Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com



Polémique sur Émile Roumer Un texte sur Émile Roumer que j’ai retrouvé après 22 ans

Je le partage à titre d’hommage posthume à ce géant et père fondateur de la littérature indigéniste haïtienne. Le 5 février dernier ramenait son anniversaire de naissance (5 février 1903–6 avril 1988).

À l’époque, 1983, écolier des terminales, j’avais conçu le projet de rendre hommage aux intellectuels et artistes haïtiens dans le triple but de 1) leur rendre un hommage de leur vivant contrairement à la pratique en cours, 2) de réaliser la première exposition de portraits en Haïti, et 3) de démystifier la perception de l’inaccessibilité de l’intellectuel haïtien par les jeunes. Je fis mes recherches, sélectionnai mes personnages, et armé de mon petit discours, m’en allai frapper à la porte des Frankétienne, Mona Guérin, Ertha Trouillot, Gérald Merceron, Roger Gaillard, Mangones, Languichatte, Frère Raphaël, Pradel Pompilus, Jean Fouchard et autres. Ils me reçurent superbement. Après chaque rencontre, je consignai mes impressions et mes conversations sur ces feuilles jaunies que j’ai retrouvées. Je retranscris le texte sur Roumer à 90% tel quel. J’ai dû éditer ça et là pour éclaircir un contexte ou corriger les inévitables erreurs orthographiques. Cet hommage est aussi une forme d’excuse à Roumer: j’ai, monstrueuse erreur, attribué «Marabout de mon cœur» à Oswald Durand dans mon CD d’histoires «Ti Cyprien/Dyaspora lang poudre».

Notez finalement que le projet en question n’a jamais pu être concrétisé. Le seul à qui j’ai pu rendre hommage, est sans doute Sixto—que je n’ai jamais rencontré—en perpétuant le genre qu’il a crée.

Je dédie ce texte aussi à Jacques Garçon en qui je me retrouve, quand il s’amuse à peindre des célébrités ou de parfaits inconnus à qui il veut rendre hommage dans la discrétion et la simplicité de son existence—et dont le 5 février ramène comme pour Roumer, coïncidence heureuse, l’anniversaire de naissance.

Le portrait de Roumer que j’avais réalisé peut-être vu en visitant: http://communityartsadvocates.org/charlot_lucien.html

(Portrait peint au couteau. Je ne me voyais pas peindre le Roumer visité avec des pinceaux souples. Notez que le personnage debout devant le portrait n’est pas Émile Roumer)

—Charlot Lucien

Rencontre avec Émile Roumer, 20 mai 1983 (5:20–8:25 pm)

La vielle photo du manuel de Littérature Haïtienne (Dehoux et Pompilus) trompe. Le type est plutôt clair de teint, presque «blanc». Intérieur modeste, mais que j’oublierai complètement car le personnage est captivant à 80 ans passés. L’an dernier encore, il enseignait au Lycée des Jeunes Filles où il estime avoir été renvoyé malhonnêtement.

«Yo koupe zòrèy mwen. Car finalement avec moi, des élèves corrigeaient des professeurs en français. Cela n’a pas plu à certains».

Je me demande encore combien de temps il me prendra pour réussir à glisser l’objet de mon entrevue dans la conversation. Chaque phrase était l’objet de considérations pénétrantes et pénétrées où perçait un caractère passionné.

«J’ai combattu les Américains avec force, et je continuerai encore à jamais. Ce sont des salauds».

Il est question de «ce cochon de Sténio Vincent», de «ce chien d’Eisenhower».

Au bout de combien de disgressions ma requête a pu elle être placée? Car le personnage n’écoute presque pas. Il discute de tout, il a des vues sur tout.

«Un écrivain ne peut être un génie que dans sa propre langue». «Castro est un type extraordinaire».

Il estime qu’en général, le public haïtien n’a accès qu’à des sources d’informations occidentales et américaines, alors que lui, il tient ses informations de toutes les sources, d’où matière à mésentente avec «zòt» quand il note nos «incohérences» dans la consommation de l’information.

Contre les journalistes américains, il explose: «Tonnerre! Ne laisse donc pas ces salauds, ces cochons te berner ainsi. Ils ne donnent que le son de cloche «pour». Et le «contre» Bon Dieu, et le «contre», qu’en faites vous?»

Il opine sur la situation faite en Haïti aux professeurs: «Entre un professeur et un chien, vraiment…» Un peu plus introspectif, il continue: «$320 de loyer, $300 de salaire. Quel pays! Et des enfants, des petits-fils».

La conversation va dans toutes les directions: «W. Romélus est d’une allure noble, il a des manières princières. Un véritable prince!»

«Le prix Goncourt en France l’an dernier (1982), c’est Depestre qui l’a eu. Et pense donc que ces imbéciles (de la presse) n’ont dû glisser qu’un entrefilet là-dessus».

Quelques uns de ses déboires personnels avec les Américains et Duvalier: «Je devais voyager pour assister à des Congrès d’écrivains socialistes dans le temps. Moscou vers les années 60? Cuba au début des années 80? Nein! Les Américains m’ont cherché des irrégularités dans mes papiers. Et pourtant, j’ai voyagé en Allemagne, en Suisse».

Il connaît l’Europe, puisqu’il a fait ses études à Paris et en Angleterre. Il accuse François Duvalier de lui avoir mis des bâtons dans les roues pour l’empêcher de voyager dans les pays socialistes au cours des années 60. Il accuse le même Duvalier d’avoir pillé, plagié Lorimer Dennis, s’appropriant ses écrits sans vergogne. Il n’en a pas qu’avec Duvalier et «ce cochon de Sténio Vincent». Il raconte également l’épisode du président Borno*.

«Borno, cet imbécile hein! Je suis un jeune étudiant, un jeune écrivain à l’époque. Vous avez intérêt à m’attirer vers vous, non? Hein? Qu’est-ce qu’il dit de mes débuts d’écrivain?» «Émile Roumer! Ses vers sont magnifiques, mais sa peau… pffft»… Je saisis ma plume et lui répondis le même jour par le biais du journal: «Borno, sa peau est magnifique, mais ses vers… pffft».

«On m’a raconté qu’il piqua une telle crise de colère ce jour-là, que n’était-ce les Américains, il m’aurait fait fusiller».

Roumer parle de Toussaint Louverture et de son rêve du retour en Dahomey, de la guerre du Sud et de ses conséquences pour Maitland et pour la Jamaïque. Il parle de Jacques 1er, et de Jacques 2ème, qui n’est autre que Fidel Castro lui-même. Il parle de l’Angola, puis passe à Carl Brouard «aux pieds douces qui est mort comme un chien».

Il évoque la création de la plus célèbre revue littéraire qui allait s’opposer aux forces de l’occupation américaine (1915–1935) par des jeunes poètes et intellectuels idéalistes. C’était en 1927. Ils étaient réunis, débattant un nom qui devait refléter la culture profonde du pays, et le rejet de l’occupation qui perdurait depuis 1915. Ils tergiversaient sur les appellations les plus attrayantes ou les plus acceptables, quand il (Roumer) se leva, frappa le poing sur la table et s’exclama: «Jean-Jacques Dessalines! L’Armée indigène, il nous faut une revue indigène! La Revue Indigène était née. Le père spirituel de l’indigénisme cependant est Jean Price-Mars, l’auteur de Ainsi Parla l’Oncle, la Bible de l’indigénisme. Roumer a pour lui ces mots élogieux: «Un homme modèle en tout point, qui n’a jamais fait de cochonneries dans sa vie».

J’écoute pantelant d’attention, tandis que son buste se renverse un peu en arrière, et qu’il se croise les mains sur les genoux en fronçant les sourcils: «Les Américains ont surtout peur de ce paysan à pieds nus, héritier direct, incorrompu de 1804». «Les Dominicains? On peut les écraser facilement à travers leur canne à sucre».

Il est 8:25 du soir. Je suis sur les lieux depuis 5:20, pour une requête qui ne devait pas prendre plus de 10 à 15 minutes. Je dois retourner chez moi, au quartier du Bois Verna où j’habite au numéro 82. J’ai l’impression de commettre un sacrilège en endiguant son verbe intarissable.

Comme je m’excuse d’avoir pris tout ce temps, et demande si je peux revenir avec des amis, et si possible une cassette pour l’enregistrer, il me fait la première phrase qui sans doute ne contient pas un juron: «Je suis un jeune vieillard de 80 ans dont les bras sont ouverts à la jeunesse».

—Charlot Lucien

*J’ignore si Borno était déjà président à l’époque de l’incident rapporté par Roumer.

Réponse de Frantz Bernier:

«Dans un miroir, je n’arrive pas à me voir
Je me ferme les yeux pour me voir
Je peaufine ma vie sur cette mise en scène qu’est l’existence».

Je lisais pour la énième fois «Les Testaments Trahis» de Milan Kundera, texte publié en 1993 aux Éditions Gallimard quand votre texte-entretien sur/avec Émile Roumer m’est parvenu à la fin de la semaine dernière. Je l’ai avalé d’un trait sans vouloir toucher après la timbale comme si au fond il me laissait une sensation aigre-douce sur les lèvres. Évidemment, j’apprécie hautement l’effort d’exhumation d’un poète indigéniste dans la mesure où l’on se donne la peine de le contextualiser.

Je n’ai rien, ou encore,je n’ai nullement la prétention d’apprendre quoique ce soit à ceux qui liront cette réflexion, mais j’ai la modeste idée de partager avec vous une vision déjà vieille et qui en plus a fait son temps et école.

1915–1934, parenthèse historique, qui a chaque fois été renouvelée et persistée que Léon Laleau a eu le bonheur d’appeler «Le choc»1 a été la période tremplin de l’épanouissement de ce mouvement culturel, non nécessairement littéraire, auquel bon nombre de poètes et d’écrivains ont pris part…

Rappelons que certains dires de Roumer répertoriés dans votre texte,

«Rencontre avec Émile Roumer, 20 Mai 1983 (5:20–8:25 pm)», ne peuvent rendre aucun service à la littérature, au contraire, au contraire, comme dirait ce vieux ridicule Sénateur de la République en 19912.

Nous autres Haïtiens aimons trop souvent nous référer aux pourcentages, même s’ils sont très souvent invérifiables. Vous avez mentionné: «Je retranscris le texte sur Roumer à 90% tel quel…» Je ne sais pas, peut-être que j’ai mal compris le mot retranscription telle qu’elle est définie par Le Petit Robert : «Nouvelle transcription ou Transcrire: copier très exactement, en reportant; comme transcrire un acte de naissance, de mariage, etc…»

Le travail fait avec ce grand nom de notre littérature, il faut le reconnaître d’entrer de jeu, est méritoire, mais j’aurais préféré un hommage plus honnête dans la perspective d’une diachronie éclairante du mouvement qui a produit les Lorimer Denis, Carl Brouard, François Duvalier, Diaquou et Roumer lui-même.

Car, notre littérature a trop souffert de la vision pauvre et réductionniste des idéologues masqués en critiques, et qui parfois sous le label de «créateurs» font le procès de leur vision de la société. Rappelons en passant ce titre pompeux et regrettable de Gérard Étienne: «Un ambassadeur macoute à Montréal», l’homme qui a achevé ses jours «d’écrivant» dans les colonnes honteuses de l’hebdomadaire Haïti-Observateur…

Revenons à votre texte, il est suspect à mon avis : «Émile Roumer! Ses vers sont magnifiques, mais sa peau… pffft», «Borno, sa peau est magnifique, mais ses vers… pffft… On m’a raconté qu’il piqua une telle crise de colère ce jour-là, que n’était-ce les Américains, il m’aurait fait fusiller…»

Je m’en fous chers amis, je suis confus et abasourdi par-devant ces dires. Ils l’ont sauvé de la fusillade. Hélas! Au cours de la parenthèse que j’ai appelée/persistée/renouvelée, le fameux énigmatique Borno avait déclaré aux journalistes que le pays n’avait le choix qu’entre «la disparition définitive dans l’abjection, la famine et le sang, ou la rédemption avec l’aide des États-Unis». Que comprendre dans cette contradiction? Oublions tout cela, parlons littérature, s’il vous plaît.

À bientôt pour une réflexion sur l’indigénisme.

—Frantz Bernier, bernierfr@verizon.net

(1) Le titre d’une chronique de Léon Laleau.

(2) Allusion faite à une interview donnée par Dupiton à Rothschild François Junior de Radio Métropole.

Une note de Jean-Robert Boisrond à Frantz Bernier:

Salut à toi camarade Bernier:

Même tout trempé des suites d’une tempête de grêle qui continue à s’abattre sur toute la région septentrionale des US en cette soirée du 8 mars, Je ne pouvais m’empêcher de lire et même relire ta réflexion, ta profonde réflexion je dirais. J’en suis ému. Définitivement, je saurai partager à tous nos amis d’ici la fin de cette présente semaine mes réflexions sur le sujet.

En toute amitié!
jeanrobert.

Réponse de Charlot Lucien à Frantz Bernier:

Hello Frantz,

Je m’excuse de n’avoir pas pris le temps d’accuser réception de ton texte beaucoup plus tôt.

Je confesse honnêtement que je n’ai pas compris toutes les considérations que tu as voulu faire passer, mais c’est quand même un honneur que tu aies pris le temps de lui dédier toute cette attention. Note que mes intentions étaient un petit peu différentes de ce que tu as voulu analyser. À bientôt pour la «réflexion sur l’indigéniste»… (Roumer?). Avec ton excellent passé dans le domaine, tu ne manqueras pas de faire revivre certaines de nos figures littéraires avec le même brio qu’ont apprécié tes anciens élèves. Pense aussi élargir le cadre de distribution de ces réflexions à quelques sites assez prisés par des lecteurs assidus et assoiffés.

À bientôt,
Charlot Lucien

Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com