarissable qu’est la frontière). Tout aussi remarquable est la rupture du vers par suite d’inversions qui crée un transfert de sens. Ainsi dans les vers «élèvent / maigres branchages d’ombre enchaînés de soleil / des bras implorants vers nos dieux» les maigres bras (d’esclaves) dont les chaînes reflètent le soleil sont de maigres branchages d’ombre enchaînés de soleil. Dans les «Cheminées d’usine / palmistes décapités d’un feuillage de fumée / délivrent une signature véhémente» le feuillage des palmistes décapités se transforme en fumée d’usine. La métaphore peur donner l’illusion de l’effet précédant la cause. Ainsi dans le vers «quand la mitrailleuse crible la passoire du silence» (Madrid, n’est pas inclus dans Bois d’ébène) c’est bien le silence qui, criblé par la mitrailleuse, devient une passoire et laisse passe le crépitement de l’arme meurtrière. Le poète invite son lecteur à l’effort de s’instruire pour, en plus de sentir, comprendre machinalement en même temps.
Comparaisons
La comparaison, métaphore utilisant le plus souvent le mot-outil «comme» est rejetée par Reverdy pace que selon lui «il n’y a pas création d’image si l’on compare deux réalités identiques» (Caminade 1970:15) Or, Roumain et les auteurs modernes qui utilisent la métaphore et la comparaison n’entendent pas lier deux réalités identiques mais rapprochent deux réalités distantes ayant un certaine analogie. De cette façon, c’est avec succès que Roumain adopte la métaphore et la comparaison. La comparaison qui connecte des réalités éloignées produit une image frappante et inattendue malgré la préposition «comme» qui semble l’annoncer. Les exemples suivants le montrent bien: «et la vieille tour attachée au tournant de la route / comme un chien fidèle au bout de sa laisse… (…) et l’élan de ta misère a dressé les colonnes des temples / Comme un sanglot de sève la tige des roseaux» (Shapiro 2003:10):
Toi qui écartas du visage de la prostituée
Comme un rideau de roseaux ses longs cheveux
Sur la source de ses larmes (Shapiro 2003: 26)
Les longs cheveux de la prostituée (dont le nom n’est pas cité et qui pour beaucoup serait Marie Madeleine) que baignent les larmes sont comparés au rideau de roseaux bordant la source mais les mots sont intercalés pour un transfert de sens. De plus, métaphores et comparaisons associent images visuelles et images non visuelles:
Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique
Tu es en moi comme l’écharde dans la blessure
……………………………………………………………….
L’assemblée des montagnes
Habitée de la haute pensée des éperviers
En effet, «Afrique / tu es en moi», image non visuelle; «Comme l’écharde dans la blessure», image visuelle; «l’assemblée des montagnes», image visuelle; «habitée de la haute pensée des éperviers», image non visuelle. Comparaisons, métaphores et autres figures stylistiques employées par Roumain, si elles ne sont pas détachées du contexte physique du poème, ne sont pas plus difficiles que celles de certaines de nos chansons: «tu es un afiba dedans mon calalou / Le doumboeuil de mon pois, mon thé de z’herbe à clous / l’acassan au sirop qui coule dans ma gargoine.» L’étranger et même le jeune Haïtien qui n’a vécu qu’à l’étranger sans la moindre idée de ces mots devront en chercher le sens. Chez Roumain, l’utilisation de ces figures stylistiques tend à faire de leur pluralité une image unique. «L’image comme poème ou l’image poétique… l’image [qui] accueille la pluralité des significations» (Octavio Paz, cité par Caminade 1970: 62, 63). Des vers de «Prélude» semblent énoncer un concept similaire:
Comme la contradiction des traits
Se résout en l’harmonie du visage
Nous proclamons l’unité de la souffrance
La beauté de la forme est renforcée par la sonorité de l’image qui ne se limite pas qu’au rythme. Autrement dit, les images sont parlantes, le message est clair ou le bruit audible. «Prélude» en offre un grand nombre: «si la palme se déchire en haillons»; «une lumière chavirée t’appelle»; «un sanglot de sève» «et (le silence) qui hurle / s’élève /appelle /vengeance et châtiment:
Christ entre deux voleurs comme une flamme déchirée
Au sommet du monde
Allumait la révolte des esclaves («Nouveau Sermon Nègre»)
Pertinence ou (actualité) de la poésie de Roumain
L’influence de la poésie de Roumain ne s’est pas limitée à de grands poètes de sa génération comme Jean F. Brierre et Anthony Lespès. Elle s’est étendue à plusieurs générations postérieures, à des poètes de talent comme René Bélance, Paul Laraque, Guy Laraque, René Depestre, Anthony Phelps, Frank Etienne, Jean Métellus, etc. Certains d’entre eux ont fait une plus grande place à l’arbitraire de l’imagination, d’autres à la clarté de l’expression. Ses œuvres en prose et son militantisme ont exercé une grande influence sur Jacques Stéphen Alexis («Un peuple qui a produit Jacques Roumain ne peut pas mourir») et bien d’autres romanciers et essayistes. Une comparaison de certains de ses vers avec des titres d’ouvrages d’autres écrivains en donnent une idée:
«Debout les damnés de la terre»
Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon
«(un silence) de vingt cinq mille traverses de Bois d’ébène
Sur les rails du Congo-Océan»
Les bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane
«les arbres déchiquetés se redressent, gémissent comme des
violons désaccordés» (Madrid)
Les arbres musiciens de Jacques Stéphen Alexis
«La poésie comme arme» (article)
Les armes miraculeuses d’Aimé Césaire
Poésie quotidienne/ les Armes quotidiennes de Paul Laraque
L’actualité du message de Roumain ne réside pas seulement dans la modernité de sa poésie et la fraternité universelle des exploités pour un monde plus juste, mais aussi et surtout dans la volonté inébranlable du poète de rétablir l’authenticité du passé. La quête de l’authenticité historique de Jésus-Homme contre le révisionnisme religieux qui a construit un Dieu n’ayant aucun rapport, comme nous avons insisté plus haut, avec l’humanité de la vie du Jésus contestataire d’un ordre établi inique et cruel. En effet, ce révisionnisme a fait «du pauvre nègre le dieu des puissants», de «ses bras de prolétaire qui halaient de lourds chalands l’arme de ceux qui frappent par l’épée»; du défenseur des pauvres, le complice des voleurs. Au nom de ce Dieu contrefait, de puissants leaders politiques appuyés par des chefs religieux, se confèrent la mission «civilisatrice» de conquérir par le feu et par les armes causant terreur et panique (shock and awe). Le combat initié par Roumain est actuel et peut-être aussi victorieux que celui mené pour détruire le mythe d’une Marie-Madeleine prostituée et rétablir la vérité historique de Marie-Madeleine, disciple et âme-sœur de Jésus. Présente à sa crucifixion. Son disciple le plus fidèle et le plus aimé. Le pape Jean-Paul II disait en Haïti sous la dictature de Jean-Claude Duvalier «les choses doivent changer ici». Ce n’est pas en Haïti seulement qu’elles doivent changer. Mais partout dans le monde où l’épée, la croix et l’or imposent l’exploitation antichrétienne des pauvres par les riches.
Cette quête de l’authenticité, Roumain l’a voulue dans le passé et le présent.
Il préconisait l’unité pour la résolution des problèmes terrestres au lieu d’une fuite dans la religion ou la poursuite de boucs émissaires. Les problèmes terrestres, il les a définis avec précision: le chômage, la guerre, la lutte antifasciste, la liberté, la justice, le droit à une vie décente pour toute l’humanité. Les mêmes qui existent actuellement et qui épousent d’autres formes: montagnes de détritus, bidonvilles noyés dans la fange, campagnes abandonnées, corruption, écologie en agonie, incompétence et mauvaise foi des dirigeants, maintien des masses dans l’ignorance des solutions, sécurité alimentaire des poubelles, etc… Jacques Roumain n’a pas fait qu’observer et critiquer, il a laissé des solutions concrètes dans ses deux œuvres posthumes: Gouverneurs de la Rosée (roman) et Bois d’ébène (recueil de poèmes)
Gouverneurs de la rosée
Notre intervention se concentre sur la poésie révolutionnaire de Roumain. Nous avons mentionné qu’elle se propose de contribuer à définir ce que la célébration de son centenaire peut et doit être. C’est pourquoi nous abordons ce roman qui représente, à nos yeux, une solution à la crise haïtienne à l’échelle nationale. Les années de gestation de cet important roman (1940–1944) terminé à Mexico font partie de la période d’exil et du retour en Haïti qui semble marquer un changement de la politique de Roumain en ce qui concerne la lutte des classes en Haïti (1936–1944). Ce changement est indiqué dans les lettres de Roumain à son épouse Nicole qui révèlent le grand amour de ce couple. Un amour extraordinaire que le marxisme a cimenté et dont les critiques parlent rarement. Jean F. Brierre, à la satisfaction de Jacques Roumain, souligne: «Et tu te souviendras que j’ai été heureux le jour où j’ai pu placer Nicole à côté de toi dans le même culte» (Hoffmann 2003: 914) Ces lettres exposent les dures conditions de l’exilé qui s’avèrent déterminantes.
Les grands traits de la période 1936–1944
Cette période voit l’apparition d’un Roumain fort différent. En Haïti, jusqu’à son départ en août 1936, Roumain est financièrement parlant un bourgeois qui se désolidarise des intérêts de sa classe pour se solidariser avec le sort des ouvriers et des paysans, mais il n’est pas l’un deux. Il est encore de l’autre coté de la barricade. À partir d’août 1940, à New-York, sa situation financière se corse. Il ne peut envoyer qu’un dollar à Nicole. Il commence à appréhender le coût mensuel des dépenses: 5 dollars 50 par semaine, soit $22; $2 par jour pour les frais de transport et la nourriture, soit $60. Un total de $82 et il ne compte que sur la générosité de sa mère. Il à beau surveiller les centimes, il n’arrive pas à faire voyager Nicole dont l’absence est pour lui une source de tristesse indicible. Un écrivain célèbre internationalement, qui est invité à prononcer des conférences hautement appréciées, n’arrive pas à gagner sa vie bien que vivant dans une chambre exiguë et comptant ses sous. Souffrant de froid, et paludéen de surcroît, il est contraint de minimiser son mal pour ne pas trop inquiéter sa vigilante épouse. Il a enfin la joie de sa présence pour quelques semaines. Heureusement que le syndicaliste haïtien Lucas Premice et sa femme font tout leur possible pour rendre son exil moins pénible. Ses amis se cotisent pour lui payer ses frais d’inscription à Columbia University, une humiliation de plus. Une chose est de s’imaginer la souffrance des misérables avec qui on compatit, tout autre chose est de sentir cette souffrance dans sa propre chair. De plus en plus, le héros sublime, auréolé de gloire, déifié, fait place à un homme comme tous les autres. Un être ballotté par le malheur, un peu étourdi par ce qui lui arrive et accomplit sans trop se plaindre les menues tâches quotidiennes et ses démêlés avec l’immigration. Il quitte New York en décembre 1940, pour la Havane qu’il aime pour son climat, sa population plus bienveillante, sa proximité d’Haïti, l’amitié de Guillén et du système politique. C’est l’administration plutôt démocratique du premier Batista qui se transformera plus tard en une féroce dictature. Les ennuis d’argent ne sont pas moindres, ni son confort meilleur, ni l’absence de sa Nicole adorée moins pénible bien que séparé d’elle par 90 milles de distance. Son humour est triste: «Quels que soient mes plans, je me heurte chaque fois à l’obstacle matériel, à cette maudite question d’argent qui est comme une barrière infranchissable. Et j’ai peu de foi en la providence ou—ce qui revient au même—dans la Loterie Cubaine» (Hoffmann:902). Il reçoit de sa mère 30 dollars par quinzaine soit 60 dollars le mois, alors qu’il a besoin de $22 pour ses loyers. Il ne dispose que de $8 pour les dépenses de nourriture, de transport, de lessive et de cigarettes (on n’a pas encore révélé les effets mortels de la cigarette sur la santé).
C’est pendant ses dures années d’exil que Roumain conçoit et écrit Gouverneurs de la rosée, le second en titre, fort différent du premier récit publié dans la revue Regards en août 1938. Un récit fictif qu’il faut placer dans le temps historique 1918–1920, soit la guérilla de Charlemagne Péralte-Benoît Batraville, à la différence que ces deux chefs n’ont pas été vaincus militairement, que leurs troupes ont été massacrées alors que Jean-Gille et Mirville et leurs compagnons de lutte vaincus militairement sont en vie. Le corps à corps avec la nature pour le pain quotidien interrompu par l’indispensable guérilla ne va pas tarder à reprendre. Jean-Gille pense que «la guerre est une catastrophe, une tempête, ça vous arrachait à la terre comme un arbre par les racines… c’était un accident en dehors de la vie véritable qui était d’être planté au milieu de son champ, de son jardin de vivres, d’être réglé sur le soleil et la nuit, la pluie et la sécheresse» (Hoffmann 203:253). Deux ans qu’ils se sont battus sans que leur courage ait jamais faibli. Se profile l’appel de la terre et de l’eau. Le mariage, l’accouplement de l’au et de la terre qui était devenu un rituel dont il n’a jamais perdu la mémoire. Un rituel dont l’ultime acte d’amour de Manuel et d’Annaïse au pied de l’arbre de l’eau annonce le retour et pour lequel Manuel accepte de mourir. Courageusement Jean-Gille lève la marche vers la vie véritable, la vie dans leur terre avec ses misères et ses joies. Voilà le legs qu’il confie à Manuel. Par contre, le roman, le nouveau Gouverneurs de la rosée se situe à une époque bien différente. Depuis 1934, l’occupation militaire du pays a cessé, grâce à une lutte pacifique menée contre le régime collaborationniste de Borno par Roumain et le mouvement nationaliste mais l’exploitation des paysans demeure. Manuel est le leader paysan avec la lucidité de Roumain. De retour au pays, Manuel, le viejo, comprend que Fonds Rouge est divisé par des familles qui se sont entretuées pour un lopin de terre, division qu’entretient le chef de section représentant le gouvernement déprédateur, et surtout par la sécheresse qui menace l’existence de tous.
La priorité, l’objectif principal de la survie doit être l’unité des familles pour le partage équitable de l’eau, régénératrice de la terre, de la vie. Une option que choisit Roumain, même avant son retour au pays. Son exil ne mène à rien. Sa priorité est le retour au pays pour cibler, face à la conjoncture, les priorités de la lutte selon les forces en présence. Évidemment les solutions sont plus faciles dans un roman que dans la réalité. Nous envisagerons brièvement son itinéraire de l’exil à son retour. Nous avons déjà souligné la transformation de Roumain par la dureté de l’exil et la force de son amour pour Nicole. Le sort de l’exilé urbain sans être identique au sort du paysan haïtien exilé dans son propre pays crée un fort lien entre eux La ressemblance de sort, l’invulnérable amour du couple Jacques et Nicole sont infusés dans le roman et le rendent vibrant et réceptif à toutes les couches sociales. Le message est sans équivoque: la renaissance d’Haïti passe par la renaissance de la région rurale rétablie par la régénération de l’agriculture et de l’écologie. Ce qui paraît surprenant, c’est le revirement de Roumain, son mutisme et même son éloge de l’administration de Lescot. Faire marche arrière s’avère nécessaire.
Après quatre emprisonnements dans les cachots de Port-au-Prince où il attrape le paludisme dont il ne guérira jamais, sa santé branlante, il est contraint de quitter le pays. Pendant cinq ans il connaît les rigueurs de l’exil, dont nous n’avons donné qu’une idée. Son ennemi juré, le Président Vincent ayant décidé de renoncer au pouvoir, l’élection du nouveau président offre la possibilité d’un retour au pays. À partir d’ici, les circonstances et actions sont floues, imprécises et sujettes à interprétations, presque tous ses contemporains sont décédés et nous n’avons pas accès quant à présent aux journaux et documents de l’époque. Les élections présidentielles sont fixées au 15 avril 1941. Roumain insiste pour que Nicole lui en fasse savoir immédiatement les résultats qui semblent le laisser pessimiste puisque Lescot, ministre de l’Intérieur sous Vincent, était l’un de ses persécuteurs. De plus, Lescot ancien ambassadeur à Ciudad Trujillo et à Washington, est nommé sénateur par Vincent qui lui passe le pouvoir. Brusque changement de situation: Roumain est admis à retourner trois jours après l’entrée en fonction de Lescot le 15 mai 1941. Dès son retour, il se consacre, comme il l’avait annoncé, aux travaux scientifiques—spécialement ethnologie et anthropologie. Sa prise de position en faveur de l’Union soviétique se durcit, sa politique nationale fait volte-face ou du moins apparemment. En effet, au moment de prêter serment Lescot déclare sa volonté de continuer la politique de son prédécesseur, Sa politique extérieure sera le reflet de la politique du Grand Voisin et la République Dominicaine sous Trujillo est une alliée naturelle. Son accord avec la Shada est une catastrophe pour les paysans dont les champs de vivres, de fruits, de denrées sont détruits pour la culture de la cryptostegia. La Shada reçoit à bail pour cinquante ans cent cinquante mille acres de terres plantés en bois de charpente qui seront saccagés.
La politique de l’État n’est pas moins désastreuse. En février 1941, les garanties constitutionnelles sont abolies, en décembre l’état de siège est décrété, en janvier 1942, un décret-loi attribue au Président le pouvoir de prendre toutes les mesures imposées par les circonstance. Il est évident que le décret-loi créant les médecins ruraux et quelques autres décisions progressistes que loue Roumain ne font pas contrepoids à la destruction de l’agriculture et à la mainmise totale sur l’appareil de l’État. La nomination de Roumain au poste de Chargé d’Affaires au Mexique montre que Lescot n’a pas confiance en Roumain et le veut à l’extérieur. L’acceptation de Roumain comme un service au pays est un moyen de gagner du temps et d’attendre l’orage. Selon Jacques Stéphen Alexis in Jacques Roumain vivant (Hoffmann:1497), Jacques Roumain avait repensé son appui au gouvernement de Lescot et était rentré au pays la dernière fois pour combattre le régime. Son décès l’en a empêché. D’autres critiques sont moins bienveillants. De toute façon, une telle faute politique si grosse soit-elle, n’enlève rien au message de Gouverneurs de la rosée. Sa politique extérieure contre l’impérialisme et prosoviétique se reflète sans contrainte dans le recueil Bois d’ébène.
Bois d’ébène
Nous avons déjà souligné que ce recueil s’en prend à l’exploitation des classes à l’intérieur des pays et surtout à l’impérialisme qui subjugue les pays non industrialisés. Il importe maintenant de montrer l’approche de chacun des poèmes dans une telle attaque et comment ils forment un tout. Jean Paul Sartre remarque avec justesse l’importance du recueil:
«… La Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique: l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse, la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien: ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races… un poème de Jacques Roumain [i.e, «Bois d’ébène» ], communiste noir… fournit sur cette nouvelle ambiguïté le plus émouvant témoignage.» (Carolyn Fowler: 1972: 197).
Il n’y a pas de nouvelle ambiguïté. Il y a une négritude réactionnaire qui s’immobilise dans la race ou la couleur que Roumain rejette pour adopter une négritude révolutionnaire qui débouche sur l’unité fraternelle des exploités de toutes les races. Roumain, traqué en Haïti à cause de son communisme, part pour l’exil en Belgique, en France, aux États-Unis et à Cuba qui dure près de cinq ans. La guerre civile d’Espagne (1936–1939) déclenchée par le fascisme de Franco, appuyé pat le nazisme d’Hitler et le fascisme de Mussolini, annonce la deuxième grande guerre (1939–1945).
Le poème «L’Amour la Mort», écrit dans un moment de découragement ou de grande tristesse, semble déplacé ou déphasé dans un recueil qui crie révolte et vengeance. Tel n’est pas le cas pour «Prélude»; ce poème en effet se conçoit comme un temps de profonde réflexion du poète face à l’exil. Il contemple les paysages familiers de son pays qu’on le force à abandonner pour l’inconnu. Un éloignement qui le renvoie au sort combien plus cruel des ancêtres Bambara, Ibo, Mandingues, Arada, vaincus, étranglés dans des carcans, enchaînés, convertis en traverses de bois, arrachés à leur terre, à leurs familles, embarqués dans les cales des négriers, condamnés à perpétuité à l’esclavage partout ailleurs. Un esclavage dont sont désormais exclus les blancs, des maîtres sans pitié. L’esclavage aboli, la racialisation de l’esclavage fait place à la racialisation progressive de la main-d’œuvre au plus bas salaire. Il y a encore des ouvriers, des prolétaires blancs dans les galères capitalistes: le mineur des Asturies, le dur paysan de Castille, le vigneron de Sicile, l’ouvrier allemand de la prison de Moabit, l’ouvrier blanc de Detroit; «le destin dresse épaule contre épaule», les paysans pauvres, les ouvriers de toutes le races dans «l’unité de la souffrance et de la révolte» pour des temps plus fraternels. «Le nouveau Sermon Nègre» réclame la restitution de l’authenticité du passé pour que la religion, puissant moteur humain, ne soit plus au service des conquérants qui «ont fait les riches les pharisiens les propriétaires fonciers les banquiers»; pour que «les clochers des églises» cessent «de cracher la mort sur des multitudes affamées». Aucun pardon pour les criminels qui savent ce qu’ils font. La réalisation d’un changement du destin exige que les damnés de la terre et les forçats de la faim du monde entier se mettent debout sous le drapeau du socialisme et marchent à l’assaut du capitalisme.
«Sales Nègres» est un hymne international de guerre. Spécifiquement, une explosion virulente contre les humiliations infligées, en plus de l’oppression et de l’exploitation, aux noirs d’Afrique, des Amériques, aux Arabes, qu’on affame et qu’on méprise. Les grévistes blancs n’ont pas un meilleur sort. Ils sont assimilés aux nègres, aux niggers, aux sales nègres. En somme, un mépris généralisé de la pauvreté. Ils sont pauvres parce qu’ils ont choisi de l’être et partant méritent d’être humiliés. Les missionnaires blancs, par exemple, ne sont pas des criminels. Ils sont néanmoins complices. Leur religion justifie les conquêtes et le règne de la terreur pour leur maintien, prêche la résignation aux peuples conquis, au nom de la mission civilisatrice de l’Occident et de l’infériorité des non-blancs. On ne les tuera pas mais on les prendra par la barbe, à grands coups de pied dans le cul pour inverser les humiliations et les forcer au respect des sales nègres et au rejet de leurs mensonges évangéliques ou bibliques. À l’unité des oppresseurs, l’unité de toutes les races pour l’incendie des casernes, des banques et toutes autres structures mises en place afin de pérenniser l’exploitation. L’hymne international destiné à mobiliser les damnés de la terre sera transmis par les moyens de communication occidentaux, machines à écrire, TSF ainsi que par les tam-tams. Un assaut irrésistible en vue de l’affrontement final et de la victoire sur les troupes, les avions, les gaz réunis effrontément au nom de Dieu le Père, du Fils et du Saint-Esprit. L’établissement d’un ordre international nouveau visant à changer la vie et à faire régner la justice pour tous.
Conclusion: Actualité de Roumain
Les dernières années de Roumain à son retour en Haïti en 1941 montrent un changement de politique manifeste. Le Roumain révolutionnaire batailleur aux réactions impulsives et aux écrits acrimonieux fait place à un Roumain plus mûri, désireux d’éviter l’exil, de mieux évaluer les forces sur le terrain en vue de mettre sur pied des structures solides indispensables pour un véritable changement du système vermoulu, au prix de compromis. Il n’a pas développé son Analyse Schématique mais a laissé deux œuvres posthumes, un roman Gouverneurs de la rosée et un recueil de poèmes Bois d’ébène qui contiennent des recommandations pratiques à la conjoncture. Gouverneurs de la rosée, solution Roumain à l’échelle nationale, indique que la régénération du pays commence avec la génération du paysannat par l’unité des familles et le partage équitable des ressources contre les fléaux naturels avant de s’attaquer à l’iniquité du système politique, économique et social. Bien avant nous Stéphen Alexis, le père de Jacques Stéphen Alexis, a mieux que personne dégagé en quelques traits l’essence du roman: «Jacques Roumain a traité le problème le plus grave à mon sens de la vie haïtienne: la régénération de notre paysannat, de laquelle dépend celle de toute la nation» (Hoffmann 2003:1475). L’agriculture, premier impératif de développement, est la priorité de plusieurs études économiques récentes préconisant un nouvel ordre économique alternatif, au lieu de la globalisation et de la privatisation. Bois d’ébène, solution Roumain à l’échelle internationale, explosion de rage contre des siècles d’injustice, d’oppression, d’humiliations, est aussi un appel pour le rassemblement de toutes les races contre l’impérialisme des pays industrialisés unis dans leur imposition d’un système d’exploitation inacceptable. «Nouveau Sermon Nègre» exige l’authenticité du passé pour que la religion ne soit plus au service des conquérants, des puissants et des riches. «Sales Nègres» est un cri international de guerre contre l’exploitation et l’oppression du tiers-monde. L’incroyable lucidité de Roumain avait prévu une nouvelle occupation. En fait il y en a eu deux: l’une en 1994 et une autre présente depuis 2004. Le Président Préval demande timidement que les Nations Unies remplacent maintenant les tanks par des tracteurs (développement versus pauvreté), mais les grands ténors de l’ONU clament que le rôle de l’ONU est d’assurer la sécurité et non pas de développer (tanks versus pauvreté, la politique catastrophique des Duvalier et de leurs successeurs). Et c’est l’ONU qui dirige. Il en résulte la permanence d’un pays qui offre le spectacle d’une tour de Babel économique et politique au beau milieu d’une insécurité qui semble incontournable. À notre très humble avis, seul un État haïtien désireux et capable de mobiliser le peuple pour l’établissement, dans l’esprit de l’héritage Jacques Roumain, d’un programme de développement alternatif à long terme incluant des programmes à court terme de secours immédiats peut faire miroiter une lueur d’espoir pour notre pays saignant à vif. Merci pour votre patience.
—Franck Laraque
(cet essai était lu pour la première fois au colloque «Penser avec Jacques Roumain aujourd’hui» commémorant le centenaire de Jacques Roumain organisé par l’Université d’État d’Haïti, du 28 novembre au 8 décembre 2007)
Bibliographie
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Hazleton, Lesley, Mary A Flesh and Blood Biography of the Virgin Mother, New York: Bloomsbury, 2004
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Laraque, Franck, Défi à la Pauvreté, Canada: Éditions CIDHICA, 1987
«Centième anniversaire de naissance de Jacques Roumain» in Pluriel Magazine fév./mars 2007; «Fulgurance de l’Image dans la Poésie Révolutionnaire de Jacques Roumain» in Haiti et Littérature Jacques Roumain au Pluriel, New York: New Hemisphere Books, 2007
Laraque Guy F. Sur la Poésie, Port-au-Prince: Éditions Henri Deschamps, 1993;
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Laraque, Paul, «Rencontre # 4 Jacques Roumain» Port-au-Prince: CRESFED,1993;
Œuvres Incomplètes,(Poésie) Canada: CIDIHCA,1999; Lespwa, Port-au-Prince: Éditions Mémoire, 2001
Paul & Franck Laraque Haïti: La lutte et l’espoir, Canada: CIDIHCA, 2003
La Revue Indigène. Anthologie de la Poésie Haïtienne «Indigène» Nandein:Kraus Reprint,1971
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