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Le centenaire de Sartre
(Hommage d’un Haïtien de la diaspora)

—par Tontongi

Restauration macoute en Haïti

Jean-Paul Sartre dans une manifestation en faveur des immigrés, 1971.

L’année 2005 marque le centenaire de Jean-Paul Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris. Il est mort le 15 avril 1980, mais vingt-cinq ans après, ses questionnements et doutes existentiels demeurent aussi actuels que jamais. Dans son allocution pour sa deuxième investiture en janvier 2005, George W. Bush, le président des États-Unis, a utilisé le mot «liberté» plus d’une douzaine de fois pour soutenir son projet de domination globale par l’imposition de la «démocratie» par la force militaire. C’est dire combien le mot liberté devient-il subverti, perverti, comme le sont beaucoup de valeurs humanistes que nous nous étions habitués à considérer comme positives: l’altruisme, la générosité, le sentiment du juste, l’assistance à personne en danger, etc. Dans le contre-paradigme des Républicains, de surcroît majoritaires dans les deux chambres du Congrès et à la Cour suprême, la charité est égale à l’enabling (permissivité), la justice au softness (mollesse) envers les criminels, tandis que la générosité équivaut au foulness, l’imbécillité.

N’en déplaise aux révisionnistes réactionnaires, la plus pertinente des thèses sartriennes—à part sa critique radicale de l’exploitation de classe et de la mauvaise foi bourgeoise—demeure son embrassement de la liberté individuelle qu’il considère comme irréductible au déterminisme social et à l’autoritarisme étatique: l’individu a toujours le droit de dépasser le cadre restreint la société veut lui imposer, dérouter ses classements, ses attentes, ses piéges épistémologiques. «Vous pouvez toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de vous», disait-il à longueur de ses œuvres. Cette attitude est particulièrement soulageante dans le contexte actuel de la lutte anti-terroriste aux États-Unis où tout le monde, aux yeux de la police vigilante, ressemble à un terroriste, particulièrement si vous êtes de ce teint «easterner», oriental, latino, méditerranéen ou d’un noir suspect (par exemple d’origine somalienne, soudanaise, égyptienne); en résumé presque tout le monde.

À l’heure où les médias états-uniens et beaucoup d’intellectuels de l’Establishment occidental s’acquiescent sans protester devant la logique de guerre proposée par W. Bush; à l’heure où le spectre «terroriste» est brandi comme un épouvantail qui neutralise tout sens critique; à l’heure où le courage intellectuel devient une espèce en voie d’extinction; à l’heure où toute une classe politique en Haïti n’a rien rien d’autre à offrir que la platitude, le revirement et l’opportunisme, prête à hypothéquer le devenir du pays pour satisfaire leur ego et mesquines ambitions; à l’heure où les questionnements sur la finalité humaine se présentent avec une perspicacité renouvelée, c’est bien confortant d’honorer la mémoire du philosophe occidental le plus connecté, après Marx, à la problématique de l’exploitation de classe et de la domination impérialiste.

Herbert Marcuse l’avait appelé «la conscience critique du vingtième siècle». Les Français le considéraient pour un temps, possiblement aujourd’hui encore, comme le dernier de leurs «maîtres à penser» dans la lignée de Voltaire, Rousseau, Hugo, Balzac, etc., et ne semblent pas encore décider si son génie créatif est exclusivement littéraire, philosophique, politicologique ou bien les trois ensemble. Ses actes proprement politiques dérangeaient si tant les chefs d’État—y compris Charles de Gaulle—qu’ils ne pouvaient se priver de le flatter et de traiter d’égal à égal avec lui: «On n’inculpe pas Voltaire», disait de lui de Gaule quand la droite va-t-en guerre à Paris le pressurait pour punir Sartre pour son militantisme contre la guerre d’Algérie.

Aujourd’hui, plus d’un aurait aimé dire «Sartre, c’est fini !», remplacé par un postmodernisme triomphant, démissionnaire, porté à un désespoir d’autant plus plus inouï qu’il n’est même pas existentiel—sa facticité, sa superficialité se posant comme cosmique finalité. Le règne de la toute-puissance des corporations.

Sartre est loin d’être fini. Sa témérité, son parti pris pour les damnés de la Terre, son antipathie envers la bouffonnerie et l’avarice des possédants, ses interpellations des autorités, sont autant de sources d’inspiration pour ce début de siècle où l’angoisse elle-même est marketisée. En fait, ç’aurait été un scandale, quand Sartre était vivant, que de soutenir, comme on l’a vu en Haïti en février 2004, une entreprise franco-étatsunienne qui perturbe un processus constitutionnel démocratique et qui remplace un président légalement élu par un figurant choisi par la Maison blanche et l’Élysée. Ç’aurait été aussi un scandale que George W. Bush serait réélu à la présidence des États-Unis après avoir échoué presque sur tous les champs, intérieur et extérieur: empirer la récession, casser les libertés civiles, lancer une guerre inutile sur de fausses rationalisations, heurtant en passant les intérêts stratégiques du pays à un niveau comparable au temps de la guerre contre le Vietnam, faisant en passant du pays la risée et le boggyman du monde.

À la lueur des machinations de la Maison-Blanche pour crédibiliser ses arithmétiques fantasmagoriques concernant l’arsenal d’armes de destruction de masse que posséderait l’Irak, justifiant ainsi sa poursuite délibérée de la guerre contre un pays meurtri par plus de douze années d’embargo général, qui tuait des milliers de personnes, et surtout des enfants, des années après la fin de la guerre du Golfe persique de 1991. À la lueur du grand vide moral et des lâchetés intellectuelles qui minent la conscience de ce nouveau siècle où la guerre contre les partisans et résistants irakiens équivaut—sans transition aucune ni même une simple question—à la guerre contre le Grand Démon Saddam Hussein. Entre-temps, il est vrai, tout le monde était devenu terroriste en Irak, exceptés les collabos et les têtes désarçonnées du Grand Allatolah Sistani.

À la lueur, aussi, du long et farouche combat qui reste à lancer pour concrétiser l’avènement d’un monde juste, humaniste, sensible, généreux, solidaire des malheurs existentiels et socio-politiques de l’Autre et des pauvres, contrecarrant ainsi le présent système de capitalisme post-sauvage où l’exploitation est virtualisée, c’est-à-dire non réellement existant dans le schéma conceptuel, donc non-problématisée, et dont l’objectif suprême est de créer un ordre géostratégique à l’image d’un Dieu bien-pensant et calculateur, le règne de l’Evangile, la Nation, Le Profit, la Loi et l’Ordre collaborant tranquillement. Oui, à la lueur d’une si profonde mystification de l’entendement, Sartre reste bien vivant, défiant, indépassable: la lutte pour fonder l’espoir restera inchangée tant que subsiste l’oppression et l’exploitation d’un groupe humain par un autre groupe humain.

Dans un article que je lui ai consacré en 1985 pour marquer le cinquième anniversaire de sa mort, j’ai souligné le «dialogue difficile» qu’il a eu avec le marxisme: «Sachant que personne n’est libre si toute la société ne l’est pas, on comprend dès lors son effort pour intégrer la dialectique marxiste dans son ontologie de libération totale». Son éventuel désenchantement du marxisme portait particulièrement sur ce qu’il considérait comme l’application «positiviste» qui était faite de celui-ci dans les régimes de démocratie populaire, leur reprochant l’aspect statique, bureaucratique, définitif qu’ils prenaient, comparé à la dynamique révolutionnaire du marxisme lui-même: «Observant, après Mao, que la lutte des classes continue même sous un régime de planification socialiste, [Sartre] plaidait pour une sorte de révolution culturelle permanente, à la Mai-68, qui viendrait rompre ainsi la tranquillité, la conformité, bref l’embourgeoisement, qui est la tendance naturelle de toute révolution réussie», écrivai-je.

La liberté intellectuelle sartrienne ne s’est jamais laissée entraver par aucun scrupule et il fut le plus sévère critique de lui-même. «À l’époque même où il défendait l’Union soviétique contre les attaques des réactionnaires de tous poils, il était le premier, bien avant Soljenitsyne (c’était en 1950) à dénoncer les camps de détention et, plus tard, l’invasion de la Hongrie. Cependant, ça ne lui a pas empêché de concentrer ses tirs les plus farouches sur l’impérialisme occidental, particulièrement sur les États-Unis—contre lesquels durant toute l’époque de la guerre du Vietnam Sartre a présidé le Tribunal Russel dont l’activité principale consistait à “juger”, à dénoncer devant l’opinion mondiale les atrocités commises par l’agression yankee».1

La relation de Sartre à la révolution cubaine de 1959–1960 a été d’abord enthousiaste, puis devenait plus distante, et éventuellement critique. Dans une série d’articles intitulée «Ouragan sur le sucre» écrite en exclusivité pour le journal France-Soir dont Sartre fut le ad hoc correspondant spécial couvrant la révolution à Cuba, il exulta pour ce qu’il considérait comme la matérialisation, dans la révolution cubaine, du concept de fraternité et solidarité révolutionnaire qu’il a décrit dans Critique de la Raison dialectique, parue à la même époque (1960). Se liant d’amitié avec Fidel Castro et Ché Guevara, la lutte victorieuse des dominés révolutionnaires contre le ci-devant système d’oppression des dominants l’avait évidemment ravi. Une photo de l’époque le montre en compagnie de Simone de Beauvoir et Fidel Castro dans une chaloupe au grand large de Cuba.

Je suis persuadé que l’adhésion inéquivoque et soutien critique de Sartre à la révolution cubaine durant ces premiers moments de «lune de miel de la révolution» avaient aidé à un réalignement pro-castriste parmi la gauche européenne, et, du coup, empêché la constitution d’une Sainte Alliance euro-étatsunienne. L’argument anti-castriste des États-uniens avait perdu du poids en Europe parce que les plus illustres intellectuels de l’Europe étaient contre, ou n’étaient pas convaincus assez pour mourir pour lui.

C’est bien malheureux que l’intuition originale de Sartre et de beaucoup d’autres intellectuels européens quant à la distinction entre le communisme extérieurement imposé sur l’Europe de l’Est et le communisme «autochtone», foncièrement anti-capitaliste et anti-colonialiste, de Cuba, sera contaminée par la nouvelle vague du soljenitsysme qui rendait la notion de rejet du «goulag» attrayante, elle-même nourrie par un désenchantement endémique du communisme, ayant entre autres pour source l’existence réelle du goulag et la propagande contrariante des États-unis—qui plaçaient tout mouvement d’opposition anti-capitaliste et anti-impérialiste sous le parapluie de l’anathème communiste, l’ennemi à combattre. L’équation était inculquée dans l’esprit que le communisme est «totalitaire», donc prédisposé à l’oppression et à la terreur. D’anciens trotskystes et maoïstes se métamorphosaient ainsi, à l’instant de la sortie d’un titre sensationnel, en dénonciateurs véhéments du communisme/marxisme, concept combiné dont ils rendaient responsable de tout.

Les «nouveaux philosophes», André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy et Jean-Marie Benoist à leur tête, occupaient le haut du pavé à l’époque, hache à la main; pour eux le mal était déjà dans l’œuf rouge robespérien et marxiste. Irrécupérable. C’est dans une telle ambiance renonciatrice et exorcisante que René Depestre, poète rebelle marxisant haïtien, fraîchement immigré à Paris, arrivait à dénoncer non seulement le système castriste, pourtant son ancien protecteur en exil anti-papadocien, mais aussi le socialisme en général. Sartre était plus sensible et nuancé. Même quand tenté par l’attrait de la mode renonciatrice, Sartre résistait jusqu’à la fin de sa vie, les pressions de la nouvelle vague générationnelle et conceptuelle pour renoncer sa solidarité «à un corps de gens qui luttent», justifiant par cet impératif son ci-devant statut de «compagnon de route» du Parti communiste français.2

Dans l’article sus-cité, je questionnais d’abord ma sympathie à son endroit: «Pourquoi tant d’intérêt à Sartre, un philosophe occidental qui se situe lui-même “du christianisme à Hegel” et dont l’essentiel de la pensée—tantôt fructueux tantôt critique et finalement amer avec le marxisme—pourrait se résumer à sa quête radicale de la liberté individuelle, posée comme absolue dans un cadre “pratico-inerte”, à son tiraillement permanent entre la contingence et la transcendance, entre l’Être et le Néant, entre l’Existence et l’Essence? Quel rapport entre un boat-people chassé par la misère et la répression et ce discours pompeux sur la dialectique de l’Homme et de l’Histoire?»3, me demandai-je.

J’ai lu La Nausée, Le mur et Le Diable et le Bon Dieu quand j’étais adolescent à Port-au-Prince. J’ai eu vent de ses hardiesses à Paris, cette façon qu’il avait, comme l’a dit Jean Genet, «d’emmerder la bourgeoisie». J’essayais d’imaginer comment Papa Doc l’aurait traité s’il était Haïtien. Le fusillerait-il? Ou, le placerait-il à Fort-Dimanche, pour le rééduquer?4 Sa solidarité avec les luttes de libération du Tiers-monde était totale, authentique, généreuse. Il embrassa Frantz Fanon comme un camarade de longues années, se joignant sans réserve à la résistance contre la guerre d’Algérie. Il menait son militantisme tous azimuts à son corps défendant: sa maison aura été à plusieurs reprises plastiquée.

Oui, Sartre est bien vivant aujourd’hui; son intrépide défi critique contre l’oppression résonne encore chez beaucoup; sa transcendance de la contingence, ses questionnements sur l’absurde et la mauvaise foi, sont autant pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient dans les décades après-guerre. Devant la facilité avec laquelle George Bush, Tony Blair et les Néo-cons transatlantiques arrivaient à berner et zombifier plus d’un, l’homme que Jacques Audiberti a qualifié de «veilleur de nuit présent sur tous les fronts de l’intelligence» reste encore indispensable. Que dirait-il de Régis Debray qui a cautionné l’entreprise néocolonialiste de Jacques Chirac en Haïti? Que dirait-il de René Depestre qui trahit avec de belles proses parisiennes les beaux rêves généreux de sa jeunesse?

—Tontongi, Boston, mai 2005

1 Cf. Eddy Toussaint, «Sartre ou le mariage de la philosophie et l’engagement politique», Nouvelle Stratégie, Boston, juin-juillet 1985.

2 Lire l’interview de Sartre avec Benny Lévy dans l’hebdomadaire Nouvel Observateur en date du 10 au 16 mars 1980.

3 E. Toussaint, «Sartre ou le mariage de la philosophie…»

4 Fort-Dimanche est le nom d’une fameuse prison à Port-au-Prince pour les détenuspolitiques sous les gouvernements de François Duvalier et Jean-Claude Duvalier (1957–1986).

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