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Un an après le rapt:

Pour une praxis de libération conséquente autour d’un consensus national stratégique en Haïti

—par Tontongi

Restauration macoute en Haïti

Restauration macoute en Haïti, dessin au crayon par Leslie Désiré, 1988

Dans la nuit du 28 au 29 février 2004, un détachement de «marines» étatsuniens envahit la résidence privée du président Jean-Bertrand Aristide à Tabarre, une banlieue de Port-au-Prince, et force le président à l’exil. Selon certaines sources, le commando étatsunien a évoqué l’avancement des troupes rebelles sur Port-au-Prince, et employé des chantages voilés sur la vie privée et la sécurité du président, pour l’amener à signer une note de démission. On l’emmène contre son gré à Bangui, la capitale de la République centre-africaine. Aristide dénonce l’intervention comme un «kidnapping» et une perversion de la constitution haïtienne. Et il a grandement raison. Ce second coup d’État contre Aristide, sans doute précipité en grande partie par le souci des Nord-Américains de précéder l’intervention annoncée et déjà en marche de la France, a occasionné des émeutes, des pillages, des tueries et diverses autres actes de violence dans presque toute la capitale et des villes de provinces, créant une atmosphère générale de chaos et d’anarchie.

À en croire les reportages dans les médias étrangers, on dirait que tout le monde en Haïti demandait la démission d’Aristide. Or, ce n’était nullement le cas en réalité. Une sorte de majorité passive, abusée, désenchantée, sur la défensive mais toujours loyale, continuait à le soutenir jusqu’à la fin, particulièrement parmi les classes déshéritées du pays. Bien que quelques éléments éparses de la gauche se joignissent au mot d’ordre de l’opposition et de la droite réactionnaire demandant la démission d’Aristide, la gauche haïtienne dans sa majorité restait plutôt non-engagée pour ainsi dire, beaucoup d’entre ses membres, quoique critiques du populisme aristidien et des exactions du régime, continuaient d’insister sur le fait qu’il a été démocratiquement élu et que l’opposition, malgré le bien-fondé de certaines de ses revendications, demeurait un amalgame de personnalités et de groupements disparates motivés par leurs propres finalités subjectives (pouvoir, affaires, haine du président, revanchisme, etc.), qui n’avaient rien à voir à la lutte démocratique et révolutionnaire du peuple haïtien.

Sainte Alliance la France-EUA

Le kidnapping du président élu du pays et l’occupation étrangère qui en résultait au moment où la nation commémorait le bicentenaire de son indépendance, une indépendance conquise au prix d’incroyables sacrifices par d’anciens esclaves, constituent une terrible tragédie qui continuera à traumatiser le peuple haïtien pour des générations à venir. Tout d’abord, il y a le travail de sape préparatoire, systématique, renforcé de mois en mois, puis la nature brutale, outrageuse, violatoire de l’acte, la façon dont la force et la malice ont été employées—pareillement au rapt de Toussaint Louverture deux cents ans plus tôt—pour porter Aristide à signer la note de démission. Graham Greene lui-même aurait sans doute été pétrifié par la série d’illogismes, de relations disparates, d’extrémismes dans la bouffonnerie, et aussi du caractère petit-nègre et grand-blanc de toute l’entreprise, qui semble confirmer pour le néo-colonialiste, encore une fois, l’image de la «république figue-banane» que j’ai déplorée au début de la «crise».1

La coopération franco-étasunienne dans la mise en application du coup de force a permis à la France de faire d’une pierre plusieurs coups: prendre sa revanche sur l’embarras que lui a fait essuyer Aristide sur sa demande de la restitution de la somme versée à l’État français à partir de 1825 comme indemnité pour reconnaître l’indépendance d’Haïti; humilier un État d’anciens esclaves qui portait le coup d’envoi contre le colonialisme moderne et l’empire français; et aussi, se rapprocher des États-Unis après la rupture sur la guerre conte l’irak.

En effet, l’opposition de la France à la guerre contre l’Irak ne l’ayant apporté que des ennuis (hostilité des États-Unis, perte d’influence et de contrats alléchants, etc.), et la toute-suprématie de l’unique-superpuissance EUA l’ayant permise de faire ce qui bon lui semble de toute façon, la politique de la France, depuis au moins le lancement empirique de la guerre, a été de se rapprocher des États-Unis. La crise haïtienne lui aura procurée l’occasion d’or. La véhémence des critiques de la France contre la politique irakienne de George W. Bush avait fait oublier que les deux gouvernements, conservateurs et interventionnistes, avaient plus de points de convergence que de divergence. Leur rapprochement se fera donc sur le dos d’Haïti.

Ce n’est pas la première fois que la France et les États-Unis collaborent dans une jointe approche envers Haïti. En février 1986, face à l’insurrection de plus en plus violente et révolutionnaire du peuple contre le régime autocratico-fasciste de Bébé Doc, François Mitterrand et Ronald Reagan manigançaient une sortie en douceur pour celui-ci, faisant en sorte, au demeurant, que les rênes du pouvoir restent dans les mains des satrapes du régime, sauvant ainsi le système d’une possible révolution populaire. La France et les États-Unis se prêtaient aussi la main durant le premier coup d’État anti-Aristide du 30 septembre 1991; l’intervention décisive de l’ambassadeur français avait sans doute sauvé Aristide du pire, mais il travaillait en même temps de concert avec l’ambassadeur étatsunien pour pressurer Aristide à calmer ses partisans. Plus récemment, le gouvernement de Jacques Chirac soutenait sans sourciller la politique d’embargo sur l’aide contre Haïti décrétée en 2001 par la nouvelle administration de George W. Bush, bloquant ainsi une aide cruciale pourtant négociée et consentie par la Banque inter-américaine de développement; tandis que la France usait de ses influences pour décourager toute possibilité d’aide de l’Union européenne au gouvernement d’Aristide.

Un mouvement populaire précédant Aristide

En un sens, la tête d’Aristide a été un prétexte à un plus long texte dont l’aboutissant, l’enjeu final, est l’élimination du mouvement populaire progressiste et révolutionnaire haïtien—ou de toute référence au pouvoir populaire en Haïti. La propulsion massive du peuple dans l’arène politique remonte aux manifestations des mois de janvier et février 1986, soit quatre ans avant l’élection d’Aristide à la présidence, au cours desquelles la lutte démocratique progressait à pas de géant. On sait que les classes possédantes dominantes—la bourgeoisie compradore et les grands dons latifundistes—n’étaient pas favorables à l’arrivée du Lavalas au pouvoir pour la simple raison qu’elles le considéraient comme un «overgrowth» du mouvement populaire anti-macoutique, démocratique et pro-socialiste. Ces classes voyaient l’activisme des milieux populaires, y compris le populisme classiste du «prêtre rouge», avec suspicion. Aristide a utilisé les symbolismes de cette convergence-identification pour sa propre démagogie du pouvoir, mais la réalité de la lutte et des revendications demeure vraie, légitime, attendant des solutions pratiques.

On ne saurait appréhender dans leur complexité les récents agissements franco-étatsuniens en Haïti sans remonter à l’histoire parallèle et interactionnelle de la France et des États-Unis avec la jeune république noire. En fait, la France n’a jamais pardonné aux Haïtiens la perte de non seulement sa plus florissante colonie, appelée jadis Saint-Domingue, mais aussi de la Louisiane que la défaite de Napoléon à Saint-Domingue l’obligeait à vendre aux États-Unis pour financer la guerre que la France menait alors contre l’Angleterre. Loin d’être reconnaissants envers Haïti pour leur avoir favorisé l’achat de plus du double de leurs territoires d’alors, les États-Unis le voyaient plutôt comme une preuve supplémentaire du «mauvais exemple» que celle-ci représentait en tant que nation d’anciens esclaves, donc négation du système esclavagiste toujours en vigueur chez eux. Il a mis ainsi aux États-Unis plus de cinquante-huit ans (1862) pour reconnaître l’indépendance d’Haïti, soit sous l’administration d’Abraham Lincoln qui poursuivait au moment une guerre contre les sécessionnistes sudistes, partisans du maintien de l’esclavage aux États-Unis.

Le coup de force franco-étatsunien contre Aristide participe dès lors de la volonté des deux pays occidentaux d’imposer leur conception néo-colonialiste sur un pays de la dite périphérie qu’ils considèrent comme un État-client relevant de leur sphère d’influence. Ils agissaient donc très rapidement pour contrôler la situation dans un sens qui satisfasse leur soif de revanche contre Aristide et Haïti, tout en renforçant et protégeant leurs intérêts impérialistes respectifs en Haïti.

L’intervention de la France et des États-Unis dans la crise haïtienne et leur renversement d’Aristide du pouvoir constituent deux actions illégales qui ne peuvent pas être a posteriori justifiées ou légitimisées, en dépit du fait qu’elles pourraient avoir prévenu des batailles rangées—et donc possiblement un bain de sang—entre les insurgés armés et les forces pro-gouvernementales. De toute façon, la probabilité de la prise du pouvoir par les insurgés n’était pas vraiment sûre, étant donné que ceux-ci constituaient à peine deux cents hommes, tandis que Port-au-Prince regorgeait de groupes armés réguliers et irréguliers, beaucoup d’entre eux partisans d’Aristide, prêts à le défendre et résister toute offensive des insurgés sur Port-au-Prince. Ce qui était sûr par contre, c’est que plus de personnes ont été tuées, plus de maisons et d’établissements étaient pillés, plus de dommages, physiques et émotifs, étaient causés après le rapt et l’exil d’Aristide que durant toute la période de la phase finale de la crise, qui commençait le 5 février 2004, quand Gonaïves tombat aux mains des insurgés.

L’intervention a profondément subverti la régularité constitutionnelle haïtienne et imposé une option unilatérale établissant la prépondérance des intérêts impérialistes propres de la France et des États-Unis, quoiqu’en dise leur propagande secouriste. C’est un cas classique d’imposition des intérêts des plus forts dans les droits internationaux du moment, comme on l’a vu en Afghanistan, en Irak ou en Côte d’Ivoire. Dans leur hâte d’intervenir, ni la France, ni les États-Unis n’avaient cure de demander l’autorisation du gouvernement d’un État souverain, même si Aristide, il est vrai, semblait inviter George W. Bush à intervenir—en sa faveur bien sûr—dans son interview à CNN deux jours avant l’intervention. La convocation, sur la forme, du Conseil de sécurité de l’ONU et la résolution subséquente du premier mars 2005 autorisant l’intervention, ne faisaient qu’entériner, après coup, une action illégale selon les lois internationales, plus particulièrement les règlements de l’OEA interdisant le renversement d’un régime constitutionnel d’un État membre par un autre.

Tout au long de la crise, d’abord la Convergence démocratique, puis la super-coalition dénommée Plate-forme démocratique préconisaient ouvertement l’intervention de George W. Bush pour venir déloger Aristide du pouvoir. Mais quand la victoire par la baïonnette des rebelles s’avérait imminente, l’opposition se positionnait comme «anti-interventionniste». Malgré leur démenti à aucune connivence avec les rebelles, il était clair que beaucoup d’éléments et leaders de l’opposition anti-Aristide les soutenaient frénétiquement, comme l’avait d’ailleurs avoué Evans Paul. Entre-temps, Aristide, qui jouait la carte nationaliste quand les opposants demandaient l’intervention des États-Unis, maintenant lançait des flatteries à l’endroit du shérif du Nord, notamment dans son interview à la chaîne de télévision câblée CNN deux jours avant le «forcing», pour l’aider à se prémunir contre les insurgés qui occupaient alors le Nord et le Centre-Nord du pays, menaçant Port-au-Prince. Au lieu d’un leader d’un régime démocratique menacé appelant à la solidarité des démocrates du monde entier pour le soutenir, Aristide donnait l’image d’un homme vaincu, défait, fatigué et désemparé qui suppliait son supplicier et qui n’avait rien d’autre que la pitié à offrir à ses supporteurs.

Les actions unilatérales des États-Unis et de la France, leur total mépris de la souveraineté nationale d’Haïti, joint à leur emploi symbolique, humiliatoire, de l’image du pays comme objet lamentable de leur velléités bonnes-samaritaines dans les circonstances que l’on sait, sont inacceptables et ne sauraient être cautionnées ou justifiées sous aucun prétexte. L’intervention franco-étatsunienne non seulement viole la souveraineté nationale haïtienne, traitant tout le pays comme l’arrière-cour des États-Unis, comme une «république banane» dépourvue de droits, elle donne aussi l’impression qu’on peut le faire impunément, parce ce que ce pays n’est rien qu’un accident de l’Histoire, hors de la civilisation.

Les États-Unis et la France ont peut-être les forces militaires nécessaires pour subjuguer un peuple faible, pauvrement armé, mais ils doivent comprendre que leurs actions sont aussi barbares que celles qu’ils dénoncent chez leurs ennemis et qu’elles souillent la prétention de supériorité morale qu’ils assignent à leur civilisation. Prétendre défendre le respect des droits et la démocratie, et en même temps renverser par la force un régime démocratiquement élu, est le comble de l’hypocrisie. C’est une politique de deux poids deux mesures valable seulement selon les impératifs néo-colonialistes de leurs intérêts.

Le premier ministre intérimaire de facto, Gérard Latortue, et son ombre légaliste Alexandre Boniface, sont des figures d’apparat dans un grand théâtre-schéma néo-colonial. C’était tout de même bizarre de voir le premier ministre dénoncer la Jamaïque pour avoir accepté de séjourner Aristide pour un temps, allant jusqu’à suspendre les relations diplomatiques avec ce pays. Pourquoi une telle véhémence de rejet contre les pays de la CONACOM qui pourtant défendaient honorablement la cause de la souveraineté d’Haïti face au shérif du Nord impulsif et arrogant? Les membres de l’organisation des pays caraïbéens avaient fait montre d’une certaine dignité et une grande indépendance dans leur rôle de médiation, et ils étaient dans leur droit dans leur insistance sur une commission d’enquête de l’ONU pour éclaircir les conditions d’enlèvement d’Aristide du pouvoir.

L’empressement de Gérard Latortue à embrasser les leaders de la rébellion armée durant les premiers jours de son administration disait déjà long sur ses vraies intentions «démocratiques», que venaient confirmer la caution officielle des exécutions sommaires et l’emprisonnement illégal des milliers de militants et sympathisants Lavalas. Il y a certes des cassures aujourd’hui, une année plus tard, dans les rangs des anciens conjurés anti-Aristide, mais c’est encore là dans l’ordre de la stratégie néo-colonialiste.

Un éclaircissement ici s’entend. Nous avons longtemps pris nos distances, depuis 1994—l’année du retour humiliant d’Aristide en Haïti—avec le mouvement Lavalas, déplorant l’orientation démagogique et anti-démocratique du régime; cependant la répression disproportionnée des militants pro-Aristide par le présent gouvernement de facto nous abhorre. Elle ne fait que répéter le cycle infernal, récurrent, la sorte de malédiction historique du pays: répression, dépression, dictature, paupérisation aggravante continuelle—et ainsi de suite. Nous demandons la fin de cette spirale de dégradation.

L’ancienne armée veut toujours se faire reconstituer dans l’État haïtien, tandis que Latorture et la clique de malfrats au pouvoir s’affairent à manufacturer des élections sur mesure, maintenant ainsi leur grippe au pouvoir indéfiniment, éliminant en passant le mouvement revendicatif populaire.

À l’heure qu’il est, la division n’est pas seulement entre, d’un côté, les partisans Lavalas du président déchu et leurs chimères de choc, et, de l’autre côté les«démocrates» du gouvernement, de la «Société civile» et leur troupe de choc des ex-militaires; mais plutôt entre, d’une part les vendeurs de patrie de toute sorte, qui incluent beaucoup de membres des deux camps soi-disant antagonistes, et de l’autre part, les gouverneurs de la rosée qui veulent continuer à semer la liberté, la dignité, appelant pour un développement autonome et progressiste basé sur la richesse humaine et naturelle du pays, et non sur un paradigme de la charité et de la dépendance.

Ce qui rend aujourd’hui nécessaire la mise sur pied d’une sorte de force tiers, une nouvelle coalition fondée sur une nouvelle vision des choses, une autre façon de faire, un nouvel horizon. Car le devenir dans la répétion et la malédiction n’est pas inéluctable, loin de là. À en voir les actuelles mobilisations contre les états de fait et les revendications pour un État de droit, fondé sur l’humanisme et la justice sociale, la cause de libération haïtienne reste encore vivace, quoiqu’en pensent les gouverneurs de la sécheresse.

La faillite de toute une classe politique pourrie

C’est en ce sens toute une classe politique pourrie, corrompue, indifférente aux notions de droits, de justice, de liberté et de dignité humaine que nous rendons responsable de la tragédie présente d’Haïti; et cette classe politique comprend non seulement la Convergence démocratique, la Plate-forme démocratique et la Société civile des 184, mais aussi nombre de Lavalassiens qui ne voyaient pas la similarité entre les actes de banditisme et procédés antidémocratiques qu’ils reprochaient jadis aux duvaliéristes et aux putschistes de Cedras et de FRAPH, et leurs propres actions quand ils étaient au pouvoir. Mais, comme on dit, deux maux ne font pas un bien, un mal ne saurait justifier un autre mal. Nous les rendons tous responsables, parce qu’ils n’avaient pas vu au-delà de leurs petits intérêts claniques respectifs. Par exemple, si la sauvegarde du processus démocratique et l’espoir d’un État de droit étaient vraiment l’objectif des opposants anti-Aristide, comme ils le proclamaient à tout bout de champ, ils auraient du accepter d’engager Aristide quand il offrait, le dos au mur, de négocier sur la nomination d’un premier ministre choisi par ou acceptable à l’opposition. Un tel arrangement, si poursuivi, aurait eu l’avantage de balancer, de tempérer les pulsions autocratiques d’Aristide, éviter l’escalade de la crise constitutionnelle, prévenir l’occupation de facto étrangère, et l’humiliation de toute la nation.

Beaucoup rétorqueraient que l’offre d’Aristide n’était qu’une astuce de plus pour sortir de l’étau, ou que son autocratisme pervertissait si tant le processus normal de démocratie en Haïti qu’il fallait bien qu’on opérât sur la plaie pour aider à la chance de survie. Peut-être; mais au prix d’une nouvelle occupation ou protectorat à l’heure de la célébration du bicentenaire d’indépendance? Je ne suis pas sûr que c’était si impératif. Il ne faut pas non plus oublier que l’expérience de la démocratie était plutôt jeune, à peine six ou sept ans combinés. Il fallait beaucoup plus que deux administrations—Aristide et Préval—toutes deux perturbées par des crises continuelles et boycottages économiques, pour implanter une expérience démocratique en Haïti. En tout, cas, la maturité politique, et surtout les enjeux, exigeaient que l’offre d’Aristide fût exploré avec plus de sérieux. De plus, souffrir pour deux ans la co-habitation avec un Aristide affaibli vaudrait bien le sacrifice si l’enjeu est de sauver le pays d’un plus grave trauma.

Un an après: Qu’est ce qui a changé?

Un an après l’enlèvement d’Aristide, le pouvoir exécutif de facto est toujours entre les mains du duo Boniface-Latortue, en violation de la constitution de 1987 qui stipule qu’«en cas de vacance de la Présidence pour quelque cause que ce soit… [le] scrutin pour l’élection du nouveau Président pour un nouveau mandat de cinq (5) ans a lieu quarante-cinq (45) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus après l’ouverture de la vacance, conformément à la Constitution et à la Loi Électorale.» Bien entendu, le vrai pouvoir de décision est exercé par une coalition des Nations-Unies, avec en chef de ligne les États-Unis et la France, suppléés par le Brésil, le Canada et l’Argentine, qui jouent ainsi le rôle de pays complices de l’outsource de l’interventionnisme musclé étatsunien.

Un an après le départ d’Aristide, les problèmes pour la résolution desquels on prétendait le sacrifier—soit la violence politique quotidienne, les abus des droits humains, la déviation autoritaire, etc.—ont empiré, la violence politique, socio-économique et existentielle demeurant un fait quotidien sans relâche, excepté que cette fois-ci ses victimes ne font pas la une des journaux occidentaux. Les prisons regorgent de ce que Amnesty International appelle les «prisonniers de conscience», majoritairement des partisans et sympathisants Lavalas, mais étant qualifiés de «terroristes» ou «bandits chimériques», personne dans l’Establishment bonne conscience n’en trouve à redire. Même l’emprisonnement illégal de l’ancien premier ministre d’Aristide, Yvon Neptune et son ministre de l’Intérieur Jocelerme Privert, recevait peu de couverture par la presse internationale, en tout cas pas avant que la grève de la faim de Neptune menaçait la pudeur chrétienne!

Il en résulte une réalité artificielle, réinventée. Aristide parti, ses «vis-à-vis», comme les appelle Jean-André Constant, se retrouvent en face d’eux-mêmes, démunis de projet national, suspicieux les uns envers les autres, affaiblis, fatalistes et impuissants devant les desiderata et demandes des puissances néo-colonialistes. Bref, Haïti est retournée à la case de départ.

Il avait fallu toute une révolution pour démanteler le régime esclavagiste colonialiste en Haïti. Il faudra rien de moins pour changer le présent système de protectorat néo-colonialiste. Il faut aussi que nous prenions l’opportunité de cet énième état de crise pour penser la conception du pouvoir, du partage de pouvoir et de la redistribution de la richesse nationale. Je dis penser, et non pas repenser, parce que, à ma connaissance, nous n’avions jamais développé une pensée rationnelle, systématique, du pouvoir politique en Haïti. Certes, des penseurs comme Jacques Roumain, Laënec Hurbon, Michel-Rolph Trouillot, Claude Moïse ou Robert Fatton, ont chacun analysé, d’une manière souvent didactique, la problématique du pouvoir prédateur en Haïti, mais ce qu’il manque c’est une analyse causale qui ne sert pas du colonialisme comme alibi, car, comme on l’a vu durant la crise aboutissant au renversement d’Aristide du 29 février 2004, la politique irréfléchie et autocratique de l’État central et le travail de sape de l’ennemi intérieur souvent précèdent l’intervention de l’ennemi extérieur…

À la lueur de l’aboutissement défavorable de la crise à l’encontre du camp Lavalas en février 2004, il n’est pas étonnant que celui-ci continue de s’organiser soit pour demander le retour du président constitutionnel, soit pour amener le parti à reprendre le pouvoir. De plus, les possibilités d’alliance conjoncturelle entre les divers protagonistes sont infinies comme on l’a vu dans l’alliance de convenance entre les anciens militaires, les factions pro-FRAPH et les désenchantés du Lavalas au Cap-Haïtien et à Gonaïves avant le 29-février 2004. Une alliance entre ceux-ci et les résistants armés du Lavalas n’est donc pas à exclure, bien qu’elle doive être découragée. Leurs ennemis sont bien désignés d’avance: le régime de facto, les 184, la Plate-forme démocratique, la Minustah et les Franco-Étatsuniens. Naturellement, ceux-ci, à leur tour, ne se laisseront pas faire sans résister: ils organiseront leurs propres actions revanchardes, comme on l’a vu dans leur géniale action de déstabilisation contre Aristide. Ainsi de suite. Ils contrôlent le pouvoir à présent, et s’ils arrivaient à le perdre, on peut être sûr qu’ils rendront la vie difficile à leurs adversaires. Similairement, si les Lavalassiens reprennent le pouvoir dans les circonstances actuelles, on peut être non moins sûr qu’ils tireront revanche à leur tour.2 Cette façon de faire a conditionné deux siècles d’histoire de l’Haïti indépendante. Tout indique que ça continuera aussi longtemps que les rancœurs, les intérêts claniques et les «comptes mal taillés» s’accumuleront sans être proprement adressés. Bref, c’est toute la classe politique qui est responsable de cet état de fait déplorable. Pas une malédiction du Ciel ou un groupe en particulier.

Un changement de mal en pis

Il y a une critique des États-Unis qui les admoneste pour n’avoir rien pour Haïti et pour n’être pas restés plus longtemps la deuxième fois qu’ils envahissaient Haïti en 1994. Malgré le semblant de «magnanimité» pro-haïtienne de cette critique, je la trouve fort naïve, insultante, sinon simplement raciste, pour impliquer, selon une prémisse néo-colonialiste, qu’il est du devoir des États-Unis de «faire quelque chose» pour Haïti, et qu’il faut que les Étatsuniens occupent physiquement le pays pour pouvoir l’aider. Tout d’abord, la raison pour laquelle l’administration Clinton n’avait pas aidé Haïti en 1994-95 n’a rien à voir à la durée de l’occupation; c’est simplement parce que cet objectif n’était pas part de son agenda, malgré la propagande officielle du contraire d’alors. Le motif de Clinton était «self-serving», auto-intéressé.

En effet, au lendemain des fiascos successifs de la politique étrangère étatsunienne dans plusieurs pays et régions (Somalie, Irak, Iran, Palestine, etc.), l’administration Clinton cherchait un «succès» pour brandir comme un fleuron de la bonne marche de sa nouvelle politique étrangère. Haïti, et la laideur universellement réprobatoire des putschistes au pouvoir à Port-au-Prince, lui procuraient l’opportunité d’or de donner le change. Le bien-être d’Haïti en tant que tel n’était pas part du calcul. Et il n’en saurait en être autrement, étant donné que les intérêts de l’impérialisme sont, en principe et en fait, antinomiques à ceux des pays de la «périphérie». Comme nous le rappelle Noam Chomsky dans son texte «Haïti-USA» republié dans le présent numéro de Tanbou, au moment même où son administration dénonçait les exactions et crimes anti-démocratiques des putschistes à Port-au-Prince, Clinton «autorisait secrètement la Texaco Oil Company à transporter illégalement du pétrole à la junte, en violation des directives présidentielles».

D’après plusieurs rapports d’organisations des droits de l’homme et de groupes d’observateurs étrangers—notamment quatre rapports consécutifs du groupe Institute for Justice and Democracy in Haiti, un rapport de juillet 2004 du groupe Haiti Accompaniment Project, un rapport de janvier 2005 du Center for the Study of Human Rights à la faculté de droit à l’Université de Miami, et une déclaration de synthèse de février 2005 du groupe Haiti Action Committee—les conditions générales en Haïti ont plutôt empiré durant la période d’une année faisant suite au renversement du président constitutionnel. Selon ces rapports plusieurs milliers de personnes, la majorité d’entre elles militants et sympathisants Lavalas, ont été arrêtées, tuées ou portées disparues au cours de cette période. Les prisons sont pleines à craquer et la peur a envahi l’émoi des deux camps retranchés dans la lutte: les élites ont peur des actions qualifiées de terroristes des «chimères» pro-Lavalas, et les habitants des bidonvilles pro-Lavalas des actions répressives non moins terrorisantes des ex-militaires, des policiers gouvernementaux et des forces de la MINUSTAH (Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation d’Haïti). Tandis que le banditisme et les exactions de droit commun gagnent du terrain.

Quant à la pauvreté et les conditions générales de vie, particulièrement parmi les couches moyennes et pauvres, elles ont atteint un degré catastrophique, en termes notamment de consommation de nourriture, de manque de soins médicaux et de dégradation de l’environnement, ceci à la fois dans les provinces et les régions reculées (déforestation, abandon, érosion accélérée) et les centres urbains (l’insalubrité, la déplétion, la surpopulation dans des petits ghettos de misère, l’exposition aux éléments, etc.). La violence ayant augmenté d’ampleur des deux côtés, on imagine que l’avantage revient à celui qui a beaucoup plus d’armes dans son arsenal: les forces de répression gouvernementales et leurs alliés onusiens. J’ai observé durant une récente visite en Haïti que la cause de «l’insécurité» était attribuée exclusivement aux pulsions revanchistes des partisans du régime déchu, bien que 90% des victimes de la violence fussent des suspectés «terroristes» et «bandits» et la masse des civils dont le seul crime était d’être pauvres: «Le cauchemar de la peur accompagne aujourd’hui les plus pauvres d’Haïti dans leur lutte pour la survivance contre la destitution. […] Les exécutions sommaires sont part de la tactique policière, même les mieux disposés des policiers traitent les milieux populaires en quête d’une voix démocratique comme territoires ennemis où ils doivent tuer ou être tués. L’armée brutale ci-devant dissoute est retournée pour se joindre à la mêlée, tandis que les suspectés dissidents remplissent les prisons, leurs droits constitutionnels ignorés» (Haiti Action Committee, février 2005).

Malgré le déboursement des centaines de millions de dollars par la «communauté internationale»—une largesse qui fut intentionnellement refusée à Aristide—le gouvernement de facto de Boniface-Latortue n’a pas grand-chose à montrer pour les justifier, sinon une politique de «marquage-trucage» de la carte électorale pour favoriser ses clans et trouver ainsi une façon détournée de garder le pouvoir, selon la tradition de deux siècles de dilatoire en Haïti.

Ces différents rapports d’observateurs ont montré combien Haïti a changé pour le pire durant l’année qui suit le renversement du président, et le peu d’initiatives, de programmes d’aide et de projets sur la santé, l’éducation, l’analphabétisme, la justice, l’infrastructure, etc., entrepris par l’ancien régime ont été soit abandonnés, soit vilipendés, soit simplement reversés comme on l’a vu dans la de facto réémergence des formations de l’ancienne armée qui continuent à opérer dans l’impunité ou dans la récente annulation du procès de Raboteau par la Cour de cassation haïtienne.

Dans l’ambiance générale de la violence gouvernementale et de la contre-violence de la résistance, dans le grand brouhaha de politiciens ambitieux et prévaricateurs, dans la présente dégringolade dans la peur, la peine et l’abîme, rien de positif ne doit être attendu de cette classe politique en faillite. Seule la continuelle mobilisation du peuple et son insistance pour le respect de ses droits apportera du fruit. Cependant, le mouvement populaire doit faire attention pour ne pas hypothéquer ses revendications immédiates et historiques au seul retour du président constitutionnel haïtien. Le coup contre Aristide est certainement un coup contre les aspirations populaires qu’il incarnait un temps, mais Aristide était devenu ces derniers temps une personnalité «divisive» qui semble changer ses amis en ennemis aussi vite qu’il les gagne. De plus, les revendications populaires sont des idéaux historiques qui transcendent les personnages du moment; elles ne doivent pas se laisser mettre en otage par un camp ou un autre.

Solution autocentrée et autogérée

Pour deux cents ans, le concept «intérêt national» a été un simple mot mirage qui voulait dire justement son contraire: l’emploi de la machine de l’État comme une poule aux œufs d’or au service de l’enrichissement personnel et de la vanité. Dans une telle optique, la praxis politique, la lutte pour le changement ne pourrait que souscrire à faux. Ce qui fait que les patriotes sincères et incorruptibles étaient des êtres exceptionnels, voire inexistants, en tout cas désignés comme sortant de l’ordinaire. Jean-Bertrand Aristide, de par la force de sa personnalité, avait un temps incarné une nouvelle optique, le nouvel homme juste que notre entendement de changement avait tant espéré, mais de héraut messianique à chef de file démagogique le parcours était vite franchi. Nous ne savons pas si son cœur et son âme étaient toujours du côté de l’intérêt national, mais nous regrettons que ses actions tant au pouvoir et au dehors du pouvoir ne fussent pas davantage portés vers la défense de l’intérêt national, à la fois dans le court et long terme.

En effet, Aristide avait perdu une grande opportunité, au cours des trois années d’embargo sur l’aide, d’orienter le pays vers un paradigme d’autosuffisance, de recours à ses propres ressources, au lieu du présent paradigme de l’aide et de la charité qui nourrit et pérennise la dépendance et le sous-développement. L’embargo présentait une bonne occasion de démanteler tout le système socio-économique néo-colonial imposé durant la première occupation d’Haïti par les États-Unis, et le remplacer par un système «autogène», basé sur les ressources disponibles du pays. Franck Laraque l’a bien dit: «Un projet de développement réaliste s’entend d’un programme susceptible d’être mis en place au moyen des ressources humaines et financières disponibles sans la condition préalable d’une aide étrangère prétendue indispensable».3 On a félicité les gouvernements de Préval et d’Aristide pour avoir construit quelques routes et avenues ça et là, bâti des écoles publiques et mis en circulation des autobus d’écoliers. C’est peut-être bien quand même, mais j’aurais préféré que ces gouvernements engageassent tout le pays dans une grande campagne pour le développement autocentré. J’ai lu quelque part des projets grandioses du gouvernement Lavalas à ce propos, mais à la fois la politique économique et le budget national du gouvernement continuaient jusqu’à la fin à être basés, essentiellement, sur l’assistance étrangère et le peu de services rémunérateurs offerts par l’État. On comprend bien que ceux-ci ne pourraient jamais conduire au développement du pays.

Cela dit, le développement d’Haïti doit être conçu en tenant compte des leçons et expériences empiriques non seulement de son peuple, mais aussi de celles des autres peuples, y compris la faillite des sophismes prouvés des théories indépendantistes passe-partout. On se rappelle des espoirs mal placés sur les promesses de transfert de technologie dites «usine clé en main» préconisées par le libéralisme capitaliste triomphaliste des années 70. Elles se seront révélées illusoires, ces promesses, n’empêche cependant que la propagande sur la supériorité et la finalité historique de la voie capitaliste de l’Occident passait sans questionnement critique.

Pour un consensus national stratégique

Il peut y avoir une attitude critique envers Aristide sans tomber dans le piège du zélotisme partisan auto-destructeur. Inversement, on peut être pro-Aristide sans rejeter d’un revers de la main tout bien-fondé aux récriminations de ses opposants, particulièrement leur dénonciation de la fraude électorale de mai-juillet 2000 et de la corruption dans l’administration d’Aristide. La grande faillite de l’opposition anti-Aristide, ce n’est pas tant sa légitimité que le fait qu’elle ne s’est jamais comportée en parti responsable, exacerbant la crise jusqu’à arriver à prendre le pouvoir dans une période de grande paupérisation et désolation nationale, qu’elle a elle-même aidée à créer. L’Histoire ne lui pardonnera pas cette association.

L’opposition anti-Aristide avait préconisé «l’option zéro» comme la seule précondition acceptable pour la résolution de la crise; c’est en effet précisément l’option zéro—c’est-à-dire le point de détresse, d’indéveloppement et de chaos total—qu’elle a eu. La leçon à en tirer, c’est la preuve faite que la surenchère et l’obstructionnisme ne peuvent pas constituer une finalité politique en eux-mêmes.

La ci-devant opposition anti-Aristide, aujourd’hui quasiment au pouvoir, n’est pourtant pas dupe; elle sait qu’elle n’a pas vraiment pris le pouvoir, le pays étant sous une tutelle onusienne de facto, en particulier sous l’effective domination des États-Unis et de la France. C’est un grand recul historique pour un pays qui avait si farouchement lutté, et consenti tant de sacrifices, pour atteindre les acquis historiques que l’on sait. Il peut y avoir beaucoup d’éléments de la classe politique haïtienne qui seront enclins à vouloir reverser cet état de fait—après tout Pétion et Dessalines éventuellement s’allieront pour pousser leur objectif d’indépendance nationale.

À l’heure qu’il est, nous devons être sérieux concernant le devenir du pays, des conditions de vivre, de l’amour-propre et de la dignité de ses habitants, et aussi de la préservation du symbole de libération et d’indépendance nationale qu’il représente pour beaucoup d’autres peuples du monde. Beaucoup des membres de la ci-devant opposition anti-Aristide ne l’opposaient que parce que celui-ci n’avait pas partagé le pouvoir avec eux. Certains d’entre eux ont sans doute le pays à cœur, mais leurs actions objectives ont directement contribué à l’état de désarroi ambiant. Ils peuvent certainement se racheter, mais seulement s’ils font quelque chose de positif pour sortir le pays de l’impasse. Par exemple, ils peuvent encourager une politique de réconciliation nationale basée sur trois points essentiels: 1) la mutuelle acceptation de la légitimité de l’Autre, l’adversaire; 2) le regain de la souveraineté nationale (ou la fin du protectorat de facto onusien); 3) le développement autocentré du pays (sur des bases différentes de la politique de l’ajustement structurel préconisée par le FMI et la Banque Mondiale). Accepter la légitimité de l’Autre signifie ici son acceptation en tant qu’être humain authentique et citoyen complet, total-capital, ayant droit à la vie et à ses opinions. Condamner les rapports d’exploitation et de domination d’une classe ou d’un pays par une autre classe ou un autre pays ne dénie pas pour autant l’humanité des personnes en situation.

Une vraie politique de réconciliation nationale implique donc la disposition à trouver un compromis et des points de convergence ou de communalité avec le putatif ou présumé adversaire. Par exemple si l’objectif immédiat est le renvoi des forces étrangères du sol national et le reversement de la dégradation socio-économique, il ne serait nullement inouï d’avoir un gouvernement de salut national où sont représentés les principaux protagonistes en lutte qui sont d’accord pour atteindre cet objectif. Naturellement, cela sera possible seulement si ceux-ci font le consensus sur l’importance de la souveraineté nationale et le salut public dans leur calcul. Un compromis d’alliance stratégique sur la poursuite d’un objectif commun ponctuel ne veut pas dire que la lutte politique est finie, ni que la lutte des classes n’est plus de mise. Loin de là. Nous voulons seulement insister sur le fait qu’Haïti est trop petite, et ses ressources pas assez vastes, pour soutenir une inlassable et permanente dégringolade dans l’abysse. Une vraie lutte politique conséquente pour la libération nationale n’est donc pas contradictoire à une recherche d’un consensus national stratégique pour sortir le pays de l’impasse historique où il se trouve à présent; à y regarder de plus près on dirait même qu’il en est la condition sine qua non.

Naturellement, il ne faut pas confondre l’opposition populaire actuelle au régime de facto post-Ariside avec le mécontentement des anciens coalisés de la ci-devant Plate-forme démocratique envers ce régime. Ainsi on a vu la Chambre du commerce, sous l’influence d’André Apaid, lancer une grève générale d’un jour (21 mars 2005) contre l’administration Bonniface-Latortue pour demander qu’elle augmente les répressions contre les partisans d’Aristide, accusés de violence et de cambriolages; ou encore des ex-militaires demandant la démission du gouvernement de facto parce que celui-ci refuse toujours de leur donner ce qu’ils estiment leur revenir de droit. Donc, on ne peut pas parler d’une véritable «opposition» dans la mesure que ces actions contraires proviennent de «désaccords» tactiques avec le régime de facto et non pas sur sa nature ou finalité.

Quant à l’opposition populaire authentique, elle rejette la nature même du régime de facto, ce qu’il représente, les intérêts qu’il défend, la finalité de sa raison d’être. Même quand inorganisée, multipersonnalisée, potentielle, inarticulée—tout à l’instar de son prédécesseur—elle peut toujours intensifier l’option armée avec l’objectif de supplanter militairement le camp gouvernemental et y implanter, à sa place, un régime démocratique et populaire. C’est peut-être un objectif plutôt lointain, mais c’est possible. Le problème, cependant, ce n’est pas tant sa possibilité or temporalité, mais précisément son actualisation, car l’histoire d’Haïti est riche en régimes politiques qui arrivent au pouvoir par la défaite militaire du régime précédent. Ils existeront pour un temps, prédateurs et autoritaires, jusqu’à ce qu’une autre insurrection armée, oppositionnelle, leur défait et remplace. Ainsi la dégringolade dans la répétition et la paupérisation continue. On nous rétorquerait qu’il n’a jamais eu en Haïti, depuis 1804, une prise de pouvoir populaire par une guérilla armée dirigée par un parti révolutionnaire ayant un programme de révolution socialiste. Nous en conviendrions. Cependant, il faut savoir qu’une telle stratégie, même quand fiable et possible, ne se concrétise pas sur du velours.

En effet, une stratégie de lutte armée de libération nationale doit être planifiée et projetée pour une longue période qui peut s’étaler sur plusieurs décennies. Configurée dans le cadre des présentes données géo-stratégiques en jeu, on doit anticiper que les Étatsuniens déploieront d’énormes moyens et «capabilités» pour maintenir le statu quo ou pour soutenir leurs alliés. Bref, un conflit s’étalant sur un demi-siècle est une sérieuse possibilité, comme on l’a vu dans la continuelle hostilité et l’embargo économique des États-Unis contre Cuba qui durent encore après plus de quarante ans. Certes, ça ne doit pas pour autant diminuer l’importance ni de cette option, ni par ailleurs d’autres formes de lutte de masse ou révolutionnaires, comme la manifestation insurrectionnelle de masse (février 1986), la voie électoralo-populaire (octobre–décembre 1990), ou duale action armée et manifestation de masse (février 2004). Ce n’est donc pas tant utopique de prévoir de multiples possibilités où le peuple peut décider d’exercer sa souveraineté par des actions oppositionnelles d’envergure pour «changer la malvie».

Il y a aussi, bien entendu, avec la possibilité de victoire dans le court et long termes, l’option de la continuelle mobilisation de masse pour forcer la déstabilisation du régime de facto. Conduite comme elle est aujourd’hui par le parti Lafanmi Lavalas en alliance avec quelques autres organisations populaires et syndicales, dont l’Assemblée populaire nationale (APN), cette option connaît aujourd’hui des succès remarquables en maintenant la mobilisation contre le coup d’État anti-Aristide, les répressions politiques et la vie chère/paupérisation en Haïti. La soutenance de la mobilisation et de la résistance arrive à intensifier et exacerber la friction qui se manifestait, dès le lendemain de 29 février 2004, au sein de la coalition dirigeante de facto sortant de la ci-devant opposition anti-aristidienne. L’opposition populaire doit exploiter ces fissures.

Ainsi Suzy Castor, Leslie Manigat, Marc Bazin, André Apaid pouvaient dénoncer l’incompétence du duo Bonniface-Latortue (vilains évidents), tandis que les ex-militaires exprimaient publiquement leur désillusion et mécontentement envers le gouvernement de facto. Les fissures s’envenimaient avec les assassinats des chefs rebelles ex-militaires Clothaire Jean-Baptiste, Ravix Remissainthe et Jean-René Anthony en mars et avril 2005, des assassinats commis par les forces de police du gouvernement Bonniface-Latortue. Beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts, depuis ce temps, pourtant pas trop lointain, où la Plate-forme démocratique épousait chaleureusement—et honteusement—les ex-militaires, «rebelles patriotes», en insurrection contre Aristide que Gérard Latortue qualifiait de «combattants de la liberté»!

Comme scénario politique de l’ordre du possible, la coalition pro-Lavalas peut éventuellement arriver à forcer—par la lutte armée, l’insurrection populaire ou la voie électorale ou toutes les trois en succession ou en association—la reprise du pouvoir par le camp populaire. Ce serait sans doute une heureuse occurrence. Excepté que, point négatif d’importance, il faudra aussi s’attendre à l’opposition et l’obstructionnisme des camps ennemis qui chercheront à leur tour à soutirer de la revanche, à reprendre le pouvoir et à regagner les privilèges perdus. Ainsi de suite.

Il se peut aussi que l’objectif à court terme du Lavalas se résume à exercer de l’influence sur la Commission électorale provisoire ou sur ses patrons tutélaires, pour les amener à accepter la candidature d’Aristide, ou des candidats contrôlés ou soutenus par Aristide, dans des élections libres et démocratiques (comme ce fut le cas en octobre–décembre 1990). Il y a deux réserves que je voudrais souligner concernant cette dernière possibilité: 1) le camp adverse a beaucoup appris de la «surprise» d’octobre–décembre 1990, il ne se laissera pas faire si facilement cette fois-ci; 2) une possible victoire de la coalition pro-Lavalas aux urnes déclenchera le même réflexe de rejet par les forces adverses qu’on a vu en octobre–décembre 1990 et en mai–juillet 2000. Bref, la soi-disant malédiction historique d’Haïti continue sans relâche dans une répétition morbide et absurde, les ennemis du mouvement populaire employant, une fois de plus, «l’option zéro» pour raviver la malédiction. Autant dire que ce sont autant d’options et d’inconnues qui rendent la recherche d’un consensus historique sur la réconciliation nationale impérative.

Après l’enlèvement de Toussaint—et loin ici l’intention de comparer ou d’égaler Aristide à celui-ci—un consensus stratégique était trouvé parmi les forces vives de la rébellion anti-esclavagiste et anti-colonialiste, sur la nécessité de continuer la lutte armée comme moyen principal pour prévenir le rétablissement de l’esclavage et mener la lutte vers une véritable émancipation nationale. Les présentes forces vives d’Haïti doivent chercher un pareil consensus sur la cessation du régime de tutelle ou de protectorat ambiant, et sur la nécessité d’une stratégie de développement autocentré pour Haïti—une stratégie ayant pour finalité une Haïti libérée, prospère, heureuse, toujours digne et fière.4 Cet objectif n’étant pratiquement possible que dans une situation de stabilité politique, on doit espérer que les forces de la nouvelle coalition en consensus feront tout pour maintenir la stabilité nécessaire au nom des intérêts suprêmes de la nation, qui peuvent être défendus même dans une situation de conflit entre groupes opposés, comme on l’a vu par exemple aux États-Unis durant la crise constitutionnelle autour de l’élection présidentielle de novembre 2000.

Qui est l’ennemi?

Bien entendu—et il faut le dire clairement ici—le consensus sur la réconciliation nationale implique aussi la justice sociale plus la reconnaissance des droits de l’adversaire d’exprimer ses idées et ses désirs même si vous êtes en désaccord avec lui à la fois sur le fond et sur la forme. Une autre clarification qui doit être apportée ici, c’est la définition de «l’ennemi». S’il faut refuser de trouver un consensus et opter de combattre «l’ennemi» jusqu’à la fin, il faut définir sans ambages qui est vraiment l’ennemi. Dans le cas d’Haïti, l’inimitié peut être déclenchée par n’importe quoi; elle peut être due à une saute d’humeur elle-même déclenchée par une malencontreuse expérience ou à un simple revers de sentiment à l’endroit d’une personne ou d’un groupement. Ainsi de «l’armée cannibale» qui avait été lavalassienne avant de s’allier avec l’opposition anti-lavalassienne et le FRAPH à cause, essentiellement, de la façon jugée injuste et déloyale le chef charismatique du parti Lavalas à Gonaïves, Amyot Metayer, avait été traité, et finalement tué, par une autre aile de son propre parti. L’indignation sur le sort tragique de son chef portera un important secteur du Lavalas à Gonaïves à s’insurger contre le parti, un parti qui était pourtant le plus propre de ses idéaux mais qui avait trahi sa confiance en assassinant—ou en laissant sa faction banditiste assassiner—son camarade.

On sait que beaucoup des ennemis redoutables de Papa Doc étaient d’anciens camarades (je pense à Daniel Fignolé, Lucien Daumec, Clément Jumelle, Clément Barbot, etc.) qu’il avait aliénés ou qui l’aliénaient, créant une inimitié qui sera fatale pour eux. Plus tard, son fils Bébé Doc fera en sorte que les amis soient honorés et cajolés, et les ennemis honnis. L’inimitié bien entendu peut être aussi mise en motion par la lutte des classes ou à une vraie situation ou incidence d’injustice, qui arrive le plus souvent qu’on voudrait la noter, ou encore par des insensibilités subjectives qui minent les rapports entre les classes, c’est-à-dire les relations inter-subjectives dans des conditions sociales délabrées.

Conclusion

Un vrai projet de développement d’Haïti—si développement est toutefois l’orientation choisie—doit donc avoir pour objectif prioritaire l’amélioration qualitative des conditions empiriques d’existence du peuple, y compris la valorisation des ressources naturelles, humaines, intellectuelles du pays—et ses particularités identitaires. Et cela n’est possible que par la mise à profit des ressources actuelles et potentielles du pays.

Oui, il faut préconiser et miser sur une nouvelle coalition, à l’instar de celle qui s’était mobilisée pour renverser Bébé Doc 1986, ou pour imposer l’élection d’Aristide en 1990. Une nouvelle coalition de l’espoir, qui croirait que le pays n’a une chance de sortir de l’impasse et de se développer que si ses forces constituantes acceptent de collaborer dans un projet de salut national.

Les individus et groupes humains se luttent les uns contre les autres aussi longtemps que le genre humain a vu le jour. Mais ils partagent fondamentalement aussi, presque tous, le même idéal pour une vie meilleure, paisible, vécue dans le respect, la justice, l’acceptation du droit à l’humanité de l’Autre. Le peuple haïtien a lui aussi droit à ces idéaux. C’est notre seule chance au changement—à un changement qualitatif.

—Tontongi, Boston, mai 2005. Cet article a été aussi publié dans les éditions du 25 au 31 mai et du 1er au 7 juin 2005 de Haïti-en-Marche

Notes:

1.Lire l’article d’Eddy Toussaint «L’impasse haïtienne ses enjeux, ses dangers et possibilités» dans Haïti-en-marche du 21 au 27 février 2001, et Tanbou.com édition printemps 2001.
2.Nous disons bien «circonstances actuelles», parce que ça ne doit pas être nécessairement inéluctable; on peut concevoir un nouveau paradigme créé par une politique sincère de réconciliation nationale où la revanche est découragée et l’accent posé sur le besoin de stabilité du pays.
3.Cf. Franck Laraque et Paul Laraque, Haïti: Entre la lutte et l’espoir, Éditions CIDIHCA, 2004.
4.Selon l’éditorial de l’édition du 25 avril 2005 du Boston Globe, le Congressman du Massachusetts, William Delahunt, a proposé la tenue d’un colloque entre les «leaders politiques et civiques haïtiens de toutes persuasions politiques pour venir dans l’état du Massachusetts en vue de tenir, sur un territoire neutre, des conversations». L’éditorial convoque l’administration Bush à «encourager cette initiative comme un moyen de commencer la réconciliation entre les factions fortement armées d’Haïti. Une élection qui n’est pas basée sur un certain niveau de confiance ne réussira pas à procurer le leadership dont Haïti a tant besoin». Bien que nous respections la bonne foi du Congressman, un vétéran de la lutte de l’aile gauche du Congrès étatsunien contre la politique pro-contra de Ronald Reagan en Amérique centrale dans les années 80, nous trouvons sa suggestion/initiative non vraiment différente des pourparlers du Governors Island, à New York, entre Jean-Bertrand Aristide et Raoul Cedras en juillet 1993 que celui-ci avait utilisés pour se maintenir au pouvoir. Il ne saurait y avoir consensus entre fascisme, vendeurs de patrie, tortionnaires sans concience, et l’esprit de la liberté, du progrès, de l’humanisme généreux.

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