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Sur la tombe de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre

—par Prof. Claire Schub

Professor Claire Schub at Montparnasse Cemetery in Paris

Professeur Claire Schub au cimetière Montparnasse, à Paris.

En mai ’93 (ce n’était certainement pas mai ’68), j’ai fait le pèlerinage au cimetière de Montparnasse. C’était en pleine conscience de la situation politique (le Mur de Berlin tombé, Aristide exilé, l’URSS transformée, tendances antiféministes aux USA et ailleurs, etc.) que j’avais envie de réfléchir sur la vie et l’œuvre de Sartre et de Beauvoir—séparément et ensemble.

Pour arriver au cimetière, nous sommes descendus, mon compagnon et moi, le boulevard Saint Germain où il y avait une manif de la CGT. Le cimetière était presque vide, à part les chats célèbres, puisque les touristes américains se dirigeaient plutôt vers le Père La Chaise pour rendre hommage à Jim Morrison.

Sur le tombeau—leur lit froid—l’espace qu’ils partagent morts (tandis que vivants ils avaient toujours gardé leurs propres appartements), je trouve une rose fanée laissée par un autre pèlerin. Je pense à leurs vies légendaires et à tout ce qu’ils nous ont laissé. Qu’est-ce qu’il nous en reste aujourd’hui? On dit que l’existentialisme est mort, comme on dit que Dieu est mort, ou que le communisme est mort. En quoi Sartre et de Beauvoir nous parlent-ils vraiment de leur siècle? S’adressent-ils à nous, nous les lectrices et lecteurs de la fin du millénaire? Est-ce que j’ai marché les chemins de la liberté depuis l’époque où, adolescente idéaliste, je lisais La Nausée et Le Deuxième sexe dans le métro de Brooklyn, admirant de tout cœur ce couple modèle? Et les Damnés de la Terre? Y a-t-il quand même quelques victoires pour eux, en dépit des «salauds» du monde?

Je me rappelle qu’on disait toujours que Simone de Beauvoir était la compagne de Sartre—et jamais l’inverse. Je me rappelle l’élégance de Simone, la laideur de Jean-Paul. Je sais que leurs romans ont mal vieilli, mais que leur engagement, leurs textes philosophiques, leurs mémoires, leurs pièces et biographies existentialistes continuent à instruire et à inspirer.

Sur la tombe, je vois Simone qui a écrit Le Deuxième sexe, parce que Jean-Paul lui a proposé le sujet(!)—livre qui deviendra un texte clé pour les féministes des années 60. «On ne naît pas femme, on le devient» disait-elle—mots inoubliables. Simone, le premier nom du célèbre «Appel des 343 femmes», y compris Jeanne Moreau et Catherine Deneuve, qui, en 1971, ont déclaré publiquement avoir avorté. Simone et ses disputes avec sa mère dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée; plus tard, Simone qui veille sa mère, victime des institutions médicales et qui s’interroge sur la vieillesse dans Une Mort très douce. Et Simone qui décrit éloquemment ses dix dernières années avec Jean-Paul dans La Cérémonie des adieux.

Le tombeau de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre au cimetière Montparnasse en 2012.

Le tombeau de Simone de Beauvoir et Jean-Paul-Sartre au cimetière Montparnasse en 2012. —image par le photographe à Paris, David Henry

Puis je pense à Jean-Paul, à la révélation de Roquentin de la contingence en observant le tronc du marronnier dans La Nausée. Je pense à «Orphée noir», la belle et brillante introduction à l’anthologie de Senghor de 1948 («L’Anthologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache de langue française») où Sartre explore la situation des écrivains francophones qui partagent une certaine «géographie mystique» de l’exil—et qui sont obligés d’écrire en français, langue de l’ennemi. C’est peut-être le texte de Sartre que je préfère le plus. Puis, évidemment, je pense à la célèbre réplique que «l’enfer, c’est les autres», de Huis Clos; à Oreste fuyant les Furies après avoir refusé le trône dans Les Mouches. Viennent aussi à ma mémoire les questions sur le rôle de l’écrivain dans la société dans Qu’est-ce que la littérature?; le refus du Prix Nobel (décerné probablement pour Les Mots) en 1964. Et bien sûr L’Être et le Néant, que je n’ai jamais pu lire!

Et me voilà, devant leur tombeau, en conversation avec leurs fantômes. Je regarde les chats indomptés qui se faufilent gracieusement et un peu farouchement parmi les monuments aux grands (et quelques grandes) de cette civilisation occidentale—parmi leurs mots jamais prononcés, leurs chansons jamais chantées. Une chatte un peu aristocrate s’approche d’un vieux chat aveugle; ils prennent ensemble leur chemin parmi les morts.

De retour aux États-Unis, j’enseigne La Nausée et Le Deuxième sexe aux étudiants universitaires américains, les jeunes les plus privilégiés du monde. Comment peuvent-ils comprendre, par exemple, la résolution de Roquentin, dans La Nausée, d’écrire: «…une autre espèce de livre… Une histoire, par exemple, comme il ne peut en arriver, une aventure. Il faudrait qu’elle soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence [c’est moi qui souligne]»? Pourtant, ils arrivent à comprendre un peu «la nausée» en essayant de la définir en classe. Et, même si la situation des femmes est différente aujourd’hui, mes étudiantes/étudiants saisissent toujours l’importance que Le Deuxième sexe avait pour les lectrices des années 60 et 70.

Quand nous discutons de la partie de l’analyse de la condition féminine, dans Le Deuxième sexe, où de Beauvoir étudie et critique la vision des femmes de cinq auteurs mâles (Montherlant, Claudel, Breton, D.H. Lawrence et Stendhal, ce dernier étant le seul dont elle approuve), mes étudiants sont étonnés de découvrir l’un des premiers exemples de l’analyse littéraire féministe. En fin de compte, malgré la réaction souvent «engagée» de mes étudiants, chaque fois que j’enseigne l’existentialisme je me demande si la lecture de ces textes a changé (un tant soit peu) leur vie…

À la télé américaine, il y a une publicité pour une agence de courrier où l’on voit un jeune homme habillé en noir qui lit «l’Existentialisme» dans un café qui ressemble au Flor ou au Deux Magots, en attendant la livraison d’un paquet. Dans une réclame dans l’hebdomadaire Time, deux petites filles blondes demandent à leur père de ne pas leur raconter de contes de fées, mais, de préférence, de leur parler de Sartre—et surtout de son rapport avec Simone de Beauvoir—avec l’aide d’un programme d’encyclopédie de «Microsoft» pour ordinateur personnel. Ainsi, nos chers existentialistes sont réduits à un cliché pour vendre des jouets à la société de consommation! J’imagine Sartre et de Beauvoir qui grouillent d’indignation dans leur tombeau!

Et je reviens au sujet de nos deux protagonistes et à la question de l’enseignement. Je pense alors à mon père et ma mère, deux anciens professeurs de littérature, aujourd’hui eux aussi côte à côte dans leur tombeau à eux. Ils m’avaient inspirée, dès l’enfance, à tout questionner, à ne jamais accepter les idées reçues. Ensemble, en équipe dynamique et poétique, ils avaient enseigné un cours sur Sartre et de Beauvoir à Brooklyn College. Moi aussi, de mon côté, je fais un cours sur Sartre et de Beauvoir, à la mémoire de mes chers parents, Louise et Jock, qui m’ont appris à lutter pour ce qui est important dans la vie. Peut-être ma façon à moi de lutter contre la contingence. Merci, Simone! Merci, Jean-Paul!

—Claire Shub, Professeur de littérature à l’Université américaine

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