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Nul ne peut servir deux maîtres

—par Jean-Claude Bajeux, Dir. Centre Oecuménique des Droits de l’Homme.

«Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit
pour être tenté par le diable».
Mt, 4,1.
«Nul ne peut servir deux maîtres:
Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent».
Mt, 6,24.

Tout le monde se souvient et se souviendra de l’excitation qui s’était emparé du pays tout entier entre octobre 1990 et mars 1991. On n’a pas manqué de souligner le caractère religieux de cet élan qui semblait capable de guérir cette société post-esclavagiste de sa partition historique, de la cassure de la nation en deux blocs. On n’a pas manqué aussi d’y voir un effet des thèses de la théologie de la libération qui voit dans le peuple des pauvres l’agent d’une révolution anti- et post-capitaliste. J’ai toujours eu des doutes à ce sujet tout en admettant qu’il y avait eu dans certains secteurs un travail assez profond effectué par un noyau du clergé haïtien. Pour ne citer que ceux qui sont déjà morts, je citerai les noms de Karl Levêque, de Jean-Marie Vincent et de Jean Pierre-Louis.

Mais, il faut aussi chercher dans les entrailles de cette société elle-même, dans son histoire et sa culture, des points d’appui, des aspirations de type biblique comme aussi des attentes nourries dans le vodou qui allaient porter un jeune ex-salésien au Palais National, dans une réponse du tac au tac à l’Empire du Mal et de la Mort représenté par François Duvalier, Roger Lafontant et leurs milliers de Tonton-Macoutes. Ce jeune ex-prêtre salésien représentait comme une icône qui devait par sa présence renverser radicalement le champ magnétique qui avait dominé le pays pendant 29 ans, contrecarrer définitivement les radiations et les effluves maléfiques qui avaient dominé ces lieux et ce peuple.

Le peuple des pauvres, reconnu comme le peuple de Dieu sortant d’une longue et sinistre servitude allait ramener au cœur même de l’Etat, les lwa bénévolants et bénéfiques qui en avaient été chassés par la horde des bizangos duvaliéristes. C’était la libération tumultueuse renouvelant les miracles de l’exode. Tous pour un, un pour tous, telle serait désormais la règle d’or d’un peuple atomisé par l’histoire qui se découvrait communauté, qui se voyait comme famille autour de la table. L’investissement religieux dans cette opération ne faisait pas de doute, bien que, au même moment, l’église catholique se retirait de ce champ de bataille et même se séparait spectaculairement du jeune religieux salésien.

Quant à ceux qui voulaient à tout prix subodorer au fin fond du peuple lavalassique, la piste d’agents venus d’ailleurs, ils durent déchanter. On pouvait leur rappeler ce qui s’était fait, déjà, en 1803–1804, au nom d’une revendication de l’égalité. Cette fois-ci, c’est dans le désert du Sinaï qu’il fallait chercher l’origine des voix et du message, c’est dans les cantiques bibliques accompagnés de tam-tams et de guitares que s’affirmait le droit à la libération…

Il s’agissait donc de l’entrée dans l’arène politique d’une foule à motivation éthique et religieuse. Or, le «royaume de ce monde» est précisément le lieu de la tentation dont parle saint Matthieu, le lieu du mélange du bien et du mal, des bons et des mauvais, du blé et de la mauvaise herbe, le terrain miné où sombrent les pieuses intentions. C’est le lieu de la pluralité et, par excellence, le lieu du relatif et des contradictions. C’est surtout le siège et le champ d’action du pouvoir, d’un pouvoir qui, s’il n’est pas domestiqué, peut s’exercer, de façon discrétionnaire sur les vies, les âmes et les biens. Il fallait faire le saut, de l’espace du sacré à l’arène où se déplie le combat politique dans ce monde pour lequel Jésus n’a pas prié.

Il fallait, au nom d’une unité largement large, trouver un candidat avec qui le peuple des pauvres puisse s’identifier et qui ne trahirait pas ses attentes, dont la bonne foi puisse contrebalancer l’absence d’expérience administrative. Mais surtout, il fallait quelqu’un qui soit l’antithèse de ce que nous avions toujours connu, l’antithèse des dictateurs et des satrapes, qui ne pouvaient durer que par la crainte et les abus, le bâillon, le bâton et la prison. Il fallait une équipe de gouvernement qui ait un style nouveau, un comportement dominé par des principes éthiques, qui donne un exemple de sérieux et de transparence dans les questions d’argent, appliquant une politique de développement, de modernisation et d’ouverture au monde extérieur, en rupture de bans avec les prébendiers de la Régie du Tabac, les pourchasseurs de pots-de-vin et de monopoles. Il fallait quelqu’un, à la tête de l’État, capable de respecter les règles du jeu, l’hypothèse pluraliste, la loi, la démocratie, le verdict des élections, les minorités, quelqu’un qui ait une vision futuriste de l’intérêt national…

Or, onze ans après, le bilan ne fait plus aucun doute. L’affaire est claire. Il s’agit d’un échec flagrant moral, politique et économique, Le mouvement démocratique qui avait déblayé le chemin du pouvoir pour Aristide se retrouve, dans toutes ses composantes, hors-jeu. L’inspiration «biblique» du mouvement et son enracinement dans des communautés de base n’a pas fait long feu. De façon insistante, parviennent des rumeurs de «grands mangeurs» qui se partagent les entreprises à privatiser et de responsables politiques qui sont, en même temps, des hommes d’affaires, ou plutôt, des affairistes.

Il y a quelques jours, un article du Wall Street Journal a commencé à dévoiler les tenants et les aboutissants de fortunes subites liées en partie, au «trésor» de la Téléco, aux contrats de commande de matériel et de travaux d’infrastructures. Il ne fait que dire tout haut ce qui se chuchote tout bas, en particulier sur l’absence d’une comptabilité claire concernant les «dons» de Voam, de Taiwan et les fameux PPP. De 1997 à maintenant, le pays n’a fait que stagner, avec, en l’année 2000, une inflation de 10% par mois, une croissance négative ou égale à 1,2%, avec un dollar qui s’est fixé, pour le moment, à 25 gourdes…

L’article 279 de la Constitution dit bien: «Trente jours après son élection, le Président de la République doit déposer au greffe du Tribunal de Première instance de son domicile, l’inventaire de tous ses biens, meubles et immeubles, il en sera de même à la fin de son mandat». L’article suivant applique cette prescription à tous les membres du gouvernement. Ceci est resté un vœu pieux. Et déjà, les rumeurs parlent d’achat dans l’immobilier chiffré en millions de dollars.

L’article du Wall Street Journal vient compléter un autre article de Jean-Michel Caroit, paru dans le Monde le 15 janvier, «La Misère haïtienne», celui de Jean-Claude Leclerc paru le 11 décembre dans le Devoir de Montréal et l’article de Richard C, Hottelet paru dans le Christian Science Monitor du 30 janvier. Tout se passe comme si après tant d’exercices d’indignation, tant de révoltes, et tant de morts, les mœurs d’antan étaient revenus tout naturellement. La vie avait repris son cours, comme avant, comme toujours, et la vie commande de s’enrichir par tous les moyens avec la vitesse maximale, en prenant tous les moyens pour s’assurer une sacro-sainte immunité. Car corruption exige immunité. Pourtant les choses ont quand même changé dans le monde, comme le témoigne ce qui est arrivé à Milosevic, Fugimori, Pinochet, au Président des Philippines, Victor Estrada, et, en France, à Roland Dumas, pour ne parler que de ceux-là.

Ce serait l’une des raisons de l’obstination têtue à fausser les résultats des quatre dernières élections. Il est étonnant de voir combien le populisme a peur des chiffres et des votes. Et c’est pour assurer non seulement le retour à «la table», mais aussi, dans la même foulée, l’élimination de toute voix discordante, que le pays a été littéralement paralysé depuis trois ans et se retrouve maintenant coupé de l’aide internationale, comme Duvalier, et le pays, l’ont été, pendant de longues et sinistres années, après la proclamation de la présidence à vie.

On se trouve devant une étrange ironie de l’Histoire quand on pense aux circonstances du retour effectué avec l’appui unanime des Nations Unies. Situation paradoxale qui ramène l’antique bavardage, les discours creux et ronflants des duvaliéristes et des militaires du coup d’Etat sur les thèmes du nationalisme et de la soi-disant auto-suffisance, saupoudrés de slogans musclés sur la paix, alors que la première condition de la paix est le respect des règles de jeu et l’exercice patient de la non-violence. Or, la paix, disait saint Augustin, c’est «la tranquillité de l’ordre» donc la domination de la loi sur les passions, la victoire de la non-violence sur la force brutale et surtout, la concordance entre les discours et l’action des responsables…

Onze années ont donc passé et la situation du pays est plus précaire que jamais. La situation des citoyens, de toute condition sociale, est plus précaire que jamais. La vie est plus difficile et angoissante que jamais. Pour des raisons personnelles d’accès et de maintien au pouvoir, on a, ces cinq dernières années, sacrifié tout plan de développement et paralysé le pays. Surtout, les institutions démocratiques sont parties à la dérive. Malgré une dépense de l’ordre d’un milliard de gourdes, l’autorité électorale a été incapable, et pour cause!, de fournir aucun chiffre sérieux sur les quatre dernières élections, la dernière ayant été qualifiée de «farce» par le très sérieux journal Le Monde. Ces CEP qui se succèdent ne font que renforcer les frustrations des citoyens de toute catégorie et nous attirer la dérision de l’opinion internationale.

En fait, il faut dire qu’on n’a jamais voulu de résultats sérieux et crédibles, car au fond, pourquoi des élections quand le «peuple» a déjà voté? Et qu’importe que moins de 200,000 personnes se soient déplacées pour les dernières élections si la voix officielle proclame que 61% (de quoi?) ont voté. Le refus de la vérité des procès-verbaux, donc le mensonge officiel, se trouve lié à la conviction insolente que le pouvoir appartient «nèt ale à un petit reste», mais contrairement au sens biblique attaché au mot «anawim», «les pauvres de Yahvé», le petit reste ici, ce sont les «plus malins», analogue au petit groupe de dirigeants décrit par Dostoïevski dans la Légende du Grand Inquisiteur, qui avaient trouvé plus intelligent d’accepter les offres du démon pensant que Jésus avait été bien sot d’avoir refusé.

Voici donc la cinglante leçon que nous ont donnée les dix dernières années. Un rendez-vous manqué. Une chance gaspillée. Avec ce retour aux vieux démons du passé, auquel nous assistons actuellement, la nation n’a pas le choix. Il faut revenir aux serments de 1986. Le temps qui passe et qui est perdu accumule les urgences qui ne font qu’empirer. Indiscutablement, depuis 1986, les conditions de vie sont devenus plus difficiles; sur beaucoup de points, sécurité, production, infrastructures, etc., nous faisons marche arrière et l’opinion est confuse, divisée et désemparée.

Or, nous savons que devant de telles situations, il faut pouvoir mobiliser l’ensemble de la nation, il faut un sursaut collectif qui vienne des profondeurs de la nation. C’est le temps de l’examen de conscience. Le temps d’une réflexion sur le futur et ce qu’il exige. C’est le temps des valeurs, de valeurs aussi simples que l’honnêteté et la sincérité. Le temps d’un «tèt ansanm» vital devant la constatation que la «transition démocratique» a été déviée et bloquée par «la fanmi».

Mais aussi c’est aussi le temps d’une action claire et décisive. Face au chantage d’une poignée de «chimères» financés et protégés, face à un pouvoir argenté qui achète les consciences, les fidélités et les acclamations, et qui manie le mensonge avec une insolence méprisante, une nouvelle majorité doit s’organiser et prendre corps pour arrêter la course au malheur et mettre en marche le calendrier du développement en se débarrassant de la démagogie de «l’autosuffisance»et surtout des mirages de la tentation d’un enrichissement prédateur.

—Jean-Claude Bajeux 31 janvier 2001

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