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Critique de la Francophonie Haïtienne

CHAPITRE I: La Problématique et son historique

—par Tontongi, extrait du livre en préparation du même titre

Jadis les littérateurs haïtiens célébraient la langue française comme étant la voie nécessaire, indispensable, à la complétude existentielle parce qu’ils en avaient assez d’être peints comme des primitifs sortis tout droit des jungles de l’Afrique arriérée. Pour contrer une telle perception de leur «valeur», des écrivains haïtiens allaient jusqu’à l’absurde dans leur glorification de la langue et culture françaises, par exemple Jean-Baptiste Chenêt qui écrivait en 1846:

«Si le Dieu qui m’entend, dans l’espace caché,
Vient un jour à parler à l’homme, son image,

Il parlera français: c’est bien là son langage.»1
Kalfou, peinture abstraite par Blondèl, 1994.

Kalfou, par Blondèl, 1994

Fidèle à cet état d’âme, George Sylvain a-t-il pu dire en 1901 dans son manifeste, Notice sur la poésie haïtienne, que celle-ci est «une branche détachée du vieux tronc gaulois». Il implorait ses compatriotes à ne pas abandonner la langue française, car, autrement, ils seront «perdus dans la masse des Noirs asservis d’Amérique»; il concluait, catégorique: «Plus nous saurons préserver notre culture française, plus nous aurons de chance de garder notre physionomie d’Haïtiens»2. En 1905, c’est le tour d’Ussol d’écrire dans la revue Haïti littéraire et sociale: «La littérature haïtienne ne peut et ne saurait être qu’un dérivé du grand courant français… [Car] notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées; qu’on le veuille ou non, française est notre âme»3.

Il faut certes placer ces sentiments dans le contexte de l’héritage culturel du régime colonial qui, un siècle plus tôt, avait tout simplement refusé aux esclaves l’instruction parce que, selon M. Fénelon, gouverneur de la Martinique (1764), elle est subversive et «capable de donner aux nègres une ouverture qui peut les conduire à d’autres connaissances, à une espèce de raisonnement (…) Il faut mener les nègres comme des bêtes et les laisser dans l’ignorance la plus complète»4. Or, les envolées idylliques des écrivains francopholâtres, et leur appropriation de la culture de l’ancien maître comme garant du prestige civilisateur n’ont jamais été bien vues par celui-ci. En fait, la bourgeoisie française de France considérait la littérature d’expression française d’outre-mer comme une littérature mineure, une miséricordieuse singerie. Plus tard, en 1915, après leur occupation d’Haïti, les Étatsuniens ridiculiseront ces «négros prétentieux» qui parlaient la langue de Voltaire.

Cependant, la tradition «francophone» d’Haïti a continué. De l’Acte de l’indépendance jusqu’aux textes du Programme politique du gouvernement lavalas; de Louis Boisrond-Tonnerre à Jean Métellus, en passant par Jean-Baptiste Chenêt, Jules Soline Milscent, Juste Chanlatte, Tertulien Guilbaud, Etzer Vilaire et les indigénistes, le français est considéré comme le parler privilégié d’une classe bourgeoise et d’une élite intellectuelle d’autant plus dédaigneuses du parler et de la culture haïtiens des masses qu’elles s’enorgueillissent d’être «des noirs d’âme et de culture française».

Même les écrivains les plus progressistes (si on excepte quelques notables contemporains comme Félix Morisseau-Leroy, Frank Fouché, Claude Innocent, Nono Numa, Frankétienne, Émile Célestin-Mégie, Sito Cavé, Jean-Claude Martineau, Carrié Paultre, Paul Laraque5, Deita (Mercédes Guiyard), Pauris Jean-Baptiste, Michel-Ange Hyppolite, Jean Amorce Dugé, Patrick Sylvain, Berthony Dupont, Max Manigat, Nounous, Emmanuel Eugène etc.), utilisent le français comme si l’haïtien n’existait pas, performant une sorte de gymnastique répressive mentale qui le bouscule de leur appréhension. Ainsi, par exemple, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et René Depestre, les trois plus grands des grands, qui ont écrit, chacun, une très admirable œuvre sous les thèmes de la libération socio-politique et culturelle d’Haïti, sans se rendre compte que la libération ne saurait être totale si elle n’inclut la valorisation de la langue haïtienne au même titre que la culture ancestrale africaine dont ils se font les chantres, et qu’ils estiment être, à juste titre, l’affirmation de l’authenticité identitaire des Haïtiens.

À vrai dire ces auteurs appréhendaient dans l’essentiel la problématique de l’haïtien et son possible aboutissement libérationnel dans le futur; mais, malheureusement, à la fois leur formation idéologique (que leur marxisme n’a pas effleurée sur ce plan-là) et le contexte intellectuel et historique de l’époque contenaient leurs idéaux dans une sorte de fatalisme déterministe où ils attendaient l’avènement du Grand Soir révolutionnaire, qui viendrait imposer ces idéaux comme par enchantement. Christian Beaulieu par exemple, fondateur avec Roumain du Parti communiste haïtien, avait encouragé dès les années 1930 la voie de l’écriture haïtienne en écrivant en haïtien tout un traité sur l’alphabétisation en haïtien. Mais malheureusement, on ignorait ses appels. Il fallait attendre les années cinquante et Morisseau-Leroy pour voir un effort sérieux vers l’écriture de l’haïtien.

En 1985 Anthony Phelps rapportait dans les pages d’Haïti Progrès que Frankétienne lui a un jour confié que quand il a quelque chose du profond de son âme à exprimer, il ne peut le faire qu’en français. Je n’ai pas pu vérifier la véracité de l’assertion de Phelps, qui a sans nul doute sa propre mauvaise conscience sur sa non-production en haïtien. De toute façon, que Frankétienne ait proféré de tels propos ou pas, il a, à mes yeux, grandement expié la faute pour être l’un des rares écrivains haïtiens à défendre assidûment l’héritage culturel du peuple, y compris la langue haïtienne dans laquelle il a écrit et traduit plusieurs œuvres, dont le roman Dezafi et la pièce de théâtre Pèlin Tèt, deux chef-d’œuvres haïtiens. Au juste, ce genre de pensée est un syndrome commun, partagé par la quasi-totalité des écrivains haïtiens, y compris ceux-là mêmes qui défendent l’haïtien mais qui ne le trouvent pas assez «complexe» pour exprimer les «choses sérieuses et profondes».

Traité pour longtemps comme un vulgaire «patois» qui n’avait tout simplement pas droit à la majesté de l’écriture, aujourd’hui encore—même après sa codification grammaticale et son «officialisation» constitutionnelle—l’usage quotidien, éducatif et écriturel, de l’haïtien reste confiné dans une sorte de ghetto culturel, en périphérie de la centralité gallique et anglophone, cela malgré le fait que l’haïtien soit le principal médium de communication de l’écrasante majorité de la population haïtienne.

Dans la symbolique du rapport de pouvoir entre l’haïtien et le français, l’haïtien est comme le zombie qui fait tout le travail du champ, produit de la richesse, confère au bòkò prestige et respect, mais n’a pas droit de cité, ni de représentation dans les affaires du lakou. De fait, dans l’univers du vodou haïtien, le zombi parle un langage tronqué, extrêmement nasillé et difficilement compréhensible, qui est clairement inférieur au langage courant. Tout comme le zombi, on utilise l’haïtien comme «source» clandestine de profit. Et quand on sait que l’état de zombification est délibérément déterminé et exploité par les intérêts bien conscients des zombificateurs, on comprend aussi pourquoi la lutte pour la libération culturelle est un élément crucial pour la lutte de la libération en général.

La créolité comme matière première

Dans son essai critique, La Littérature Haïtienne, Maximilien Laroche a analysé en profondeur ce qu’il appelle la «diglossie» des écrivains haïtiens qui utilisent l’écriture française pour exprimer leur pensée haïtienne (l’haïtien étant utilisé comme une sorte de matière brute du français). Laroche place cette tendance à partir de l’occupation étatsunienne en 1915, mais il situe son origine en janvier 1804, après que le discours en haïtien de Dessalines fût suivi par celui, en français, de Boisrond-Tonnerre. Pour Laroche ce petit geste, d’apparence anodine, avait pourtant constitué une déviation qui sera cruciale, car elle «renonçait à prolonger la rupture que voulait Dessalines en changeant le nom français de Saint-Domingue en celui d’Haïti».6 L’assassinat de Dessalines en 1806, ce véritable coup d’État réactionnaire de la bourgeoisie naissante haïtienne, francophoniste jusqu’aux os, viendra exacerber la domination de la francité en réprimant à tout bout de champ les cultures dites «inférieures» et imposant le supposé universalisme de la lingua franca comme le verbe de l’ordre naturel, le parler du processus inaltérable et irréversible de la civilisation. Grâce à un continuel harcèlement de la conscience critique, cette absurdité de l’Entendement a duré aujourd’hui encore.*

Au juste, comme le rappelle Laroche, Jean Price-Mars lui-même, le père de l’indigénisme, n’avait pas vu de contradiction entre sa dénonciation du «bovarysme collectif» des Haïtiens et son emploi (et défense) de la langue française pour exprimer son état d’âme africano-haïtien. Certes, Price-Mars croyait en la possibilité d’une littérature haïtienne en deux langues, mais, dit Laroche: «Tout en réhabilitant la part africaine de l’âme nationale, l’Oncle ne va pas jusqu’à réclamer une indépendance radicale de la culture haïtienne par rapport à celle de la France». Il a cité Price-Mars protestant de sa fidélité à la langue française, se défendant (s’adressant aux grands clercs français) que «nous sommes… de ce côté-ci de l’Atlantique, les héritiers des traditions et de la civilisation d’un grand pays et d’un grand peuple… [donc] redevables envers la France… et envers le monde de ce patrimoine spirituel».

L’indigénisme, ce grand mouvement de re-définition et d’affirmation de l’identité haïtienne dans les lettres et les arts, a été en réalité une grande déception, voire une mystification, en ce qui concerne l’usage écriturel de l’haïtien. On a crédité l’indigénisme, et plus tard la négritude, d’avoir conféré à la créolité le droit de représentation dans la grande littérature. On cite généralement pour cela le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, comme le prototype de cet effort. Écrit dans un français parsemé d’images haïtiennes qui réussit apparemment une synthèse entre les deux langues sur la forme, le roman est acclamé comme un chef d’œuvre de la littérature; son humanisme, son réalisme et son romantisme révolutionnaire l’ont fait classer parmi les grandes œuvres de la littérature universelle. Cependant, il y a un problème sur le fond, le problème c’est que le syncrétisme haïtien-français opéré par Roumain «s’insère, comme l’a si bien dit Maximilien Laroche, dans le cadre de l’énonciation du discours dominant pour ensuite essayer d’y faire entendre le discours dominé haïtien»7. Il y a aussi un autre problème, celui-là chez les imitateurs de Roumain, qui n’avaient pas son génie, poussant son syncrétisme jusqu’à la bâtardisation des deux langues.

Pour cela nous condamnons le syncrétisme haïtien-français, non parce qu’il n’est pas capable de produire des chef-d’œuvres pour la littérature haïtienne, mais parce que, à toutes fins pratiques, il favorise le français, la langue dominante, dans le rapport de force. Car loin d’aider à créer des œuvres sérieuses dans la langue haïtienne, il ne fera, en fin de compte, que pérenniser sa condition subalterne, se servant d’elle comme une simple matière première dans la production des grandes œuvres francophones. Aussi, le mouvement vers la production d’œuvres uniquement en haïtien qui commença dans les années cinquante est-il non pas l’aboutissement de l’indigénisme, comme le voit erronément Laroche, mais la rupture avec l’indigénisme, et, par extension, la négritude.

Négritude ou francitude colorée?

Dans sa préface à la deuxième édition (1947) du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, André Breton a complimenté celui-ci comme un «Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier». «Un Noir, poursuivait-il, qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré.» Qualifiant le poème de «plus grand monument lyrique de notre temps», Breton plaçait la poésie de Césaire parmi la «poésie authentique (…), belle comme l’oxygène naissant8.

À première vue, il n’y a pas de problème dans l’hommage de Breton à Césaire; en fait, c’était une grande générosité de la part de Breton d’avoir baissé le chapeau devant un poète martiniquais jusque-là inconnu du grand public éduqué français. Il l’avait fait avant, en 1946, pour Magloire Saint-Aude, qu’il considérait d’être le plus grand surréaliste hors France9. Cependant, à déconstruire les implications pratiques des compliments de Breton, l’inégalité du rapport de pouvoir entre le complimenteur et le complimenté devient évidente, particulièrement dans l’accent sur le langage posé par Breton, et aussi dans le fait que Breton était un grand littérateur français célébré par la France, donc gardien (malgré lui sans doute) du temple de la francité universelle.

Aussi, sachant que la mise sur piédestal de Césaire par Breton a été accomplie dans un moment historique où la francité avait déjà plusieurs siècles d’existence comme idéologie culturelle dominante qui la présentait comme l’étendard référentiel universel des modes de valeur et de référence qui ignoraient tout bonnement la langue martiniquaise de la majorité des Martiniquais, on peut logiquement déduire que l’élévation de Césaire comme le principal génie de la langue française ne fût pas nécessairement un avantage pour la cause de l’affirmation identitaire que défendait Césaire.

Relisant récemment (1998) le Cahier d’un retour au pays natal, je réalise que ce texte est complètement incompréhensible à tout lecteur, francophone ou non, qui ne connaisse les subtilités et les mots non ordinaires de la langue française.

Exemple, entre autres:

«Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes; les ciels d’amour coupés d’embolie; les matins épileptiques; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyés d’odeurs fauves.»

Bien que Césaire fût assez lucide et sincère pour avouer qu’il ne s’adressait pas aux masses des Martiniquais dominées par le néo-colonialisme français, mais aux grands clercs de la magistrature de l’intelligentsia française, ses anciens condisciples de l’École normale supérieure, il ne pouvait s’empêcher de se considérer comme le porte-parole des Martiniquais:

«Ô vous qui vous bouchez les oreilles c’est à vous, c’est pour vous que je parle,
pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires,
pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur,
l’oblique chemin des fuites et des monstres.
»10

René Depestre, son contemporain et alter ego, a poursuivi pratiquement le même parcours et partagé les mêmes traits que Césaire: marxistes tiers-mondistes, maniement génial de la langue française, et aussi mépris quasi-total de l’haïtien écrit. Les grands poèmes et écrits qui lui ont rendu célèbre (Minerai noir / Gerbe de sang / Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien / Poète à Cuba / Alleluia pour une femme jardin, etc.), sont autant de chef-d’œuvres qui embellissent et enrichissent la langue française. Tout comme Césaire, Depestre reconnaît que son lecteur et interlocuteur privilégié est l’Autre, l’ennemi putatif, le soutireur de sa destinée. Il plaint ses compatriotes avec des larmes émouvantes:

«Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné
Comme une terre en labours
Peuple défriché pour l’enrichissement
Des grandes foires du monde
Mûris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle
Nul n’osera plus couler des canons et des pièces d’or
Dans le noir métal de ta colère en crue.
»11

Dans le poème «Nostalgie» Depestre va plus loin dans la prise de conscience (bien qu’il n’en tire pas toute la conclusion) de la contradiction ontologique entre sa condition en tant que progéniture d’un peuple exilé de lui-même, «dévalisé» même dans l’usage de sa langue, et sa vocation d’écrivain francophone:

«Depuis quinze ans ou depuis des siècles
Je me lève sans pouvoir parler
La langue de mon peuple
Sans le bonjour de ses dieux païens
Sans le goût de son pain de manioc
Sans l’odeur de son café du petit matin
Je me réveille loin de mes racines
Loin de mon enfance
Loin de ma propre vie.»
12

Comment dès lors et Césaire et Depestre (pour n’en interpeller que ces deux-là) ont-ils pu négliger, à longueur de leurs œuvres, la question apparemment fondamentale de la domination langagière du colonialisme—langage compris ici non en tant qu’expressions abstraites que les clercs citent entre eux, mais en tant que moyen quotidien de communication, donc d’appréhension du réel? Pourquoi Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Jean Brière, Magloire Sait-Aude, René Depestre ou René Bélance n’avaient-ils pas écrit aussi en haïtien? Ils ne pouvaient pas ignorer qu’il y avait une tradition d’écrivains courageux comme Coriolan Ardouin, Oswald Durand, Émile Nau, Eugène de Lespinasse, Massillon Coicou etc. qui écrivaient à la fois en haïtien et en français, bien qu’avec d’inégales proportions.

Dans «Orphée noir», un texte qui pourtant célèbre les poètes de choc de la négritude, Jean-Paul Sartre a touché, malheureusement en passant, la contradiction fondamentale des écrivains francophones progressistes des Antilles et d’Afrique qui utilisent le français pour présenter un projet de libération de la conscience. Cependant, dit Sartre, «l’oppresseur est présent jusque dans la langue qu’ils parlent» et que par cela, il «s’est arrangé pour être l’éternel médiateur; il est là toujours, jusque dans les conciliabules les plus secrets». Naturellement, dans le cas des écrivains de la négritude, ils croyaient utiliser la langue française pour la détruire ou la «défranciser»; mais c’est encore là ce que Sartre appelle des «chausse-trapes» puisque l’usage de la langue est déjà l’usage de «l’appareil à penser de l’ennemi […]; les mots blancs boivent [leur] pensée comme le sable boit le vent»13.

En n’ayant pas contesté la suprématie du français comme l’unique expression écriturelle du parler haïtien, ces écrivains avaient fait justement cela: internaliser «l’appareil à penser» du colonialisme, et accepter, de fait, comme allant de soi, la superstructure mystificatrice de la bourgeoisie haïtienne.

«Éloge de la créolité»

Les écrivains contemporains des autres pays de l’Archipel des Caraïbes, particulièrement de la Guadeloupe et de la Martinique, revendiquent leur créolité avec une grande fierté. Dans un manifeste, Éloge de la créolité, écrit collectivement par Jean Bernadé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, ils définissent celle-ci comme «un regard neuf qui enlèverait notre naturel du secondaire ou de la périphérie afin de le replacer au centre de nous-mêmes… [parce que] la francisation nous a forcés à l’autodénigrement: lot commun des colonisés». Sachant que leurs valeurs d’homme ont été dévaluées par ce que Frantz Fanon appelle «le regard de l’Autre», ils se mettent dans la reconquête de cet être «frappé d’extériorité».

Les auteurs dénoncent les poètes qui «s’enivraient en dérive bucolique, enchantés de muses grecques, fignolant les larmes d’encre d’un amour non partagé pour des Vénus olympiennes»; ils déplorent leur internalisation de ce regard, «[voyant] de leur être ce qu’en voyait la France à travers ses prêtres-voyageurs, ses chroniqueurs, ses peintres ou poètes de passage, ou par ses grands touristes». Ils plaident pour la légitimation du créole en tant que «véhicule originel de notre moi profond, de notre inconscient collectif, de notre génie populaire» dont la répression par l’hégémonisme monolingue français a été une véritable «amputation culturelle», une «ruine linguistique», un «suicide collectif», car «chaque fois qu’une mère, croyant favoriser l’acquisition de la langue française, a refoulé le créole dans la gorge d’un enfant, cela n’a été en fait qu’un coup porté à l’imagination de ce dernier, qu’un envoi en déportation de sa créativité». Ils croient que la créolité «dessine l’espoir d’un premier regroupement possible au sein de l’Archipel caraïbéen: celui des peuples créolophones d’Haïti, de Martinique, de Sainte-Lucie, de Dominique, de Guadeloupe et de Guyane»; ils appellent finalement pour une stratégie de «réinstallation de nos peuples au sein de cette culture caraïbéenne, miraculeusement forgée au cours de trois siècles d’humiliation et d’exploitation»14.

Éloge de la créolité est un texte important pour la base théorique de notre argumentation ici parce qu’il part de la prémisse que la soi-disant francité de l’Antillais (l’Haïtien, le Martiniquais et le Guadeloupéen, en particulier) est une aliénation, une forme de perdition, de «déport culturel» d’un colonisé dénudé de lui-même, fondamentalement «frappé d’extériorité». Cependant, le texte pèche par ambiguïté sur plusieurs autres points importants de la problématique. Par exemple, à part la très nette position que les auteurs prennent pour l’écriture de la langue créole, il n’est par contre pas clair s’ils entendent aussi par la revendication de la créolité l’adoption d’une écriture «diglottique», mi-française mi-créole ou en association «complexe», en incrustation avec le français, comme le préconise la théorie de l’interlangue ou l’interlecte, qui avance que les deux langues s’enrichissent mutuellement dans leur relation symbiotique. Or, comme nous l’avançons plus haut, nous croyons, nous, que ce genre d’inter-échange ne favorise que la langue dominante et ne fera que perpétuer la situation d’inégalité où le créole est servi comme accessoire ou comme simple matériau brut pour le français.

De plus, fonder la «créolité» sur les thèses d’Édouard Glissant sur la «créolisation», et attribuer la paternité du renouveau de la créolité dans les Antilles à la négritude césairienne—accusant ceux-là qui critiquent Césaire pour son absence de production dans l’écriture créole de «relent œdipien»—, c’est faire preuve d’un manque de pertinence dans l’argumentation. Nous sommes en parfait accord avec Bernabé, Chamoiseau et Confiant quand ils revendiquent l’usage de la langue française comme une acquisition historique capturée dans le sang et mille péripéties, mais nous trouvons leur équation de la «complexité fondamentale» du créole avec le frottement ou l’interlangue avec le français, comme un peu aveugle, et en contradiction avec leur propre énoncé, quand ils avertissent plus loin contre le «vieux syndrome de colonisé… qui craint de n’être que ce lui-même dévalorisé, tout en étant honteux de vouloir être ce qu’est son maître»15.

Les auteurs de l’Éloge de la créolité, (tout comme en cela Maximilien Laroche), ont fait un bel étalage de la problématique et lancent un très méritoire appel pour une pratique consciente de l’écriture créole, mais il ont négligé ce que nous appellerions la «contradiction ontologique» dans le rapport entre le français et l’haïtien du fait que ce rapport est vécu, historiquement, comme un rapport dominant-dominé. La «dialectisation» des deux langues, que semblent préconiser ces auteurs, sera toujours faussée dû à cette réalité. Il faut aussi reconnaître que contrairement à l’héritage écriturel de l’indigénisme et de la négritude, la nouvelle détermination, consciente et délibérée, des écrivains antillais à écrire systématiquement en créole est un bond révolutionnaire qui rompt avec trois cents ans de pratique où l’écriture du créole a été réprimée, reléguée comme simple document ethnographique. C’est donc une rupture avec le passé, pas un aboutissement.

Les vrais pères de la créolité—s’il faut revendiquer le bien-fondé africain de ce vocable—ce ne sont ni Roumain, ni Depestre, ni Césaire ou Glissant; ils sont ces écrivains courageux, de part et d’autre des Antilles, comme Gilbert Gratiant, Monchoachi, Joby Bernabé, Thérèse Léotin, Félix Morisseau-Leroy, George Castera, Jean-Claude Martineau, Daniel Boukman, (les auteurs de l’Éloge de la créolité eux-mêmes) etc., qui écrivent en créole en dépit des découragements dans l’atmosphère intellectuelle nébuleuse générée par l’idéologie dominante16.

La critique afrocentrique d’Ama Mazama

S’agissant de l’ambiguïté des thèses avancées par les auteurs de l’Éloge de la créolité, la critique d’Ama Mazama (Marie-Josée Cérol), linguiste, auteur de l’ouvrage Initiation au créole guadeloupéen, est ici très pertinente. Selon Mazama, malgré ses aspirations et propositions pour un «retour sur soi», l’Éloge de la créolité ne fait, en fait, que perpétuer la «tyrannie conceptuelle» de l’eurocentrisme qu’il prétend dénoncer, puisqu’il accepte les présuppositions paradigmatiques de ce dernier. Mazama croit que la «créolité», telle qu’elle est préconisée par Bernabé, Chamoiseau et Confiant, n’est qu’un «aimable pot-pourri intellectuel de postmodernisme et de rationalisme à l’occidentale» qui nous livre à «un rêve mal rêvé de libération». Mazama critique tout particulièrement les notions occidentales de «progrès», de «sous-développement», de «modernité» et d’«évolution», acceptées par ces auteurs sans aucune réserve critique. Or, dit Mazama, la notion de «progrès» comme évolution linéaire, progressive, de l’Histoire est fondamentalement différente de la «conception cyclique du temps» qu’ont les Africains. Déplorant l’adoption par les auteurs de l’Éloge de la créolité de ce qu’elle appelle les «postulats socioanthropologiques» du colonialisme qui font perdurer le «double mécanisme de réduction et de conversion instauré par les Occidentaux afin d’occuper l’espace mental de ceux qu’ils cherchent à dominer et exploiter», Mazama dénonce l’ouvrage comme, à la limite, une «insulte pour l’intégrité et la souffrance de millions d’individus»17.

Mazama reconnaît, tout d’abord, la légitimité du problème posé par l’Éloge de la créolité, qui est, dit-elle, «le problème de l’élaboration de l’intérieur d’une nouvelle identité caraïbéenne»; elle semble même admirer l’«insurrection» des auteurs contre la «prétention occidentale à l’universalité, c’est-à-dire à puiser dans l’expérience européenne les critères à partir desquels mesurer l’humanité»; elle cite un passage de l’Éloge… où les auteurs déplorent la «condition terrible [de l’Antillais] de percevoir son architecture intérieure, son monde, les instants de ses jours, ses valeurs propres, avec le regard de l’Autre». Mais Mazama refuse d’être dupée par tant d’enjolivements; son verdict est rapide, non équivoque, tranché: les prémisses ontologiques et discursives des auteurs discréditent leur vœu pour une identité authentique de l’Antillais, car «loin de proposer une alternative viable au discours occidental sur l’Autre, loin de nous en éjecter ainsi que promis, Bernabé, Chamoiseau et Confiant ne font que renforcer ce discours dans ses pires aspects»18.

En effet, la polarité hiérarchisée, arbitraire, inventée par le colonialisme, entre le «sauvage» et le «civilisé», entre l’«arriéré» et l’éduqué, entre l’occidental et l’oriental, entre le francisé et le créolisé, etc., génère chez le colonisé des complexes auto-dépréciatifs et des réflexes d’auto-endiguement qui font pression sur lui pour «s’adapter». Comme le dit Mazama: «De sauvages, il nous faut devenir civilisés; d’arriérés et primitifs, il nous faut devenir modernes; de sous-développés, il nous faut devenir développés, etc.»19

Autant de piège paradigmatiques qui confinent les aspirations du colonisé dans l’étroite jacquette conceptuelle que lui assigne le colonialisme.

Une autre prémisse de la «nébuleuse créolité» dénoncée par Mazama, c’est ce qu’elle nomme les théories de la «déficience» et de l’«innovation», la première stipule que les esclaves africains auraient laissé leur culture en Afrique, ou encore, comme le dit Glissant avec son panache habituel, «la véritable genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la plantation»20; tandis que l’autre théorie, inspirée par la théorie pédogénétique de Derek Bickerton, privilégie non la déficience du manque mais la construction dans le vide, la virginité enfanteresse. Poursuit Mazama: «Selon la deuxième de ces thèses, la culture afro-américaine serait une culture fondamentalement originale, issue de créations en milieu américain». Elle relève que ces deux théories, d’apparence dissemblables, sont en fait similaires «dans la mesure où toutes les deux postulent que la culture ancestrale des Africains n’a joué qu’un rôle mineur dans le développement de la culture afro-américaine»21.

Un autre mythe dénoncé par Mazama, c’est «la prétendue séparation des Africains de même origine» qui, dit-elle, «pour être répandue, cette idée n’en est pas moins fort contestable». Elle cite le Code noir de 1685 qui interdit toute union ou promiscuité entre Blancs et Noirs, et l’habitude des colons qui «se rend[aient] régulièrement à la ‘métropole’, y envoyant leurs enfants à l’école, se fréquentant et maintenant leurs propres traditions culturelles, etc». Citant certaines études socio-historiques et certains témoignages de l’époque, dont ceux de Père Labat (1742) et de Poyen de Sainte-Marie (1792), Mazama y a relevé une toute autre réalité: «En fait, observe-t-elle, il semble bien que les planteurs européens tenaient à préserver des communautés africaines particulières, car cela allait dans le sens de leurs intérêts»22.

De toute façon, étant donné les composites démographique et linguistique, les modalités de vie, les différentiations sociales, les logistiques structurelles et les antagonismes de toutes sortes qui prévalaient dans les colonies caraïbéennes, il est inconcevable que les colons pussent effectivement séparer les esclaves africains les uns des autres. S’agissant du cas haïtien en particulier, la révolte des esclaves pouvait germer, s’organiser et éventuellement réussir, parce qu’il y avait une multitude de regroupements et de réseaux de contacts—clandestins et ouverts—qui la soutenaient des décades durant.

De plus, comme l’a justement souligné Mazama concernant la résilience de la religion africaine en Guadeloupe et en Martinique, le mode de transmission oral des croyances vodou (qui restent essentiellement africaines tant dans la configuration du panthéon constituant que dans le rite) nécessitait des contacts physiques assidus dans le temps et l’espace. Le mode, les conditions et les nécessités de production mêmes dans les plantations rendaient impératifs des contacts serrés et continus parmi les esclaves. Cela dit, le mythe de la séparation nous paraît bien suspect; il semble n’avoir d’autre justification que de soutenir l’idéologie eurocentrique qui fait remonter à une genèse adamo-caucasienne, la lignée anthropo-historique des nations et cultures.

Il faut aussi remarquer la très vocale hostilité que rencontre l’Éloge de la créolité pour ce qui concerne le rôle subalterne qu’il réserve aux femmes dans la formulation de l’identité créole. Dans son essai, «The Gendering of créolité» paru dans Penser la créolité, A. James Arnold accuse l’Éloge… de promouvoir un «érotisme colonialiste basé sur le modèle du désir agressif hétérosexuel». Arnold y dénonce plus particulièrement—reprenant les critiques de Maryse Condé quant à sa masculinisation—les métaphores et assignations sexualisées où «le mâle alpha, en termes de comportement des primates, est l’Européen ou éventuellement le Blanc américain; tandis que le colonisé est invariablement conceptualisé comme féminin, donc soumis, dispensateur de plaisir, accommodant et, finalement, baisé»23.

L’haïtien: langue ou solfège de chansonnier?

En 1998, soit en pleine floraison de la linguistique moderne, c’est le tour de Jean Métellus, neurologue et écrivain haïtien francophone, de déclarer dans une citation rapportée par le journal Haïti-en-Marche du 11 mars 1998, qu’«avec l’haïtien on peut faire beaucoup de choses, mais on ne peut pas faire de la Physique, on ne peut pas faire de la Chimie, on ne peut pas faire des Mathématiques, ni la Médecine, ni la Biologie. (…) Je pense qu’avec l’haïtien il faut faire des poèmes…»

Comme lui a si bien rétorqué le poète créoliste Michel-Ange Hyppolite dans une réponse le critiquant, le verbe de commandement falloir employé dans l’assertion, témoigne d’une volonté délibérée et arbitraire d’assigner et de maintenir l’usage de l’haïtien dans une fonction préétablie jugée subalterne.

Cette idée de Métellus de l’haïtien est impardonnable de la part d’un écrivain de notre époque qui a accès, presque partout où il va, aux recherches linguistiques courantes qui démontrent que la faculté d’accumulation, d’assimilation et de transmission de la connaissance est intrinsèque à toutes les langues humaines. J’ai écrit en janvier 1996, dans la revue Tanbou, un essai d’introduction en haïtien des œuvres de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Il ne m’était pas difficile de traduire la prémisse centrale de l’existentialisme sartrien, à savoir que «l’existence précède l’essence» par la formule haïtienne «egzistans vin anvan esans» c’est-à-dire «kondisyon pratik lavi yon moun vin anvan sipozisyon karaktè ideyal, predetèmine nati moun lan». On peut élaborer sur cette idée pour dire que «eksperyans lavi oun moun fòme karaktè moun lan» ou bien encore «kalvè chimen lavi moun tabli karaktè lespri moun lan». Dans tous les cas, la thèse sartrienne que la pratique empirique de la vie détermine et façonne l’esprit, le caractère ou l’«essence» fondamentale de l’individu est rendue aisément dans l’haïtien—indépendamment toutefois de la véracité logique de la thèse sartrienne». Selon Idi Jawarakim, un poète-musicien et éducateur haïtien, la théorie de la physique des quanta peut être expliquée en haïtien en utilisant le phénomène-concept vodou dit dedoubleman où un même individu peut se trouver dans deux localités différentes…24

C’est tout de même bien bizarre que de telles thèses puissent être si ouvertement prononcées dans un moment où elles sont consensuellement réfutées et discréditées par les linguistes sérieux. En effet, le débat et les recherches linguistiques d’aujourd’hui sur la structure cognitive du cerveau humain ont déjà établi et reconnu la «compétence», c’est-à-dire la capacité fondamentale, de tout langage humain (qu’on le dénomme langue, dialecte ou patois) à assimiler, inventer, interpréter, expliquer et communiquer la connaissance. La compétence provient d’un ensemble de règles fondamentales et universelles de la faculté du langage qui «orientent» l’appréhension cognitive de l’individu le plus «inculte» ou de l’enfant le moins «développé» et qui semblent être provenues de la matrice biologique des humains. Si le plus développé des autres animaux n’arrive pas à développer jusqu’ici le minimum élémentaire de la faculté de langage, par contre n’importe mâle ou femelle enfant humain peut parler, dans sa plus ultime sophistication, n’importe quelle langue du monde.

Après avoir démontré que les langues humaines partagent une même «grammaire universelle» provenant de la «matrice biologique» du système cognitif humain, Noam Chomsky, un professeur influent à l’Institut technologique du Massachusetts (MIT), a déploré la hiérarchie qu’on a imposée entre «langue» et «dialecte»: «Dans l’usage familier nous disons que l’allemand est une langue, ainsi que le hollandais, mais quelques dialectes allemands sont plus proches des dialectes hollandais que d’autres, plus éloignés, dialectes allemands. Nous disons que le chinois est une langue ayant beaucoup de dialectes et que le français, l’italien, l’espagnol sont des langues différentes. Or la diversité des dialectes ‘chinois’ [entre eux] est plus ou moins comparable à celle des langues romanes [entre elles]. Un linguiste qui ne connaisse rien des frontières politiques ou des institutions ne distinguerait pas entre ‘langue’ et ‘dialecte’ comme nous faisons dans le discours ordinaire»25.

Récusant à la fois la «linguistique traditionnelle» des linguistes comme Leonard Bloomfield et les thèses béhavioristes des psychologues Burrhus Frederic Skinner et Jean Piaget, qui plaçaient le langage et toute la faculté cognitive de l’humain dans un vague «état mental», sans propriétés spécifiques, et qui privilégiaient les facteurs empiriques de l’acquisition du langage au dépens de sa structure interne, Noam Chomsky et beaucoup d’autres chercheurs de la linguistique moderne comme Eric Lenneberg, Howard Lasnik, Lila Gleitman, Maria Rita Manzini etc., ont au contraire cherché à identifier et établir les «propriétés spécifiques» du langage en relation à la fois au système biologique humain et les stimulations de l’environnement. Réexaminant les notions «structurales» avancées par Ferdinand de Saussure, et utilisant une méthodologie analytique sur le mode investigateur de la science naturelle, et «assumant que le cerveau est modulaire dans sa structure», Chomsky a pour ainsi dire «re-découvert» ce que Louis Althusser appellerait le «continent biologique» du langage humain. Chomsky a montré que cet «état mental» même s’il est stimulé pour une grande part par les actions de l’environnement, provient en fait de la structure biologique, régissant pour ainsi dire les règles grammaticales à l’avance:

«Si on définit la connaissance en termes de [relation] entre l’état mental et sa structure, l’action [verbale] ne fait que mettre en évidence la possession [innée] de la connaissance (…) comme par exemple l’activité électrique du cerveau.»26

Or, dit Chomsky, cette «structure» est commune, intrinsèque et spécifique à tout le genre humain. Autrement dit, à moins qu’on ne reconnaisse l’humanité et la capacité langagière de certains groupes de personnes, la grammaire de la parole de tous les hommes et femmes et races du monde est universelle. Pour reprendre une analogie clichée dans le jargon des linguistes, étant donné cette similarité structurelle des langues humaines, le Martien qui visite la Terre croirait que nous parlons tous la même langue.

Naturellement, on peut s’étonner qu’une théorie qui met en relief la prédisposition «innée» et le fondement «biologique» de la faculté langagière puisse être révolutionnaire, surtout quand on sait que les doctrines racistes postulent précisément un soi-disant fondement génétique de l’intelligence pour justifier leur infériorisation de certains groupes humains. Les linguistes eux-mêmes trouvent cette «association» bien intrigante, dans la mesure que, dans le cas du langage, la compétence génétique et innée de la faculté d’acquisition indique plutôt une universalité qui réfute justement les doctrines linguistiques proto-racistes qui privilégient la hiérarchisation des langues, justifiant ainsi la relation de domination entre une langue et une autre. Et si on comprend qu’une grande part du fondement théorique de la culture colonialiste est dérivée de la hiérarchie arbitraire instaurée entre les multiples langues et cultures humaines, on comprend combien sont révolutionnaires les recherches de la linguistique générative qui démontrent tout simplement que les langues humaines sont pratiquement identiques dans leur structure de base.

Cette grammaire universelle—appelée aussi générative—est «un élément du génotype qui oriente l’effet de l’expérience dans une grammaire particulière constituant le système de maturité de la connaissance d’une langue, un stade relativement complet achevé à un certain point dans une vie normale»27. Elle joue aussi le rôle d’une métalangue qui fait fonctionner l’acquisition phrastique et conceptuelle, régulant un unique mode d’assimilation et de dissémination de la connaissance qui rende toutes les langues du monde pratiquement identiques.

Bref, une mère qui donne à manger à son nourrisson (vu comme à la fois concept, action et définition) signifie la même chose dans tout langage humain, et si on demande à la mère ce quoi elle est en train de faire, elle répondra: je donne à manger à mon enfant.

Chomsky subdivise la propriété langagière dite «compétence» entre, d’une part, la «compétence grammaticale» qui est «l’état cognitif incluant tous les aspects de la forme et de la signification et leur relation, y compris les structures sous-jacentes qui entrent dans cette relation, lesquelles sont proprement assignées au sub-système spécifique du cerveau humain qui relie les représentations de la forme et de la signification», et, de l’autre part, la «compétence pragmatique» qui est [l’usage de l’habilité] à utiliser de telle connaissance [de la forme et de la signification] ensemble avec le système conceptuel pour atteindre certaines fins». Chomsky croit qu’une personne peut, en principe, avoir une «complète compétence grammaticale sans la compétence pragmatique», c’est-à-dire «l’inaptitude à utiliser une langue convenablement bien que sa syntaxe et sa sémantique soient intactes». Il cite l’analogie qu’a donnée Asa Kasher du policier qui «connaît la syntaxe des signes du trafic (feux rouge et vert et leur séquence, etc.) et leur sémantique (rouge signifie arrêter, etc.), mais qui n’a pas la connaissance sur comment les utiliser pour diriger le trafic»28.

Si la «compétence» est la partie interne de la faculté du langage (Langage-I), l’autre propriété que Chomsky lui attribue est la «performance», la partie externe du langage (Langage-E), soit «l’usage actuel du langage dans des situations concrètes», et qui est fortement influencé par l’instruction et les stimuli de l’environnement—le processus d’acquisition («learning») «est pratiquement mieux compris comme la croissance des structures cognitives dans une direction intérieurement dirigée mais déclenchée et partiellement façonnée par l’effet de l’environnement; les humains parlent différentes langues qui reflètent les différences dans leur environnement verbal»29. En un sens—comme on le voit dans la situation de l’haïtien—la performance est donc fonction des limitations de fait imposées au langage par l’ordre politique et culturel ambiant.

La langue comme outil de domination

On sait que la géométrie de la navigation a pris naissance dans la langue (et culture) chinoise; les Égyptiens et les Arabes ont inventé l’arithmétique moderne originalement dans leurs langues, à l’époque même où les Européens étaient hellénisés à l’extrême. Or, et le chinois et les langues africaines et l’arabe étaient (et sont encore) considérés comme des langues inférieures par les Européens.

Malgré la faiblesse de leur acception du mot haïtien «zonbi», les langues occidentales peuvent parfaitement le définir, même s’il n’a pas un équivalent dans leur réalité quotidienne, pour expliquer parfaitement ce que les Haïtiens entendent par cette notion: un état d’existence mi-vivant mi-mort, une sorte d’altérité d’être, tenue en équilibre permanent entre la conscience, l’inconscient, l’état second et la mort; bref, un état d’aliénation à la fois existentielle, spirituelle, cognitive et pratique, induit par l’action délibérée des autres.

En effet, l’imposition de l’ethnocentrisme colonial sur les peuples dominés—soit-il la francité, l’hispanité ou l’anglicité—est un outil concrétisateur aussi important au colonialisme que sa force brute militaire et sa monopolisation des activités économiques. En tant qu’arme culturelle du colonialisme (ou de l’État moderne néo-colonialiste), à la fois le simple emploi et les références philosophiques et idéologiques des langues coloniales participent du projet à l’hégémonie culturelle et langagière qui est partie intrinsèque de l’hégémonie politique, économique et militaire. Comme l’a si bien observé Edward Said, John Ruskin a complété la vision globalisante de la mission impériale de l’Angleterre, «authentique Fille du Soleil [qui] doit guider les arts, et recueillir la connaissance divine des nations distantes, transformées de la sauvagerie à l’humanité», en le faisant passer d’acte au mot, l’exprimant dans le discours, la parole, le texte»; il a «connecté ses idées politiques de la domination anglaise du monde avec sa philosophie esthétique et morale». La puissance de l’empire anglais doit être propagée et défendue à tout prix et par tous les moyens «parce que l’Angleterre [selon Ruskin] doit faire ça ou périr; ses arts et sa culture dépendent d’un impérialisme appliqué»30. La représentation idéelle et culturelle est partie intégrale du projet: «Chaque fois qu’une forme culturelle ou discours aspirent à la complétude ou totalité, la plupart des écrivains européens, penseurs, politiciens et mercantilistes le pensent dans les termes globaux. Ce ne sont pas uniquement des envolées rhétoriques mais des correspondances assez fidèles avec l’expansionnisme de leurs nations»31.

La latinité fut établie comme culture dominante parce que Rome contrôlait, avec ses armées et son commerce, presque le reste du monde connu des Européens. Sitôt que l’empire romain vacillât ou montrât de la faiblesse dans les présupposés qui fondaient son prestige, la supposée universalité de sa langue dominante devenait un encombrement dont on avait que faire. Plus tard, ce fut le tour des empires français, anglais, ottoman, russe, hispanique, portugais ou hollandais de vouloir imposer leurs langues et cultures respectives comme l’universel identificateur sur les peuples dominés. La suite démontre qu’ils ont presque tous échoué puisque dans la lutte pour leur libération, les peuples dominés continuent à revendiquer l’appropriation de la sphère de la liberté spirituelle et de l’affirmation identitaire précoloniale comme un objectif fondamental de leurs aspirations.

Aujourd’hui que les États-Unis deviennent «l’unique superpuissance du monde», l’anglais nord-américain prend le pas et devient la langue et la culture dominantes à ambition universalisante. On peut souscrire à l’argument des francophonistes que la «francophonie» est aujourd’hui en péril face à l’hégémonie de l’anglais, la langue des recherches avancées, de l’ordinateur et du stock market. Certes; mais il ne faut pas oublier qu’avant d’être sur la défensive, le français et la culture française ont été hégémoniques et constituent, en termes pratiques, la principale cause de la ghettoïsation et de la zombification de la langue et de la culture haïtiennes.

C’est cette historicité de la problématique dite, conflit haïtien-français, qui explique notre rejet de l’identité francophonique. Car nous croyons que notre priorité ne doit être ni la «défense» ni la célébration de la francophonie, mais la promotion de la langue et la culture haïtiennes par une praxis militante conséquente qui voit celles-ci comme des acquis fondamentaux pour un authentique développement socio-économique et affirmation identitaire des Haïtiens.

Le paradoxe de la domination de la francité en Haïti, c’est quand bien même elle a réussi à imposer la langue et la culture assimilées d’une minorité dominante comme étant le référent universel qui confère valeur et ordre de grandeur dans la société en général, elle a en même temps laissé un héritage désolant qui, quand mis à jour et appréhendé dans le contexte historique concret, démystifiera ses plus extravagantes prétentions quant à sa contribution pratique dans la formulation et la dissémination de la connaissance. Par exemple, on comprend mal qu’Haïti soit dénommée encore un pays «francophone» alors que seulement 5% à 10% de la population parlent le français, et que, après plus de trois siècles de domination culturelle du français—qui continue en dépit de l’indépendance en 1804 et de la percée rivalisante des Anglo-américains—la population soit encore à 80% analphabète à la fois en français, en haïtien et en anglais!

L’histoire de la francité en Haïti, c’est l’histoire de l’échec d’une philosophie élitiste qui imposait sa lingua franca comme langue unique sur une dynamique sociale, économique et culturelle qui explosait de contrastes et de luttes acharnées entre les multiples configurations sociales et ethno-raciales des peuples jusque-là inconnus les uns des autres mais trouvés momentanément en relation d’interdépendance dans des rapports d’oppression. En détruisant par voie de génocide la culture des premiers habitants de l’île et en imposant un modèle culturel unique à Saint-Domingue, les colonialismes espagnol et français ont aussi créé ce que Claude Lévi-Strauss a appelé un «malheur pour l’espèce humaine».

En un sens, la victoire des Haïtiens contre l’esclavage et l’indépendance nationale en 1804 auraient pu normalement apporter, par un effet contraire radical, la reconnaissance et l’adoption de la langue et de la culture haïtiennes en Haïti. Cela n’a pas eu lieu parce que les leaders de la révolution eux-mêmes acceptaient les bien-fondés de la propagande colonialiste qui considéraient l’haïtien comme une non-langue.

Autrefois, en classe, l’instituteur nous admonestait par la formule lapidaire, «Exprimez-vous!», quand nous osions parler l’haïtien. C’était une langue défendue et dûment réprimée. L’admonestation signifiait que l’usage de l’haïtien en soi n’était pas un effort légitime à la communication, mais une profération criminelle. Ce crime sera expié durant plus de trois siècles—et jusqu’aujourd’hui encore.

Les dommages de la domination de la créolité par la francité en Haïti ne touchent pas le seul domaine de la linguistique proprement dite; ils imprègnent aussi la représentation politique, les rangs et les opportunités de promotion dans le lieu du travail, les rapports interpersonnels, et même les chances amoureuses. La cohorte de ses victimes est immense. La personne qui ne parle pas un français correct est en désavantage dans presque tout ce qu’elle entreprend. L’uniglotte chinois ou allemand est de loin plus respecté que le prétendant «francophone» haïtien qui commet des fautes évidentes de grammaire. Quant à l’analphabète monolingual haïtien, il est bien sûr placé en bas de l’échelle de valeur, n’ayant aucune chance de jamais se réhabiliter. C’est sur une telle aliénante toile de fond qu’est vécue la problématique français-haïtien en Haïti, façonnant une société habitée par une multitude de «francolonisés», selon la très belle formule d’Idi Jawarakim, qui acceptent de bon gré leur lot comme un badge d’honneur.

L’historique d’une mystification

Bien que, comme Karl Marx l’a observé, l’Histoire du monde ait toujours été l’histoire des conquêtes et de la lutte des classes, c’est seulement après la colonisation par les Européens en 1492 de ce qu’on appelle le «Nouveau Monde», et la colonisation accélérée de l’Afrique noire qui en résultait, que la question de la supériorité raciale et culturelle se posait dans les termes que nous connaissons aujourd’hui: à savoir, une entreprise systématique de déshumanisation et de dévalorisation de l’Autre (et sa culture) pour justifier l’oppression d’où on l’a tenu.

Selon l’éminent historien Martin Bernal, dans l’Antiquité européenne les philosophes et historiens—dont Hérodote lui-même—n’avaient pas de problème à avouer l’héritage égyptien de la civilisation dénommée plus tard «occidentale», tant au niveau de la connaissance scientifique, de la métaphysique que du langage. Par exemple la connaissance de la mathématique dite «pythagoricienne»—reconnaissable dans l’architecture des pyramides—que Pythagore avait apprise quand il étudiait en Égypte, était connue des Égyptiens plus de mille ans avant lui. Socrate et Platon se vantaient d’avoir appris des Égyptiens (qui étaient considérés comme noirs à l’époque) le concept de l’immortalité de l’âme. Suivant en cela les travaux pionniers de George James et du physiciste sénégalais Cheikh Anta Diop, et usant une méthodologie multidisciplinaire qui analyse les textes préclassiques et les recherches de pointe de l’historiographie et de l’archéologie modernes, Bernal a montré, dans sa magistrale étude Black Athena («Athènes Noir»), comment à la fois l’antécédence et l’influence africaines de la civilisation dite gréco-judéo-romaine ont été escamotées au profit d’un «modèle aryen» qui pose désormais la «mythologie grecque» comme étant à la fois l’origine et la centralité de la civilisation32.

Bernal a situé l’origine de la «réécriture» de l’Histoire et l’appropriation de la civilisation par les Européens à partir de l’époque classique grecque, soit entre le vè et ivè siècle avant Jésus-Christ; mais il situe l’effort systématique à l’infériorisation des races et cultures non-aryennes plus précisément vers la fin du xviiiè siècle de l’ère européenne, avec surtout la nouvelle «historiographie génétique» formulée par Barthold Niebuhr, un historien allemand, qui disait que «la race est un élément important de l’histoire… [elle est] la toute première base et le premier principe d’où provient toute histoire». En 1814, il a appelé pour l’éradication de l’Islam, parce que la race européenne «comporte naturellement la science et la littérature, plus les droits de l’humanité; prévenir la destruction des forces barbares serait un acte de haute trahison contre la culture intellectuelle et l’humanité»33. Plus tard, les nazis l’auront célébré, avec l’écrivain français Joseph Arthur de Gobineau, comme leur maître à penser.

À vrai dire, Aristote déjà croyait que la «supériorité raciale» des Grecs justifie leur droit de mettre en esclavage les races jugées inférieures. La plupart des écrivains et savants européens des xviiè et xviiiè siècles modernes ne disaient pas autre chose, seulement avec plus de nuances et de subtilités (par exemple Montesquieu, Locke et Hume). John Locke, dit Bernal, «qui était personnellement impliqué dans la traite des esclaves dans les colonies américaines, était ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un raciste». Bernal appuie l’argumentation de Harry Bracken et Noam Chomsky qui disent que la rationalité philosophique de ces penseurs est influencée par leur racisme. Bernal pense que le mépris de Locke pour les natifs Amérindiens avait beaucoup à voir à son soutien pour la politique de colonisation de leurs terres par les Anglais. Quant à Benjamin Franklin et David Hume, Bernal rappelle qu’ils étaient «des racistes qui ont exprimé ouvertement les opinions populaires que la peau noire était liée à l’infériorité morale et mentale». Le racisme de Hume était si virulent qu’il cherchait à «transcender la religion conventionnelle», dit encore Bernal, en réfutant la notion d’«une création de l’homme pour celle de plusieurs créations». Il cite Hume qui soutenait que la nature avait opéré «une distinction originelle entre les [différentes] races34.

Friedrich Hegel voyait la «rationalité européenne» comme provenant de la pensée «grecque», donc la centralité de sa dialectique de l’homme et de la matière ne peut être qu’occidentale. Karl Marx lui-même, qui a très lucidement analysé la division du travail dans la formation de l’État dans la République de Platon, comme principalement une «idéalisation athénienne du système de castes égyptien», acceptait en gros la prémisse hégélienne de l’origine grecque de la pensée rationnelle (reprise absurdement par Léopold Sédar Shengor dans sa tristement fameuse citation que «la rationalité est hellénique et la sensibilité nègre»).

S’agissant du domaine particulier du langage (en plus du rapt de l’antériorité égyptienne de la civilisation moderne), Bernal a suivi la trajectoire de plusieurs mots et concepts africains, particulièrement relatés au commerce, aux arts et à la religion, qui partaient de l’acception africaine, puis assimilés dans le parler grec, et ensuite rénovés et repackagés comme appartenant au grec! L’histoire de l’impérialisme culturel est similaire à son pendant économique en cela qu’il faut remonter aux premières sources pour bien dégager et appréhender son fonctionnement courant. En dernière analyse, l’histoire des conquêtes coloniales, ce n’est pas comme on l’avance généralement l’histoire de la conquête des «races inférieures» par les «races supérieures», mais l’histoire de la victoire de la mystification universelle sur l’intelligence humaine.

Littérature éradiquée, transplantée, dominante

En réalité, il avait existé trois littératures en Ayiti: l’arawakienne, l’haïtienne et la franco-haïtienne (ou haïtienne d’expression française).

La première, de tradition orale, a été, à temps, totalement éradiquée par le génocide des Arawak par les Conquistadors espagnols, l’Histoire ne conservant que ce qu’en ont reportée les Européens. Quoiqu’en disent les apologistes de la francophonie en Haïti, la littérature haïtienne d’expression haïtienne a existé pratiquement aussi longtemps que la littérature haïtienne d’expression française.

Bien que l’oralité ait été le principal mode d’expression et de dissémination de cette littérature, les premiers écrits en créole remontent depuis les premiers temps de la colonie française à Saint-Domingue, soit à partir du xviiiè siècle du calendrier européen. On a relevé des contes, poèmes, pièces de théâtre, lettres et autres documents écrits en créole longtemps avant l’Indépendance de 1804.

Certains des colons eux-mêmes écrivaient des discours en créole quand ils voulaient être sûrs de se faire comprendre par les esclaves ou pour faire un discours d’importance. Par exemple Léger-Félicité Sonthonax qui rédigeait en créole sa Proclamation aux esclaves (1792), ou encore la Proclamation du Premier Consul Bonaparte exhortant les anciens esclaves à bien accueillir l’expédition Leclerc (1801).

C’est bien significatif que le premier texte proprement littéraire révélé jusqu’ici par l’Histoire, la longue chanson, Lizèt kité laplenn, ait été écrit par un colon français, Duvivier de la Mahautière, un grand notable de Port-au-Prince. Moreau de Saint-Méry a situé sa date de composition à environ 1749. Juste Chanlatte a écrit en haïtien, en 1818, la première scène de sa pièce de théâtre, L’Entrée du Roi dans sa capitale en janvier 1818. Le poète et lexicographe Emmanuel Védrine vient de compiler une longue bibliographie où il a recensé des centaines d’œuvres et d’écrits en haïtien ou sur l’haïtien, dont le poème Choucoune d’Oswald Durand, écrit vers 1900, le texte Cric? Crac! de George Sylvain, 1929, et les textes évangéliques des missionnaires protestants35. Déjà en 1877 Julio Jean-Pierre Audain et John Bigelow avaient, chacun, collecté et transcrit dans l’écriture haïtienne un grand nombre de proverbes haïtiens.

Paradoxalement, cette pluralité de textes créoles écrits, à longueur de trois siècles, démontre à la fois une longue tradition écriturelle de la langue, et aussi une longue histoire de répression et de marginalisation de cette même langue.

Comme on le sait, des trois littératures qui ont existé en Haïti, seule la littérature franco-haïtienne ou d’expression française a eu droit de cité et s’est finalement imposée comme la littérature unique de l’idéologie dominante. Et ce n’était pas par accident. En effet, les conditions pratiques de la lutte des classes après l’Indépendance favorisaient la francophilie de la nouvelle classe dirigeante qui comprenait, comme l’a très justement remarqué Hoffmann, des «ci-devant ‘hommes de couleur libres’ qui étaient culturellement plus proches des Français, parmi lesquels la plupart comptaient des ancêtres, qu’ils ne l’étaient des ‘nouveaux libres’ africains qu’ils avaient, autant que les colons blancs, asservis et exploités au temps de la colonie». Les autres composantes de la classe dirigeante, les leaders noirs, les anciens esclaves, généraux, gradés, les intellectuels et autres fonctionnaires influents, n’avaient rien à redire puisque l’adoption du français représentait pour eux la seule voie à la légitimation aux yeux des puissances hostiles qui considéraient le nouvel État comme un groupement de bandits et de barbares. De plus, le prestige que conférait la francophonie s’avérait aussi un très utile outil idéologique employé par cette nouvelle classe pour établir sa supériorité sur la masse paysanne qu’elle exploitait. Ainsi, comme l’a très bien dit encore Hoffmann: «Aux formes d’expression culturelle africaines ou paysannes (les deux étaient pratiquement interchangeables), et tout particulièrement à l’haïtien et au vaudou, considérés comme l’apanage des ‘va-nus-pieds’, toute considération était refusée»36.

Dans le contexte totalitaire de l’esclavage, la langue, la religion et les coutumes identitaires des esclaves étaient explicitement désignées comme «inférieures», non pas d’après les énoncés «scientifiques» (qui venaient après coup), mais par une simple décision politique basée sur l’analyse (et la conclusion) que la langue et la culture en tant qu’organes de représentation des esclaves, sont de ce fait potentiellement subversives, dangereuses, menaçant la légitimité du projet d’exploitation en cours. On a bonne conscience si on se persuade que la personne humaine que l’on traite comme un animal est, en fait, non pas une personne humaine, mais un animal. Et puisque le langage et la culture constituent les plus authentiques représentations du dominé, on comprend dès lors pourquoi, pour le colonialisme, la domination implique aussi l’infériorisation, donc la marginalisation (et la neutralisation) de son héritage culturel.

À part l’emploi contre les natifs de l’île des dernières découvertes de l’arme à feu et l’emploi systématique des hommes et femmes subjugués comme des bétails de ferme, venaient aussi à l’appui, pour structurer le nouveau système et mode d’oppression, les canoniques de frappe de l’Église Catholique, la pseudo-science des grands savants séculaires fatigués qui cherchaient un nouveau souffle, les infrastructures de production et les modes de réglementation du travail. C’est très révélateur que la plupart des inventions attribuées à la Renaissance européenne (xvè et xviè siècles) et dont les «Modernes» s’enorgueillissaient dans leurs querelles avec les «Anciens» (notamment le procédé d’impression mécanique de l’écriture, le papier, l’arme à feu, le canon à poudre, le moulin à vent, la boussole, etc.) soient presque toutes provenues d’Asie et d’Afrique et seront autant d’armes utilisées par les colonialistes pour façonner le monde à leur image, le subjuguer.

La machine à imprimer et le canon à poudre constituaient deux phénomènes technologiques importants qui allaient bouleverser les données, faisant pencher irrémédiablement la balance géostratégique en faveur des Européens.

En effet, la machine à imprimer, dont les Européens parferont les procédés, permettra à ceux-ci de produire en masse des œuvres d’autorité en littérature, dans la pédagogie, les sciences physiques et naturelles, la religion, la morale, etc., se réservant de ce fait un monopole incontournable sur le marché mondial d’un produit important—la culture et l’idéologie—qui se révèlera des plus cruciaux dans leur projet de domination des autres peuples.

L’apport de l’invention de l’arme à feu et du canon à poudre est très évident, puisqu’il a remplacé le corps-à-corps de la guerre ou l’individuation des armes par un engin capable de tuer en gros, tout comme les nouveaux modes de production permettront au capitalisme grandissant d’exploiter en gros. Dans son expédition en Égypte, Napoléon Bonaparte utilisa avec brio le mélange de la matière grise et de l’arme à feu: son armada comprenait outre des généraux et du canon explosif, mais aussi des philosophes, des écrivains et des scientifiques, qui joueront un grand rôle dans la dévastation quasi-complète de la grande civilisation égyptienne—ouvrant ainsi un champ riche et lucratif pour l’égyptologie renaissante.

Dénaturalisation et disqualification

Dans leurs efforts effrénés pour disqualifier la langue haïtienne comme une langue égale à la leur, les francophonistes avancent toutes sortes d’idées, chacune aussi saugrenue et ridicule que l’autre. D’abord, quand on voulait la tenir sous coupe réglée, elle était désignée comme un «dialecte» inférieur provenu des tribus sauvages de l’Afrique. Ensuite, compte tenu de la grande quantité des mots à base lexicale française dans le vocabulaire haïtien, ceux-là (tel Jules Faine) qui, de toute bonne foi, s’entremettaient pour la défendre du stigma de langue «barbare», s’arrangeront, par une alchimie linguistique inouïe, pour la placer dans la galaxie de la latinité: elle serait provenue désormais, selon Candelon Rigaud (1939), d’«une mixture de dialectes et de patois régionaux de France: normand, picard, angevin, etc. sans être ni l’un ni l’autre de ces dialectes»37. On croit bien que cette parenté lui confère une certaine sophistication civilisante.

Il faut remarquer ici la similarité entre les différentiations racistes opposant le «sauvage barbare» au «bon sauvage», et le passage de l’haïtien de langue barbare, progéniture de l’Afrique arriérée, à dialecte roman, donc passablement civilisé…

D’autres propositions avancées pour disqualifier l’haïtien ont plus à voir à la position idéologique de leurs auteurs qu’à une considération linguistique sérieuse. Par exemple, la notion qu’il ne serait pas perméable à la spéculation abstraite et la rationalité scientifique pratiquées dans les langues européennes établies (français, anglais, espagnol, allemand, russe, etc.), et que la promotion de l’haïtien ne ferait que retarder l’inclusion d’Haïti dans la communauté des nations développées (comme si cela n’était pas déjà le cas sous la francophonie existante!). Poussé jusqu’à son ultime logique, ce raisonnement finit par préconiser tout bonnement l’acceptation de la nouvelle donne créée par la présente hégémonie de l’anglo-américain, arguant qu’il est vain de promouvoir l’haïtien dans un climat informationnel mondial où les langues établies elles-mêmes acceptent l’hégémonie de l’anglais comme la langue universelle de la production et de la dissémination de la connaissance.

Pour bien noter l’utilité de la prédominance du français (ou de l’anglais), c’est-à-dire son usage prioritaire comme véhicule exclusif de la connaissance «sérieuse», on a dit aussi qu’il facilite, contrairement à l’haïtien ou le créole, la communication entre différentes composantes de la diaspora africaine: des émigrés Sénégalais, Congolais ou Guinéens conversant en français avec des Haïtiens, des Martiniquais, des Malgaches, etc.

Ce dernier point est bien significatif puisqu’il semble adopter l’axiome d’Henry Kissinger qui a dit que pour mieux résoudre un problème il faut l’avoir soi-même délibérément créé. Or, nous pouvons concevoir un autre scénario où les peuples d’Afrique n’avaient pas connu les perturbations du colonialisme, et où leurs traditions, leurs coutumes, leurs modes de production, de gouvernement, de jouissance de la vie, leur projet de société etc. étaient laissés à eux seuls pour s’en soucier. Il est clair, suivant cette hypothèse, que les nationaux africains n’auraient pas besoin de la médiation du français (ou de l’anglais) pour s’entretenir entre eux.

Disons aussi que dans l’absence du colonialisme et de sa mentalité conquérante, on peut imaginer un monde où la rencontre (non la «découverte») entre les Européens et les Africains ou les Amérindiens s’accomplirait dans le respect des uns les autres, apportant des avantages comparables aux partenaires, constituant une source mutuelle d’émerveillement de la vie et d’enrichissement de la connaissance humaine.

Concernant les autres propositions anti-haïtiennes plus haut citées—à savoir, 1) la supposée imperméabilité de l’haïtien à la rationalité scientifique, 2) la prêche du défaitisme face à l’hégémonie globalisante de l’anglais, 3) la soi-disant «racine romane» de l’haïtien—elles sont si arbitraires qu’elles ne méritent pas ici une discussion approfondie; d’ailleurs elles sont déjà toutes discréditées par les recherches respectives les concernant. Nous avions déjà fait mention des recherches de la linguistique générative qui démontrent l’interchangeabilité des langages humains en ce qui concerne à la fois la production, l’assimilation et la communication de la connaissance. Ajoutons seulement que la propriété et la potentialité d’un langage humain à s’évoluer qualitativement dans une certaine mesure sont en égale proportion à sa valorisation, donc sa force, dans la lutte des classes ou dans la géostratégie politique mondiale.

Pour ce qui a trait à l’hégémonie globalisante de l’anglais, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Dans la constellation des langages humains, il y a toujours eu une langue à vocation universalisante qui se confère une centralité attractive au dépens des autres. Au juste, l’affirmation identitaire des peuples de l’Histoire (y compris les peuples européens) a toujours été menée contre et par rapport à l’hégémonisme d’un centre impérialiste qui cherche à leur imposer son propre référent linguistique et culturel comme loi naturelle. Le gréco-centrisme hellénise, le latin romanise, l’arabe arabise, le russe russifie, l’allemand germanise, le turc turquise, le français francise, etc. Cependant, en dépit de l’action réprimante des impérialismes culturels, les peuples ont toujours lutté pour conserver—et beaucoup conservent encore, bien heureusement—leur culture.

En effet, la survivance, la dominance, l’adoption, le rejet, la dévalorisation ou l’éradication d’une langue ou culture dépendent de sa position stratégique dans le rapport des forces parmi les groupes sociaux, économiques et politiques qui s’engagent dans l’arène historique. Ainsi, la résistance culturelle d’un peuple, c’est-à-dire sa détermination dans une praxis délibérée pour valoriser son identité, s’avère-t-elle un élément crucial dans la balance des forces. Après tout la richesse et l’attraction culturelles d’un peuple peuvent constituer des armes les plus stratégiques qu’il puisse posséder. La résistance des esclaves de Saint-Domingue prenait corps non seulement à cause de leur refus des sévices corporels et conditions dégradantes de la vie, mais aussi par le rejet, sur le plan intellectuel et idéel, des modes de penser, de rationaliser et d’agir des colons esclavagistes. Il n’est pas toujours vrai, comme le croit La Fontaine, que la raison du plus fort soit toujours la meilleure…

Quant à la proposition que l’haïtien serait dérivé des dialectes régionaux parlés par les colons français, notons seulement que, dans les conditions objectives de la colonie, il était pratiquement impossible aux esclaves multilingues, transplantés contre leur gré à Saint-Domingue, de forger un langage commun à partir des multiples dialectes régionaux parlés par la minorité numérique française. Il aurait fallu de toute évidence une racine linguistique commune qui, de toute probabilité, provenait de l’origine africaine des esclaves.

Critiquant les notions comme celle de Jules Faine qualifiant l’haïtien de «langue néo-romane issue de la langue d’oïl», ou encore celle de Robert Chaudenson le plaçant dans la «galaxie francophone», Michel DeGraff, un linguiste haïtien, chercheur à MIT, a démontré que nombre de mots haïtiens visiblement reconnus comme provenant du français, sont fort souvent des mots en fait à acception plus haïtienne que française. Partant des travaux d’éminents linguistes comme Yves Dejean, Claire Lefebvre, John Lumsden ou Vivianne Déprez qui se sont déjà penchés sur la question, DeGraff a réexaminé des expressions et mots courants comme le «c’est» et l’«être» français et leurs comparatifs «se» et «ye» haïtiens, ou encore la négation française «ne pas» et son comparatif haïtien «pa», pour démontrer qu’en fait, malgré leur similarité, les deux interprétations entendent différentes compréhensions de la chose, «elles occupent des positions différentes dans leur structure syntaxique respective»38. DeGraff a aussi montré comment la règle d’annulation affirmative de la double négation, absurdité grammaticale dans le français, est parfaitement correcte dans l’haïtien: par exemple les expressions «personne n’est pas venue» ou «je n’ai pas vu personne», traduites en français par «tout le monde était venu» ou «j’ai vu tout le monde» signifient l’exact contraire en haïtien: «pèsonn pa vini» ou «mwen pa wè pèsonn». Ainsi, le vrai comparatif de «pèsonn pa vini» étant «personne n’est venue», DeGraff a suggéré que le «ne» français est davantage similaire au «pa» haïtien que le «pas» français qui sont entre eux «d’un point de vue empirique et théorique (…) systématiquement différenciés».

Dans un texte remarquable, “A Riddle on Negation in Haitian”, DeGraff a néanmoins relevé que certaines variétés des langues romanes comme par exemple la langue valdôtaine et la langue d’oc permettent l’emploi de la négative concordante dans un sens plus près de l’haïtien que du français, mais il a également observé que tel est le cas du fon, considéré comme la langue ancestrale de le créole, cela, dit-il, «peut expliquer la mutation [des négatives] du fon má… à au français ne… pas dans l’haïtien pa» au cours de leur voyage initial de l’Afrique aux Caraïbes via l’Europe»39.

S’agissant du passage de l’acception des expressions et mots courants français dans l’acception haïtienne, DeGraff a systématiquement disséqué plusieurs d’entre eux pour montrer des significations totalement opposées. Après tout on peut parfaitement dire «Bouki se yon bon doktè» en haïtien ou «Favrange Valcin, c’est un peintre engagé» en français, mais le sens s’infléchit dans l’une ou l’autre langue dû à la différence de degré de stress dans l’intonation. Étudiant à fond la structure grammaticale de l’haïtien, DeGraff a conclu qu’elle «ne semble pas directement réconciliable avec son supposé statut de langue romane»40.

Critique et Infra-suprastructure

Une critique conséquente de la problématique français-haïtien ou anglais-haïtien en Haïti resterait incomplète si elle porte seulement sur la conduite historique et idéologique de l’hégémonisme culturel. Elle doit aussi mettre l’emphase sur ce que nous appellerions les infra-suprastructures génératrices qui font fonctionner et pérenniser les rapports de domination culturelle. Car la culture dominante domine non pas parce qu’elle se proclame «supérieure»; elle domine parce qu’elle a l’Université, les écoles, les médias de communication de masse, les maisons d’édition, les instituts d’étude, les revues scientifiques, les bibliothèques, les imprimeries, les librairies, l’Internet, les pouvoirs de l’État et les moyens du Capital pour seconder sa proclamation.

Pour cela, une véritable politique de libération culturelle—donc de développement authentique—doit pouvoir agir sur le double angle de la problématique: à la fois sur les idées malsaines et falsifiées, et les infrastructures de production, de dissémination et de pérennisation de celles-ci. Dans le cas de l’haïtien, c’est bien de contrecarrer les biais idéologiques, les énoncés arbitraires et les arguments pseudo-scientifiques qui justifient la domination du français, mais il faut aussi mettre sur pied une infrastructure concurrente adéquate de production et de dissémination de masse des acquis de la culture et langue haïtiennes dominées.

Dans le long terme, étant donné l’enracinement superstructurel de la domination du français sur le pays, et sa force symbolique dans la lutte des classes, c’est seule une véritable révolution sociale et culturelle qui rétablira la place légitime de l’haïtien (et de la culture vodou) dans l’affirmation identitaire des Haïtiens. Cependant, dans les court et moyen termes, c’est l’action conjuguée des individus, créateurs, scientifiques, éducateurs et intellectuels eux-mêmes qui sera déterminante. Comme on l’a vu dans l’émergence du français de la domination du latin, la détermination venait d’abord de la production individuelle des créateurs, par exemple le philosophe René Descartes (qui a écrit les premiers traités philosophiques publiés en français) ou le poète Malherbe, pénétrait ensuite les forces productrices de la société civile, avant d’être finalement consolidée par l’action de l’État (entre autres, la création par Richelieu en 1634 de l’Académie Française).

Résistance et renouveau culturel

Heureusement, quelque chose commençait à changer à partir des années cinquante. Grâce en partie aux efforts d’un grand nombre d’écrivains, d’éducateurs et de chercheurs haïtiens et étrangers, notamment Félix Morisseau-Leroy, Edner Jeanty, Albert Valdman, Yves Dejean, Ormonde McConnell, Pierre Vernet pour ne citer les plus à vue, une entreprise de codification scientifique et de légitimation politique de l’haïtien a pris le jour. La codification grammaticale, l’officialisation et la constitutionnalisation qui en résultaient sont un grand pas vers la valorisation complète de la langue; mais ce n’est pas assez. En fait, on dirait que même ces «gestes» font partie de la tendance traditionnelle à utiliser l’haïtien comme simple effet symbolique, car plus de deux décennies après son officialisation et sa constitutionnalisation, l’haïtien n’est toujours pas enseigné à l’école sérieusement, ni comme matière ni comme moyen d’enseignement.

Contre le «bilinguisme» officiel qui ne fait que colporter le statu quo en faisant semblant d’adresser la question dans des décrets sans fond; contre l’illusionnisme de l’«interlangue», du syncrétisme et de l’«incrustation», qui ne fait que pérenniser le rapport inégal dominant-dominé entre les deux langues, nous préfèrerions le concept opératif de «équi-bilinguisme», un néologisme qui signifie une praxis consciente de la part de la société dans son ensemble, et de l’État en particulier, pour faciliter la production, l’utilisation et la transmission optimum de l’haïtien, tant au niveau du parler que de l’écrire, dans le but d’arriver à une parité fonctionnelle, egalego, avec le français, la langue dominante. Par exemple, un projet d’aide à la création qui subventionnera la production, dans tous les domaines de la connaissance, des œuvres écrites originales en haïtien.

Naturellement, un projet de revalorisation linguistique de l’haïtien sans la généralisation de l’alphabétisation ne ferait que continuer l’élitisme du français où une minorité minable monopolise l’accès à la connaissance. En ce sens, l’alphabétisation généralisée sera de facto epi-bilingue si on adopte pour objectif une société réellement bilingue qui part du principe que l’éducation et la culture sont un droit fondamental et universel, qui s’exerce le mieux quand il est collectivement appliqué.

Cependant, puisque nous sommes ici confrontés à une relation de domination d’une langue par une autre, on comprend bien que la priorité devra être accordée à la parité—l’effort de rattrapage à terme—de l’haïtien avec le français, la langue dominante. Cette parité implique la volonté politique d’entreprendre un travail sérieux, différent du tokenisme, du faire-semblant traditionnel. Pour cela, la mise sur pied des bibliothèques haïtiennes, d’une université haïtienne, d’une encyclopédie haïtienne, d’une académie haïtienne, etc., constituera un fondement indispensable au projet.

Cela peut être secondé par une campagne de traduction systématique des classiques français et des principales œuvres de la littérature mondiale en haïtien, ou encore l’obligation de la traduction dans la langue désignée dominée, l’haïtien, de toutes œuvres littéraires ou écrits publiques paraissant dans les langues dominantes (en l’occurrence le français et l’anglais); tous ces efforts constitueront autant d’agissements positifs qui aideront à la promotion et valorisation du langage. Paradoxalement, une propagation généralisée de l’enseignement de l’haïtien écrit en Haïti aidera aussi la généralisation de l’enseignement du français, comme il est le cas à Montréal concernant l’anglais. Dans le cas haïtien, la problématique est bien sûr beaucoup plus compliquée puisqu’elle nécessite aussi la mise sur pied, à partir de rien, d’une infrastructure compétente qui soutienne la production et la distribution continues des écrits haïtiens.

Conclusion: valoriser la langue

Ainsi, la meilleure manière de récuser les énoncés désobligeants comme ceux attribués à Jean Métellus sur la soi-disant incapacité de l’haïtien de produire d’œuvres «scientifiques», ce n’est pas tant leur opposer d’autres énoncés—quelque pertinents qu’ils soient—mais de mettre sur pied un grand volume de production d’œuvres haïtiennes dans les multiples disciplines de la connaissance: les arts et la littérature certainement, mais aussi la philosophie, la religion, les sciences physique, naturelle, humaine, etc. Il demeure un fait irréfutable que la quasi-totalité des œuvres haïtiennes jusqu’ici publiées puisse être classée sous la catégorie exclusive de «littérature»: contes, poèmes, chansons, historiettes, pièces de théâtre, etc. Et là encore la circulation est généralement faible, au plus quelques douzaines ou centaines d’exemplaires l’œuvre, publiée à frais d’auteur, touchant une infime minorité du lectorat potentiel. Quant à la qualité, à part quelques notables exceptions, elle donne souvent à désirer.

Nous devons toutefois rendre hommage à ce petit nombre grandissant d’écrivains, d’éducateurs, de publicistes et de chercheurs haïtiens et étrangers qui publient çà et là des textes sérieux sur la grammaire, le lexique et l’éducation haïtiens (je pense notamment à Yves Dejean, Jean Mapou, Michel-Ange Hyppolite, Keslèbrezo, Yvon Lamour, Deita, Michel-Rolph Trouillot, Edner Jeanty, Albert Valdman, Ernst Mirville, Féquière Vilsaint, Odette Fombrun, Pierre Vernet, Bryant Freeman, Claire Lefèbre, Konpè Filo, Emmanuel Védrine, Michel DeGraff, Suze Mathieu, Maude Heurtelou, Pauris Jean-Baptiste, et tant d’autres encore, telles les revues Bòn Nouvèl, Libète, Ayiti Fanm, etc.), qui cherchent à fonder la validation de la langue haïtienne par une pratique écriturelle constante qui l’emploie dans les choses «sérieuses».

La continuelle domination culturelle de l’haïtien par le français est et a été possible parce qu’à la fois le colonialisme français, les classes dirigeantes haïtiennes et les intellectuels haïtiens avaient pu imposer les prémisses de la centralité culturelle de l’Europe comme étant le référent universel de l’Être. Toute autre représentation culturelle devenait dès lors secondaire, voire «inexistante», puisque l’hégémonie culturelle de l’Europe (et aujourd’hui avec les États-Unis) avait pour pendant l’hégémonie militaire, politique et économique.

Du point de vue du colonialisme, sa domination ne saurait être complète si elle n’englobe la quadrature de la culture, c’est-à-dire atteindre l’affect profond de l’opprimé dans la plus fondamentale manifestation de son être: son mode de parler, de sentir et de penser. Et puisque la communication langagière est l’une des plus puissantes armes de résistance et de libération, on comprend dès lors pourquoi, pour le colonialisme (ou la classe dirigeante), la domination complète de l’opprimé doit passer par le rejet, la dévalorisation et la neutralisation de sa langue, soit par voie d’édits légiférants qui l’interdisent ou la restreignent, soit sous forme de règles de grammaire qui articulent ce que Michel Foucault appelle la valeur représentative des mots et des signes de l’ordre social imposé par la classe dirigeante et le pouvoir ambiants.

Ainsi, comme on l’a vu en Haïti, l’authentique référent de représentation du peuple dominé est-il renversé, remplacé par un référent autre, un référent contraire qui alimente ce que Bernadé, Chamoiseau et Confiant ont appelé le «rapport d’extériorité» de soi-même à soi-même.

C’est un grand miracle historique que la culture haïtienne en Haïti—notamment la langue haïtienne et la culture vodou—soit demeurée relativement vierge, compte tenu des multiples brimades, répressions et politiques de rejet qui l’ont continuellement accablée durant les trois siècles de domination culturelle européenne.

Eu égard à la situation de mystification généralisée où la quasi-totalité de la représentation culturelle—donc identitaire—d’un peuple et d’une nation est dévaluée au profit d’un référent étranger aliénant, il incombe (en attendant qu’un gouvernement éclairé progressiste vienne mettre en priorité la problématique) aux écrivains, éducateurs, créateurs et chercheurs haïtiens de se mettre à la tâche de développement et de valorisation de la langue et culture haïtiennes.

Cela peut se réaliser par une seule façon, avec une double exigence: 1) produire des œuvres écrites haïtiennes dans les multiples facettes et disciplines de la connaissance, 2) mettre sur pied des structures, organes et infrastructures de facilitation qui encourageront et soutiendront la production de ces œuvres.

Comme on peut le voir même dans la production des œuvres françaises en Haïti, sans la logistique de production et de distribution démocratique, la culture et la connaissance restent l’apanage réservé, confinée à l’usage exclusif d’une élite exploiteuse qui a tout avantage à maintenir le statu quo inégalitaire.

D’aucuns se demanderont peut-être pourquoi avons-nous écrit en français une critique si radicale de la francophonie? La raison est d’abord évidente: nous nous adressons aux «francophones» haïtiens eux-mêmes, au moins ceux-là qui se définissent comme tels. Ensuite, par notre usage du français, nous voulons clarifier le fait que notre objectif n’est pas de démoniser le français, ni d’alimenter un anti-français puéril qui ne ferait que ghettoïser davantage l’haïtien. C’est malheureux que la problématique français-haïtien en Haïti ait toujours été posée en termes dichotomiques où les deux langues s’excluent mutuellement. C’est peut-être exutoire en termes de la rhétorique démagogique; mais la réalité est plus complexe après trois siècles d’influence française en Haïti.

De plus, l’usage du français en soi n’a pas que des désavantages. C’est une belle langue dont la vaste et riche culture a beaucoup contribué à l’émerveillement de l’humanité. En outre, parler deux ou plusieurs langues ne peut être que bénéfique à un individu ou une nation. Cela dit, notre critique a à voir à l’usage privilégié et hégémonique du français par une élite arrogante et une classe politique insoucieuse, au dépens de l’épanouissement légitime de l’haïtien, qui demeure la vraie langue nationale des Haïtiens. Continuer à réprimer et dévaloriser la langue du pays, c’est continuer à mutiler l’identité collective haïtienne, partant la fierté nationale et individuelle, cela tant dans les relations internationales que dans le confort existentiel de l’individu dans ses multiples interactions quotidiennes avec les autres. Notre critique est un parti pris politique contre un scandale qui dure plus de trois siècles mais que personne ne trouve scandaleux.

La panoplie d’images négatives d’Haïti véhiculées par les institutions de références idéologiques considérées comme prestigieuses—l’École, l’Université, les médias informatifs et communicatifs locaux et internationaux—constitue en elle seule un front multilatéral qui doit être confronté de front par toute politique de revalorisation culturelle conséquente. Longue est la liste des représentations négatives: Haïti pays «sous développé»; un peuple miséreux; une nation internalisant le rejet colonial de sa représentation identitaire; le leitmotiv stigmatique de «peuple violent» et «instable», condamné à vivre sous des régimes politiques rétrogrades, autoritaires, incompétents, abusifs des droits de l’homme et de la femme; la symbolique passéiste, alimentée par les agences touristiques et les médias hollywoodiens, de peuple «bon enfant» zombifié par des bòkò astucieux et manipulé par une élite d’autant plus mafieuse qu’elle s’entiche d’une culture importée; l’autodénigrement d’un peuple à qui l’on fait croire que toute production “made in USA” ou «manufacturée en France» est toujours la meilleure; la démission historique d’une classe politique faustienne pour qui les notions de développement national, de démocratie et de valorisation culturelle ne sont qu’un prétexte à l’auto-enrichissement dans une société mystifiée jusqu’à la perdition, etc. Oui, ce sont autant d’obstacles et de terrains d’engagement pour une politique culturelle réellement libératrice.

Ce que donc nous préconisons, c’est à la fois une nouvelle définition de l’identité haïtienne, une nouvelle praxis pour l’affirmer et une nouvelle politique pour la défendre. Le concept d’équi-bilinguisme que nous introduisons plus haut suggère une entreprise collective dont l’objectif est la parité à terme avec les langues et cultures dominantes, en l’occurrence le français et l’anglais. Parité pas bien sûr pour dominer d’autres langues et cultures, mais dans le sens d’attribuer et conférer à l’haïtien le même degré de prestige et de validité que nous conférons à ces langues. La condition géostratégique d’Haïti de «petit pays» ne doit pas intimider. En fait, l’authenticité et la qualité de la production intellectuelle d’un «petit pays» peuvent constituer une arme de développement des plus stratégiques.

Pour plus d’information sur l’ouvrage consultez Tontongi, Critique de la francophonie haïtienne.

(Le présent texte—où j’ai prouvé qu’on puisse remplacer le termes «créole» et ses dérivés par le terme «haïtien» et ses dérivés—a remplacé l’original, disponible ici: Critique de la francophonie haïtienne.)

Notes

1.Cité dans Littérature d’Haïti, de Léon-François Hoffman, Éditions Edocef/Aupelf, 1995.
2.Ibid…
3.Cf. Poésie vivante d’Haïti, Éditions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, Paris, 1978; une anthologie compilée et commentée par Sylvio F. Baridon et Raymond Philoctète, avec une introduction titrée Introduction à la poésie haïtienne contemporaine. Cette anthologie a parlé de la «littérature haïtienne» tout court (sous-entendu d’expression française) comme s’il n’existait pas une littérature haïtienne d’expression haïtienne.
4.Cité dans Littérature d’Haïti, Léon-François Hoffman, Éditions Edicef/Aupelf, Paris, 1995.
5.Les titres du Programme du gouvernement lavalas sont: «La Chance qui passe» et «La Chance à prendre», (1990). Paul Laraque est malheureusement décédé le 8 mars dernier. Bien que la grande majorité de ses proses, poèmes et écrits politiques publiés soit écrite en français, il a écrit aussi en haïtien, contrairement à la majorité des écrivains haïtiens de sa génération. Depuis au moins les années cinquante, bien avant l’acceptation officielle de l’haïtien écrit par le gouvernement jean-claudiste en 1979. De plus, il écrit et prononce presque l’ensemble de ses discours politiques et présentations intellectuelles en haïtien. «Ayant opté pour le marxisme, il est apparu clair au poète qu’il se devait d’utiliser un langage moins sophistiqué pour atteindre un plus grand nombre de lecteurs et d’auditeurs», a expliqué son frère Franck Laraque dans la préface de son livre Œuvres incomplètes, Éditions CIDIHCA, 1999. Pour plus de détails sur ce livre, lire mon article-profil «Esquisse d’un regard sur Paul Laraque» / Revue Tanbou en ligne, édition printemps–été 2007.
6.Cf. Maximilien Laroche, La Littérature Haïtienne, les Éditions Leméac Inc, Ottawa, 1981.
*Note d’Auteur: Le même phénomène s’est plus ou moins opéré en République Dominicaine voisine dans le rapport entre, d’une part, les parlers et cultures des «Amérindiens» et des esclaves africains, et, d’autre part, le parler et culture hispaniques, la culture dominante des colons espagnols, assimilée et internalisée par la classe dirigeante locale, plus «hispanique» que la Reine d’Espagne! Cependant, quand l’antériorité et la continuité de l’indépendance politique d’Haïti par rapport à la France avaient grandement favorisé la résistance et l’intégralité de la langue et culture haïtiens en Haïti, par contre, en République Dominicaine, la persévérance de la domination politique de l’Espagne avait d’autant renforcé la politique de répression et d’éradication de la culture haïtianno-africaine. En outre, quoique l’hispanité et la francité ne s’aimassent pas toujours dans leur compétition impérialiste en Hispaniola, la bourgeoisie dominicaine avait défendu son «hispanité» non contre la francité rivale, mais contre l’haïtiennité présentée comme le spectre de la barbarie.
7.Ibid.
8.Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Éditions Présence Africaine, Paris/Dakar, 1947. «Un grand poète noir», titre de la préface d’André Breton.
9.Le mouvement de revendication connu sous le vocable «Révolution de 1946» a été connecté en partie à la visite d’André Breton en Haïti (voir l’ouvrage sus-cité de Maximilien Laroche ou le livre de René Depestre, Le Métier à Métisser, Éditions Stock, Paris, 1998).
10.A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
11.René Depestre, «Minerai Noir», republié dans Poésie vivante d’Haïti, Baridon Philoctète, Éditions Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, Paris, 1978.
12.Ibid…
13.Cf. Jean-Paul Sartre, «Orphée noir» in Situations III, Gallimard, 1949.
14.Toutes ces citations sont tirées d’Éloge de la créolité, texte collectif de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Gallimard, 1989. Ce texte a été réimprimé en 1990 dans une édition bilingue (français/anglais) traduit par Mohammad Taleb-Khyar.
15.Ibid.
16.Voir à ce sujet notre second chapitre «Déconstruire Édouard Glissant et René Depestre: Questions sur la ‘créolisation’» où nous élaborons spécifiquement sur la contradiction entre la prétention «créoliste» de certains écrivains et leur mépris quasi-total de l’écriture en haïtien.
17.Cf. Ama Mazama, «Critique afrocentrique de l’Éloge de la créolité», in Penser la créolité, un ouvrage collectif édité par Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage, Éditions Karthala, Paris, 1995.
18.Ibid…
19.Ibid…
20.Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996.
21.Ama Mazama, «Critique Afrocentrique…» in Penser la créolité
22.Ibid…
23.Cf. A. James Arnold «The Gendering of créolité» in Penser la créolité… [Notre traduction de l’anglais]
24.Naturellement beaucoup de publications récentes contredisent la notion qu’on ne puisse écrire des «choses sérieuses» en haïtien comme le démontrent les traductions d’œuvres médicales en haïtien par Maude Heurtelou et Féquière Vilsaint, les traductions de Niccolo Machiavel par Raymond Justin ou les transcriptions dites creoleconvert, en langage d’ordinateur, de Marilyn Mason.
25.Cf. Noam Chomsky, Rules and Representation, Columbia University Press, New York, 1978. Toutes les citations de Chomsky sont traduites de l’anglais par nous.
26.Ibid…
27.Ibid. Lire aussi à ce sujet ses autres travaux linguistiques sur la «grammaire générative», en particulier Studies on Semantics in Generative Grammar, series Minor, 1971; ou encore Aspects de la théorie syntaxique, 1965 et Structures syntaxiques, 1957.
28.Ibid…
29.Ibid…
30.Cf. Edward W. Said, Culture and Impérialism, Éditions Alfred Knopf, New York, 1993.
31.Ibid… Notre traduction.
32.Lire Martin Bernal Black Athena («Athènes noir») tome I et II; Éditions Rutgers University, New Jersey, 1987, 1991. Ou encore Stolen Legacy, («l’Héritage volé») de George G.M. James, 1954; et Antériorité des civilisations nègres, de Cheik Anta Diop, Présence Africaine, Paris 1955. Tous ces livres traitent de l’appropriation, la transformation, la dévaluation et la remarkétisation par les Européens de l’apport africain à la civilisation.
33.Cité dans Black Athena
34.Ibid…
35.Emmanuel W. Védrine, An Annotated Bibliography on Haitian Creole, Éditions Educa Vision, 2004. Lire aussi à ce sujet le livre d’Yves Dejean, Comment écrire l’haïtien d’Haïti.
36.Léon-François Hoffmann, Littérature d’Haïti
37.Ibid…
38.Cf. Michel DeGraff, “A Riddle on Negation in Creole”, Probus, 1993.
39.Ibid… traduit de l’anglais par nous.
40.Cf. Michel DeGraff, On certain differences between Creole and French predicative constructions, publié dans Contemporary Research in Roman Linguistics, Éditions John Benjamins, Amsterdam, 1995. Voir aussi un plus récent texte de DeGraff, Language Creation and Language Change: Creolization, Diachrony and Development (edited volume), MIT Press, 1999).

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