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La non-poésie des non-poètes

—par Martin Rueff publié pour la première fois dans Libération, le 19 mai 2013)

«Poétique » est l’adjectif de la louange partagée. D’une exposition, d’une installation, d’une chanson, d’une silhouette on dira aujourd’hui qu’elles sont « poétiques ». Le prédicat est ici moins descriptif qu’évaluatif. « Poétique » signifie tour à tour mystérieux, beau, profond, singulier, frappant.

Mais on assiste, aujourd’hui, en France, à un phénomène sémantique qui ne doit pas passer inaperçu : non seulement le nom « poésie » (descriptif en tant qu’il désigne une activité symbolique qu’on a pendant des siècles identifiée comme « art du langage ») dont l’adjectif « poétique » (évaluatif) est tiré n’est plus considéré comme son porteur naturel, mais encore on va jusqu’à dénier aux poètes la poésie qu’on prête aux non-poètes. Ce n’est plus la poésie des poètes qui est poétique. On apporte ici un cas limite.

Un paradoxe de l’époque : dans leurs suppléments littéraires, les gazettes ne cessent de saluer tel roman, tel essai, telle réflexion et de les qualifier de « poétiques ». Elles ne s’étonnent guère de la disparition dans leurs colonnes du porteur « naturel » de l’adjectif qu’ils utilisent si abondamment.

En octobre 2010, paraissent dans une très belle édition les Fragments de Marylin Monroe. Ils contiennent outre des proses et des pages de journaux de véritables poèmes (disposés en vers). On les célèbre. Une poétesse est née. En avril 2013, le romancier français Michel Houellebecq publie un recueil de poèmes (ce n’est pas son premier) : Configuration du dernier rivage. La critique est unanime et tapageuse et vaut au romancier la pleine page des journaux, des magazines. On célèbre sinon son art, du moins son courage : le courage de la poésie (le Dicthermut de Hölderlin). Ainsi, on encense Marylin et Houellebecq parce qu’ils écrivent des poèmes (et écrire des poèmes est donc une pratique valorisée : ce ne serait pas exactement la même chose si Michel Houellebecq exposait des tableaux ou si Marylin Monroe avait écrit des pièces de théâtre), mais s’ils n’écrivaient que des poèmes on ne s’y intéresserait pas : ce n’est pas la poésie des poètes qui intéressent mais la poésie-des-non-poètes.

Ce qui caractérise la poésie-des-non-poètes, c’est son aspect délibérément « vieillot ». Michel Houellebecq nous aide à saisir l’étendue du paradoxe quand il déclare n’avoir lu aucun poète du xxè siècle. Ainsi un romancier dont certains considèrent qu’il contribue à l’invention du roman contemporain considère-t-il qu’il n’a pas à se situer par rapport aux pratiques poétiques contemporaines pour écrire de la poésie.

À le lire on s’en convainc aisément : la poésie du non-poète entretient le même rapport à la poésie française contemporaine que la peinture d’un peintre du dimanche entretient à l’égard de l’art pictural du xxè siècle. Tout comme celui-ci peut vouloir portraiturer sa famille ou peindre son jardin dans les formes canonisées par une séquence historique qui va, disons, de 1880 à 1914 (il emprunte ses modèles dans un musée imaginaire qui comprend Monet et Manet, Gauguin et Cézanne), celui-là veut chanter ses amours malheureuses dans des formes convenues empruntées au matériel poétique des écoliers ou des chansonniers.

On peut donc dire qu’aujourd’hui, en France, la poésie est célébrée dans la mesure même où c’est la « non-poésie-des-non-poètes ».

Une lecture de ce phénomène en termes de « distinction » n’est pas impossible. L’écriture romanesque ne « distingue » plus parmi les écrivains (qui se présentent comme des dominés par la culture de masse). On va chercher les dominés des dominés (les poètes qui se présentent comme des dominés par la culture du roman). On récupère le genre le moins vendeur (sous prétexte qu’il est par ce fait même indice de valeur symbolique) et on se le prédique. « Courage de la poésie » : le beurre et l’argent du beurre.

On a sans doute affaire ici à un avatar (théorique et historique) de la question posée par les philosophes analytiques. Ces philosophes—parmi lesquels Morris Weitz, Arthur Danto, Nelson Goodman et George Dickie aux Etats-Unis, Jean-Marie Schaeffer et Gérard Genette en France—soutiennent depuis une bonne cinquantaine d’années qu’il est impossible d’apporter une définition « substantielle » de l’art. L’art n’aurait pas de forme ou de contenu particulier ; seul le contexte—historique, institutionnel et théorique—permettrait de rendre compte de son existence. Ainsi, plutôt que de demander « qu’est-ce que l’art ? », ces philosophes se sont interrogés sur ses présupposés : « quand y a-t-il art ? ». Et la réponse vers laquelle fait pencher la situation de la poésie est sans doute celle d’Arthur Danto qui pense avant tout l’œuvre comme un produit historique, dont la reconnaissance en tant qu’art dépend de l’« atmosphère théorique » du moment (les critères artistiques qui prévalent à ce moment-là de l’histoire de l’art). Sans doute ne se trompe-t-on donc pas de beaucoup quand on fait de notre époque celle qui loue la « non-poésie-des-non-poètes ».

Il reste que cette affaire de prédication se complique d’un tour : les poètes contemporains refusent souvent qu’on les appelle « poètes » et qu’on qualifie de poèmes les textes qu’ils écrivent. En 2011 paraît aux éditions La Fabrique un petit manifeste intitulé Mais toi aussi tu as des armes. Poésie et politique. Le livre s’ouvre sur ces mots : « ce livre où il est question de poésie, réunit des écrivains qui ont en commun de ne pas trop aimer qu’on les traite de poètes. Elles et ils ne tiennent pas non plus à ce que leur travail d’écriture soit qualifié de poésie ». Et pourtant c’est bien « poésie et politique » qui apparaît en sous-titre de leur livre. Il y a donc aussi la poésie-non-poésie-des-poètes-non-poètes.

Ce débat n’est pas vain. Il pourrait permettre de rappeler ce qu’est la poésie-des-poètes, par quoi l’on indique ceux pour qui l’écriture de poèmes est une exigence et la prédication de « poésie » un horizon artistique. Quant à l’ « étrange appellation non contrôlée » (Aragon) de « poètes », ils ne la recherchent pas et ne la refusent pas—ils peuvent s’approprier la formule de Michel Deguy et se présenter comme « des poètes-qui-cherchent à l’être ».

Au moment de rendre hommage à Pier Paolo Pasolini, Andrea Zanzotto se demande si « avec tout ce qu’il a écrit, et avec tout ce qu’il a créé dans les champs d’activité les plus variés, il est juste de dire que Pasolini doit être avant tout qualifié par le nom de poète ? Oui, et cela, dans l’acception la plus gênante et presque la plus désuète (imbarazzante e persino desueta) que ce terme peut recouvrir ». Sans doute sera-t-il de plus en difficile de désirer coller à toutes les acceptions de ce terme et on a sans doute bien des raisons de remiser certains costumes. Mais ces difficultés ne devront pas empêcher les poètes-qui-cherchent-à-l’être de défendre la poésie-des-poètes-qui-cherchent-à-l’être. Sans quoi on s’exposera au risque d’apparaître comme une génération qui a gaspillé la poésie.

—Martin Rueff cet article est tiré du journal Libération du 19 mai 2013

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