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L’Égypte, la Syrie & Edward Snowden : ou l’hypocrisie des grands principes

—par Tontongi

L’Égypte, la Syrie et Edward Snowden sont apparemment très différents, mais au fond ils ont beaucoup en commun. D’abord, ils démontrent que les grands principes ont des clauses d’exception qui pervertissent leur idéalisme originel. En tant qu’opérateur du réseau de surveillance de la NSA (Agence nationale de sécurité), Edward Snowden a recueilli une énorme pile de données sur l’appareil d’espionnage des États-Unis à la fois à l’intérieur et chez les autres pays, particulièrement sur la Chine, la Russie, l’Union européenne et l’Amérique latine. Le mois de juin dernier, il décide de tout révéler, se disant exaspéré par la finalité orwellienne d’une telle politique. Il suit en cela une longue tradition de dénonciateurs aux États-Unis appelés whistleblower (celui qui souffle le sifflet), le plus fameux étant Daniel Ellsberg qui en 1971 publiait dans le New York Times des documents top-secrets du Pentagone relatés à la conduite de la guerre du Vietnam.

Contrairement à Ellsberg cependant, Snowden choisit de s’enfuir, n’ayant pas voulu encourir la fureur vengeresse de l’administration d’Obama, qui a initié des mesures répressives particulièrement punitives contre les whistleblowers. Snowden se rend d’abord à Hong Kong, qui l’« encourage » à aller en Russie, qui à son tour l’« encourage » à solliciter l’asile politique en d’autres capitales moins soucieuses de la rétribution des États-Unis… avant de lui accorder une asile sous conditions.

Les médias étatsuniens ont fait semblant d’ignorer beaucoup des révélations faites par Snowden alors qu’un bon nombre de ces révélations a été reporté dans les journaux, dans des livres et même pré-annoncé dans le Patriot Act. Par exemple la connivence entre les médias sociaux tels Facebook, Verizon et Google, et le gouvernement fédéral dans la surveillance des fichiers et lignes téléphoniques des abonnés a été chose commune et connue depuis sous l’administration de Georges W. Bush, qui l’a commencée ; elle a continué en douceur sous l’administration d’Obama, qui l’a intensifiée.

Ceux-là mêmes des puristes de la constitution étatsunienne qui aiment s’enorgueillir des Amendements IV et V qui consacrent les libertés individuelles, particulièrement les droits à la vie privée et à l’expression, sont aujourd’hui les premiers à condamner Snowden et à l’accuser de trahison sous prétexte qu’il répand des révélations secrètes nuisibles à la sécurité des États-Unis. Dans la négociation entre la sécurité et la liberté dans un régime de droit, ils disent qu’ils préfèrent sacrifier la liberté et leur droit à la vie privée si ça permet au gouvernement de capturer des terroristes. Le problème c’est que, justement, même avec l’énorme nasse de pêche qu’il étale le gouvernement ne capture guère de terroristes même s’il exhibe une poignée de cas où il a déjoué des plans d’attaque pour le moins prématurés…

Il va de soi que les nations s’espionnent les unes les autres, le contraire aurait été impensable. Cependant, je l’appelle hypocrisie quand je vois ceux-là mêmes qui dénonçaient jadis l’œil omniprésent du Big Brother orwellien, qu’ils assimilaient au soi-disant « totalitarisme » soviétique, condamnent aujourd’hui Snowden au nom de la sécurité nationale des États-Unis.

Humiliation latino-américaine

La France républicaine, soi-disant championne des libertés, dirigée par un gouvernement à appellation « socialiste », a refusé le passage sur son espace aérien de l’avion qui ramenait le président de la Bolivie Eva Morales dans son pays le 2 juillet 2013, revenant d’une conférence des pays du pacifique ayant eu lieu en Russie. L’Italie, l’Espagne et le Portugal en font autant. Finalement l’avion est détourné à Vienne, en Autriche, où il a été questionné, le président et sa suite y sont retenus pour plus de dix heures. Les pays de l’Amérique latine dénoncent ce qu’ils appellent l’humiliation de tout le continent, la Bolivie menaçant d’amener l’affaire devant la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies. Le président bolivien s’en est indigné, déclarant que l’action européenne constitue « une erreur historique » et une « provocation ».

Selon l’Agence France Presse et Libération, à La Paz des manifestants « ont brûlé des drapeaux français (…) et jeté des pierres contre l’ambassade de France en Bolivie [et criant] France, fasciste, hors de Bolivie !», portant des pancartes qui disent « France hypocrite, France colonialiste ». L’Équateur, le Venezuela, le Chili, l’Argentine (l’Union des nations sud-américaines, Unasur, qui regroupe 12 pays) ont tous dénoncé l’action, la présidente de l’Argentine Christina Kirchner estimant qu’elle « constitue un vestige du colonialisme que nous pensions totalement dépassé. Ça n’a pas été seulement une humiliation pour la Bolivie, mais pour toute l’Amérique du Sud ». (Libération)

Dans un communiqué publié par le Parti de Gauche en France, cette formation dénonce l’action du gouvernement français, la qualifiant d’attitude « grave ». Le Parti de Gauche poursuit : « En traitant ainsi le président Evo Morales Ayma comme un potentiel dangereux terroriste, le gouvernement français a commis une lourde faute politique et diplomatique qui n’honore pas notre pays déjà si malmené par son alignement atlantiste. (…) Cette attitude signe l’asservissement de notre gouvernement aux intérêts des États-Unis qui pourtant nous espionnent.» Il demande au gouvernement français de présenter ses excuses à Bolivie. Ce qu’a fait Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères, le jour même, prétendant ne pas savoir que le président était dans l’avion. Mais personne n’était dupe.

Dans un article au Monde Diplomatique titré « Moi président de la Bolivie, séquestré en Europe », Evo Morales a donné plus de détails sur ce qu’il appelle sa « séquestration » à l’aéroport de Vienne, en Autriche, ce 2 juillet 2013. Quand l’ambassadeur espagnol en Autriche, Alberto Carnero, vient voir Morales dans une petite salle à l’aéroport, l’ambassadeur lui dit que l’Espagne n’approuverait une nouvelle feuille de route que si le président accepte qu’il inspecte l’avion présidentiel. Affirmant les droits d’extraterritorialité conférés à son avion présidentiel, Morales refuse. Malgré les insistances de l’ambassadeur, sous l’ordre évident du gouvernement espagnol, Morales tient ferme : « Si vous tenez à pénétrer dans cet avion, il vous faudra le faire par la force. Et je ne résisterai pas à une action militaire ou policière : je n’en ai pas les moyens » dit-il. Dans l’article au Monde Diplomatique Morales dénonce à la fois les États-Unis et ce qu’il appelle le « néo-obscurantisme » de l’Europe qui accepte de jouer le rôle de gérant colonial de ceux-ci : « Washington a dépassé les limites du concevable. Violant tous les principes de la bonne foi et les conventions internationales, il a transformé une partie du continent européen en territoire colonisé. Une injure aux droits de l’homme, l’une des conquêtes de la Révolution française. L’esprit colonial qui a conduit à soumettre de la sorte plusieurs pays démontre une fois de plus que l’empire ne tolère aucune limite—ni légale, ni morale, ni territoriale. Désormais, il est clair aux yeux du monde entier que, pour une telle puissance, toute loi peut être transgressée, toute souveraineté violée, tout droit humain ignoré », déplore-t-il. Il cite d’autres agissements de la part de Washington « destinés à propager la peur, le chantage et l’intimidation (…) que l’on pense aux coups d’État contre Hugo Chávez au Venezuela en 2002, contre le président hondurien Manuel Zelaya en 2009, contre M. Correa en 2010, contre le président paraguayen Fernando Lugo en 2012 et, bien sûr, contre notre gouvernement en 2008, sous la houlette de l’ambassadeur américain en Bolivie, M. Philip Goldberg.»

Le président bolivien ne cache pas sa fureur contre la gifle diplomatique, qu’il place, avec raison, dans un contexte géopolitique plus large : « L’attentat dont nous avons été victimes dévoile les deux visages d’une même oppression, contre laquelle les peuples ont décidé de se révolter : l’impérialisme et son jumeau politique et idéologique, le colonialisme. La séquestration d’un avion présidentiel et de son équipage—que l’on était en droit d’estimer impensable au xxiè siècle—illustre la survivance d’une forme de racisme au sein de certains gouvernements européens. Pour eux, les Indiens et les processus démocratiques ou révolutionnaires dans lesquels ils sont engagés représentent des obstacles sur la voie de la civilisation.» Ladite guerre contre le terrorisme ayant ravalé l’Europe au rang de colonie des États-Unis, une Europe qui est aujourd’hui une une « pâle figure d’elle-même », Morales a émis l’espoir que sa séquestration offre « à tous les peuples et gouvernements d’Amérique latine, des Caraïbes, d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Nord l’occasion unique de constituer un bloc solidaire condamnant l’attitude indigne des États impliqués dans cette violation du droit international. Il s’agit également d’une occasion idéale de renforcer les mobilisations des mouvements sociaux en vue de construire un autre monde, de fraternité et de complémentarité. Il revient aux peuples de le construire ».2

Snowden n’était pas dans l’avion, mais l’humiliation était déjà faite, infligée avec une certaine désinvolture vis-à-vis du respect dû au représentant d’une nation souveraine. Suite à cette insulte, la Bolivie, le Nicaragua et le Venezuela ont offert l’asile politique à Snowden, montrant ainsi leur défiance aux énormes pressions et menaces des États-Unis pour décliner l’appel international au refuge de Snowden. Cette offre d’asile politique de la part de ces pays est d’autant plus courageuse et émouvante qu’elle arrive à la lueur de la lâcheté d’un bon nombre de soi-disant « grandes puissances » qui plient l’échine au seul gargouillement de l’aigle étoilé. Encore une fois ces pays de l’Amérique latine ont fait montre de bravoure et honoré les principes de souveraineté des nations et des droits des individus au refuge quand ils sont menacés par des puissances abusives. Haïti l’avait fait jadis pour les insurgés du monde entier, voir ces principes réaffirmés aujourd’hui par l’Équateur, la Bolivie, le Nicaragua et le Venezuela, est une grande source de plaisir et de fierté.

En effet, devant l’ampleur de l’arrogance et du contrôle de l’impérialisme de l’unique super-puissance sur une si grande pluralité de nations, il faut rien de moins qu’une nouvelle coalition de conscience qui juge prioritaires les notions de droit, de justice, d’égalité et de fraternité, et qui maintienne le principe d’un monde multipolaire où plusieurs centres de pouvoir existent et coopèrent les uns avec les autres.

L’effet Snowden et le conditionnement sécuritaire

Un récent sondage a montré que malgré la campagne de démonisation orchestrée par l’administration d’Obama et ses nouveaux amis républicains pour discréditer Snowden, une bonne partie de l’opinion étatsunienne le soutient (selon un sondage publié par Quinnipiac University en juillet dernier 55% de personnes le considèrent comme un légitime whistleblower contre 34% qui le considèrent comme un traître). Les démocrates, mêmes ceux qui se considèrent généralement de gauche ou modérés, tel le sénateur Charles Schumer de New York, sont les farouches défenseurs de la chasse à Snowden du gouvernement d’Obama ; naturellement, les républicains, faucons coutumiers en politique intérieure et étrangère, applaudissent sa ligne dure vis-à-vis de Snowden. Le principe de la liberté de conscience étant un produit pour consommation étrangère, les dirigeants étatsuniens, démocrates comme républicains, ne s’encombrent pas outre mesure de son application à l’intérieur.

En réalité, comme on l’a vu durant l’affaire des Papiers du Pentagone en 1971, les gouvernements n’aiment pas les whistleblowers, l’administration d’Obama montrant un zèle particulier dans leur poursuite en justice. Beaucoup des articles de loi du Patriot Act (la loi draconienne sur la sécurité intérieure adoptée à la suite des attentats du 11-Septembre 2001), en ayant privilégié et placé la sécurité intérieure des États-Unis au centre des réflexions et décisions sur leurs problèmes et devenir, la surveillance des citoyens ne fait que suivre la logique, d’autant plus qu’elle existait déjà même si sur un plan moins répandu. En jouant sur cette hantise de la sécurité, les autorités fédérales et locales avaient osé bloquer toute la ville de Boston et certaines des municipalités voisines comme Cambridge, Brookline, Watertown dans leur poursuite des plastiqueurs du Marathon de Boston. Le nombre de ceux qui questionnaient le déploiement d’un tel arsenal répressif pour poursuivre deux terroristes amateurs (supposément en possession d’autres bombes) étaient minuscule comparé à ceux qui applaudissaient l’action, félicitant les policiers pour leur sagesse et héroïsme, acceptant la mise en état de siège de leurs villes et leur confinement « à résidence » comme un inconvénient nécessaire.

C’est dans une telle logique de conditionnement sécuritaire que s’inscrit le programme de surveillance de la NSA. C’est pourquoi l’administration d’Obama, avec l’aide des médias de communication de masse, a pu arriver à orienter le débat sur la culpabilité et non-culpabilité de Snowden, et non pas sur la nature orwellienne de la surveillance et sa violation des garanties constitutionnelles.

Finalement, la Russie a approuvé la requête d’asile politique de Snowden sous la condition qu’il s’abstienne d’embarrasser les États-Unis avec ses révélations. Cet arrangement a temporairement conclu une saga qui pourrait mener à une escalade dangereuse. Naturellement, les néo-cons et les faucons crient scandale, dénonçant Vladimir Poutine et appelant pour le boycott des Jeux Olympiques fixés en 2014 en Russie, à leur tête les sénateurs John McCain et Lindsey Graham, deux interventionnistes invétérés qui semblent vivre encore dans le temps révolu de la guerre froide.

Le calcul de Snowden s’est révélé brillant : la Chine et la Russie, les deux premiers pays où il a choisi de se rendre, ont cela d’unique qu’ils sont les deux seuls non seulement capables de dire non aux États-Unis mais également capables de dissuader toute action de commando style Navy SEAL qu’ils auraient contemplée…

Espérons pour maintenant que l’Agence de sécurité nationale, devant la poussée d’outrage proféré par le peuple étatsunien à la lueur des révélations de Snowden, sera amenée à tenir compte du droit des citoyens à la vie privée et au non harcèlement par le pouvoir d’État ; oui, espérons que la NSA, poussée par les forces qui soutiennent les libertés individuelles et civiles, soit interdite de continuer ces pratiques. Il existe d’autres moyens d’assurer la sécurité des citoyens et citoyennes, le regard espiègle du Big Brother ne devrait pas être l’un d’entre eux. Quant à l’espionnage international de la NSA, une de ses retombées a été l’annulation par la présidente du Brésil, Mme Dilma Rousseff, d’une rencontre officielle avec Obama fixée pour le mois d’octobre. Dans son allocution devant l’Assemblée Générale des Nations Unies le 24 septembre 2013, Rousseff dénonce l’espionnage dont elle a été personnellement l’objet de la part de la NSA comme « une violation des lois internationales et un affront » à la souveraineté du Brésil. Elle continue : « Dans l’absence du droit à la vie privée, il ne peut y avoir une véritable liberté d’expression et d’opinion, donc pas une démocratie effective. Dans l’absence du respect de la souveraineté, il n’y a aucune base pour les relations entre nations.» (Notre traduction)

Réflexe anti-islamiste en Égypte

S’agissant du cas d’Égypte, là aussi les grands principes sur la démocratie, le vote individuel, la légitimité électorale sont jetés par la fenêtre, non pas au nom de la souveraineté des masses ou de la multitude comme le préconisent Antonio Negri et Michael Hardt dans leur livre Multitude1, ou comme peut le suggérer le nombre imposant des protestataires anti-Morsi, mais au nom d’un réflexe anti-islamiste. Pourquoi l’accent est-il mis sur les « erreurs » de Morsi et non pas sur la violation des normes démocratiques que constitue le coup d’État militaire ?

La vérité c’est que, ni l’opposition séculaire à Hosni Moubarak, ni l’armée, ni les partisans de Moubarak, ni les Étatsuniens, ni les Israéliens ressentaient une tolérance particulière pour Morsi et les Frères Musulmans. C’était déjà assez que ceux-ci acceptassent le résultat des élections, mais il ne fait aucun doute qu’ils attendaient la première opportunité (et prétexte) pour renverser le gouvernement islamiste.

En effet, comme on l’a vu en Turquie où un parti islamiste gouverne sous l’œil vigilant d’une armée toute-puissante dans un arrangement constitutionnel et pratique chargé de tension, souvent la nature providentialiste des partis islamistes ne les prédispose guère aux accommodations et compromis programmatiques qu’implique et qu’exige le processus démocratique, mais ça ne devrait pas donner feu vert à leurs ennemis de les renverser s’ils acceptent de jouer le jeu démocratique. Toutefois, la vérité qui est en train de se révéler depuis au moins 1992, quand les forces armées d’Algérie bloquent par la force la prise de pouvoir par les partis islamistes, c’est que les forces armées des nations concernées, souvent en connivence avec des puissances étrangères dominantes (en l’occurrence la France, les États-Unis, Israël) n’acceptent pas une alternance islamiste dans le cadre de l’électoralisme démocratique. Les règles de conduite ne sont pas si automatiques, mais les exemples d’Algérie en 1992, de Hamas en 2006 en Palestine et d’Égypte en 2013 montrent une claire tendance à cet effet. Il n’est pas dès lors étonnant qu’Israël soutienne à bras ouverts le coup d’État anti-Morsi « lequel, reporte le New York Times du 19 août, a dressé un plan pour intensifier une campagne diplomatique exhortant l’Europe et les États-Unis de soutenir le gouvernement militaire égyptien malgré sa répression meurtrière des protestataires islamistes… Les ambassadeurs d’Israël à Washington, Londres, Paris, Berlin, Bruxels et d’autres capitales se proposent d’avancer l’argument que l’option militaire était le seul espoir de prévenir d’avantage de chaos au Caire…» À remarquer que le même article a révélé que les partisans de Moubarak vont demander son élargissement. Ce qu’ils ont effectivement fait sans trop de problème, celui-ci jouissant de ses libertés sous le gouvernement militaire actuel (septembre 2013).

« L’histoire n’est pas un séminaire de droit » a dit Serge Halimi parlant du coup d’État contre Mohamed Morsi, et la vérité historique le prouve bien. Cependant c’est tout de même écœurant, et franchement répréhensible de voir, dans le cas d’Égypte en particulier, cette brutale, systématique et impitoyable répression de la dissidence démocratique, et le peu de scrupules que font montre les États-Unis—et les classes dominantes d’Égypte—à cautionner cette répression du droit et des idéaux démocratiques quand leurs intérêts sont en jeu.

Le massacre des protestataires Frères Musulmans par l’armée égyptienne le 17 août 2013 où plus de 600 personnes sont tuées à armes blanches, sans compter des milliers de blessés, et la réaction du bout des lèvres qu’il soulève de la part des États-Unis, sont des exemples saillants de cette hypocrisie. Non seulement l’administration d’Obama a refusé de désigner le coup d’État militaire contre Morsi comme un putsch—ce qui l’aurait automatiquement fait encourir la cessation des 1.7 milliard de dollars d’aide étrangère annuelle que les États-Unis versent à Égypte—, mais elle essaie de duper l’opinion en faisant croire que la remise de l’exercice militaire avec Égypte qu’il annonce constitue une réponse adéquate à un régime militaire qui vient de massacrer en un jour plus de 600 citoyens non armés. Là encore, comme on le voit dans la réaction de l’administration d’Obama face aux fuites de Snowden, assurant le public qu’elle va prendre des mesures adéquates pour sauvegarder la protection de la vie privée des citoyens quand elle poursuit en justice Snowden, il y a un grand décalage entre les grands principes et la réalité…

Le background syrien

Quand on sait que toute la crise d’Égypte et le détour snowdenien se jouent dans le background, l’arrière-fond syrien, il n’est pas tout à fait étonnant de voir l’intervention étatsunienne prendre l’ampleur que l’on voit, d’autant plus que la répression sauvage, meurtrière, déclenchée par le gouvernement de Bashar al-Assad contre son propre peuple offensait la conscience du monde. Naturellement, le gouvernement étatsunien était déjà intervenu dans la crise syrienne—par combattants interposés—bien avant la présumée attaque chimique du gouvernement contre la population civile. Là encore, il sait toujours choisir ses tueurs, comme jadis il choisissait ses « amis autoritaires » à l’opposé de ses « ennemis totalitaires ».3 Les généraux putschistes égyptiens peuvent tuer comme bon leur semble, les États-Unis les considèrent comme des alliés plus sûrs que l’incrédule Morsi. Ils voient une différence entre tuer des centaines de civils avec des canons mitrailleurs et des obus, et tuer des centaines de civils avec des armes chimiques. Bien entendu, les familles des victimes ne voient pas une telle différence. J’appelle cela l’hypocrisie à la fois en termes de la déviation aux principes de la démocratie, du non-respect de la vie, et de l’inégalité de jugement au-devant du mal.

En effet, à bien considérer l’épisode Snowden, on espèrerait qu’un homme qui porte l’éclairage sur les agissements totalitaires (le mot est correct dans ce contexte) du gouvernement soit vénéré pour son courage et esprit civique. Pourtant c’est le contraire qui s’est produit, du moins de la part du gouvernement, dans les cas de Bradley Manning et Edward Snowden. La presse dominante, pro-establishment, adoptant pour une large part le point de vue du gouvernement d’Obama, essaie de peindre ceux-ci comme des traîtres. L’opinion publique est partagée, mais elle montre une tendance majoritaire pour l’appréciation de l’effet Snowden et, en dépit des battages propagandistes anti-Snowden du gouvernement étatsunien, la sympathie pour Snowden grandit de plus en plus.

Faute d’éclaircissement sur les principes et agissements démocratiques, on finirait par accepter que toute tactique en vaut une autre. Pourtant, en démocratie, et dans la plupart des circonstances, la fin ne justifie pas les moyens. En fait, les moyens peuvent irrémédiablement pervertir la fin comme on l’a vu dans les énormités barbares du régime de Pol Pot au Cambodge dans les années 1970, ou encore, dans une moindre mesure, dans l’institution du goulag en Union Soviétique, une perversion qui a grandement souillé l’idéal communiste du régime soviétique et qui a été exploitée par les ennemis de classe du régime pour supporter leur anti-communisme. Un autre exemple de moyens qui souillent la fin est certainement l’Inquisition chrétienne du Moyen-Âge dont l’idéal rédempteur a pris un bon coup par les répressions sanglantes des autres croyances et par son alliance avec les forces conquérantes de l’Europe. Un autre pendant de cette pensée, mais qui vient d’un autre bout, c’est la notion, condescendante, ignoble dans son ambivalence, que le colonialisme aurait apporté du « progrès » ou de la « civilisation » dans des mondes autrement arriérés et autodestructifs : le colonialisme serait donc ce « moyen » dont la fin—le progrès de l’humanité et la rédemption de l’esprit—justifierait des méthodes d’exécution autrement exécrables ! Naturellement, ces genres de pensées ignorent le fait que le « progrès » de l’humanité est un processus cumulatif et complémentaire dont contribue, dans un sens ou dans un autre, l’ensemble de l’humanité.

Sowden, Manning, Assagne, l’Égypte et la Syrie ont en commun la connexion avec Empire, l’idéologie globaliste, corporatiste dominante qui inclut, bien entendu, le maelström sécuritaire dont les États-Unis sont le leader. Un empire qui règne depuis maintenant un siècle, exerçant une hégémonie indéniable. Cependant, face au vote négatif du Parlement anglais qui rejette l’argument interventionniste avancé par David Cameron, le premier ministre britannique, récusant en cela le rôle de suppôt inconditionnel à une aventure impérialiste dont il ne voit pas le bien-fondé ni le bénéfice pour le peuple anglais, Obama a certainement eu la trousse, d’autant plus que beaucoup de membres de son propre parti profèrent des réservations. Encore une fois il recourt à la formule familière d’accommodation des deux bouts pour résoudre le problème syrien : il renvoie la décision au Congrès, qui est pris de court par la manœuvre.

En dépit de la nature criminelle de l’attaque au sarin contre le peuple syrien, il n’incombe à aucun pays du monde d’être le policier universel, c’est une obligation que l’ONU se réserve même si elle n’a pas toujours les moyens pour l’exécuter. Ainsi, en l’absence d’une pré-autorisation par le Conseil de sécurité toute action des États-Unis—à l’instar de l’invasion d’Irak en 2003—sera illégale, en violation des lois internationales.

L’injustice ou la criminalité en elle-même ne crée pas de droit. Quelque indignés que nous soyons devant l’horreur de l’usage d’armes chimiques, ça ne donne le droit, à aucun pays que ce soit, de « punir » la Syrie. Comme on l’a vu en Haïti en 1915, mais aussi en République Dominicaine en 1965, en Irak en 1991 et 2003, en Afghanistan en 2003, en Libye en 2011 ou en Syrie en 2013, le droit d’intervention est une prérogative que se donnent les États-Unis de par leur propre auto-proclamation de sauveurs du monde. C’est une stratégie impérialiste délibérée, conçue pour imposer un mode et ordre de choses pensés a priori et qui n’entend pas s’infléchir devant quiconque, en l’absence d’une contre-force contrariante correspondante. Car, quelque altruiste qu’il paraisse le droit d’intervention militaire pour des raisons ou objectifs soi-disant humanitaires est un droit que se réservent les plus puissantes des nations au dépens des plus faibles ou des moins fortes.

Voyant les préparatifs d’Obama, avant le vote négatif britannique, pour bombarder la Syrie, on ne pouvait manquer de relever l’ironie d’un président qui était initialement élu grâce à son image d’anti-guerre, qui est aujourd’hui applaudi et soutenu par les faucons va-t’en-guerre, les néo-cons comme Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, William Kristol, Richard Perle, etc., soit ceux-là même qui avaient préconisé et aidé à l’exécution de la deuxième guerre contre l’Irak en 2003, une guerre dévastatrice s’il y en ait et qui continue aujourd’hui encore dans sa phase « civile », même si il est vrai avec moins d’engagement de la part du pays qui avait allumé l’étincelle : les États-Unis.

Le vote négatif du Parlement britannique a certainement fait réfléchir Obama, qui était prêt à déchaîner son arsenal meurtrier et punitif contre la Syrie, mais le vote, qui reflète l’attitude anti-guerre constante de l’opinion anglaise, lui a servi peut-être de prétexte pour soulager son état d’âme quand en même temps il l’aide à se distancer de la soif de sang des faucons. Il est tout de même intéressant de voir comment l’opinion a été manipulée pour faire accroire l’idée que l’envoi au Congrès étatsunien de la décision de bombarder constitue une solution alternative légitime : les voix pour et contre de la légalité démocratique ! Or, comme l’a très justement observé Noam Chomsky, même si le Congrès étatsunien voterait pour l’attaque contre la Syrie, ça ne la rendrait pas moins illégale en termes des lois internationales, comme l’a été l’invasion d’Irak par les États-Unis en mars 2003, une invasion votée par la majorité des deux chambres du Congrès en octobre 2002 et qui était dénoncée par presque l’ensemble du monde comme un acte illégal qui viole la souveraineté irakienne et dont les méthodes d’exécution sont sujettes à la poursuite pour crimes contre l’humanité.

Finalement, sentant que son propre Congrès allait récuser ses velléités de guerre et lui refuser l’autorisation d’attaquer la Syrie, une éventualité fort embarrassante, Obama s’emparait à bras ouverts de la suggestion de Sergey Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, qui propose de demander aux Syriens, en échange de l’arrêt de l’attaque étatsunienne jugée imminente, de soumettre sous contrôle international leur armement chimique, l’objet de condamnation pour l’attaque contre la population civile, qui, selon les reportages, a tué 1400 personnes et fait des milliers de blessés, y compris des enfants. La Syrie elle aussi a trouvé l’initiative russe bien à son avantage, l’attaque étatsunienne pourrait bien susciter le pire, et le précédent libyen était loin d’être rassurant. Quant aux Russes, et à Poutine en particulier, il a trouvé l’occasion d’or de préempter une attaque étatsunienne qui, une fois de plus—après la Serbie, le Kosovo, l’Irak, l’Afghanistan et la Libye—, aurait démontré l’impuissance de la Russie face aux agissements des puissances occidentales. Après tout, pour Poutine, éliminer des armes chimiques qui pourraient bien tomber sous la main des combattants indépendantistes du Caucase, est un objectif bien méritoire.

L’option de la paix

À l’heure où nous écrivons cet essai (septembre 2013), tout porte à croire que la Syrie est sérieuse dans sa décision de sacrifier son arsenal d’armes chimiques en échange de la garantie de non-attaque par les États-Unis. Comme on se le rappelle, le gouvernement de Saddam Hussein avait fait le même calcul en 2002, jusqu’au point que les inspecteurs de l’ONU dépêchés à Baghdad étaient arrivés à identifier et à détruire à la fois l’armement d’armes chimiques et le programme nucléaire irakiens—un détail qu’on n’avait pas trop disséminé à l’époque. Comme on le sait, ça n’avait pas empêché l’agression de l’Ouest.

Les milieux bellicistes et interventionnistes aux États-Unis, dont la plupart font partie du complexe militaro-industriel et sécuritaire, qui a des intérêts tangibles dans la poursuite de la guerre, peuvent toujours inventer des prétextes ou exagérer tout signe de résistance souveraine du régime d’Assad, pour saboter l’accord russo-étatsunien. On peut donner un certain crédit à Obama pour avoir au moins voulu poursuivre la voie de la paix, mais pour qu’il mérite la médaille de l’ange pacifique que certains sont trop pressés de lui conférer, il faudra qu’il montre du courage à résister jusqu’au bout les faucons dans et en dehors de son administration. Dans la question de la guerre ou de la paix, la recherche de la paix par voie de la négociation doit être plus qu’une astuce pour justifier la guerre.

Avant et au temps de Cléopâtre VII, la dernière reine de l’Égypte hellénistique avant sa tombée finale sous la domination de Rome, les tracasseries, tergiversations et comptes mal taillés entre les divers peuples et centres de pouvoir de la région (Romains, Parthes, Perses, Syriens, Égyptiens, Grecs, Babyloniens, Phéniciens, etc.) semblaient tracer pour nos présentes générations les codes de conduite entre États, peuples et centres de pouvoir. C’est comme si les choses sont restées les mêmes, particulièrement en termes du réflexe de contrôle et de domination des grandes puissances. Changez les noms propres Rome par Washington ou Perse par Iran, les comportements semblent être les mêmes. Ce n’est pas par hasard, car en fait il n’y avait pas de principes, ou plus précisément le principe était l’impératif de la domination et de la prévalence des intérêts des puissances conquérantes et des classes dirigeantes. Les bêtes noires de Rome sont devenues celles de Washington, et les intrigues pour vaincre la Perse, l’Égypte, la Syrie et la Mésopotamie en général sont restées les mêmes, plus de deux millénaires plus tard. Autrefois comme aujourd’hui encore, les questions militaires recoupent les intérêts particuliers, souvent économiques.

Clemenceau l’a bien vu, les intérêts des nations guident leur politique étrangère, la droite aux États-Unis croit clairement que la paix n’est pas bonne pour le business. Halliburton, Boeing, General Motors et leurs consorts ne sont pas particulièrement des chapelles de peacenicks. Obama doit finalement décider s’il veut poursuivre une véritable voie de la paix, comme il l’a annoncé, ou verser dans le jeu d’accommodation des deux bouts, qui n’amènera qu’à davantage de cynisme. La nouvelle politique de détente avec l’Iran que semblent s’en réjouir Obama et le nouveau président iranien, Hassan Rouhani, est bien encourageante dans la mesure que les États occidentaux sont préparés à accepter de reconnaître le droit que l’Iran revendique depuis le début de la litige : celui d’avoir un programme pacifique d’enrichissement de l’uranium, un droit reconnu à beaucoup d’autres nations par l’AIEA. Le désaccord porte naturellement sur l’« intention » de l’Iran à « weaponiser », militariser ce programme.

De toute évidence, profondément affecté par les sanctions draconiennes mises sur pied par les pays occidentaux, Iran semble préparé à accepter pour l’instant la non-militarisation de son programme nucléaire et à donner des garanties vérifiables aux puissances occidentales si celles-ci sont préparées en retour à reconnaître son droit à l’énergie nucléaire. Un accord sur cette question est donc possible.

Malheureusement, pour certains milieux motivés par la hantise—et les profits—de la guerre, les compromis de la Syrie et de l’Iran ne sont jamais suffisants. Ils feront tout pour saboter l’accomplissement de la paix. Elle n’est pas de leur intérêt. Pour les autres, c’est-à-dire les peuples du monde entier, il n’y a de meilleure stratégie que la paix car la stratégie de la guerre est toujours menée contre eux, encourant toujours ses horribles conséquences.

Conclusion

Oui, l’histoire n’est pas un séminaire de droit, mais c’est bien condamnable de prétendre se souscrire à certains principes d’éthique politique et de les souiller à la plus opportune des occasions quand on force les autres à s’y soumettre au risque du châtiment. Cela s’appelle l’hypocrisie.

S’il faut chercher une morale dans ces histoires de duplicité et d’hypocrisie, c’est dans l’assertion de Georges Clemenceau, l’ancien premier ministre français, qui a dit que les nations n’ont pas d’amis mais uniquement des intérêts ; cela est vrai spécialement pour les nations impérialistes qui sont guidées non pas par une éthique de droit et de justice comme souvent elles le prétendent, mais par des intérêts et considérations qualifiés « stratégiques » mais qui sont souvent crasseux et mesquins. Comme on le voit dans les trois cas analysés ici (Égypte, Syrie, Snowden), la Maison Blanche privilégie ses intérêts jugés stratégiques, voire « vitaux », au dépens du principe de l’éthique politique, qui est relativisé.

Il est intéressant de remarquer qu’à l’instar du coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide en 2004, le coup d’État contre Mohamed Morsi a pris prétexte d’une soi-disant insatisfaction populaire pour légitimer l’intervention militaire, même si dans les deux cas on peut montrer une égale pluralité de citoyens qui soutient le gouvernement en place. La crise égyptienne est certainement une histoire en devenir, un processus révolutionnaire toujours en cours, et nous ne prétendrions pas la contenir dans une analyse réductionniste qui ignore sa complexité. Mais les premières leçons qui en filtrent ne sont pas encourageantes. Elles confirment une fois encore la prépondérance du fait contre le droit, des intérêts particuliers contre le principe universel, des considérations idéologiques, souvent mesquines et personnelles, contre l’intérêt général, contre l’harmonie de la collectivité. S’agissant du cas de l’Égypte en particulier, les intérêts stratégiques des États-Unis pourraient bien les amener à cautionner le coup d’État militaire contre Morsi, mais le moment venu, le peuple égyptien se souviendra qu’à un moment crucial de son histoire son prétendu protecteur de l’Ouest l’avait utilisé pour des fins impérialistes qui allaient à l’encontre de ses intérêts.

Ce que Ellsberg, Manning, Assange et Snowden ont en commun, c’est une conviction inébranlable que l’agissement secret de l’État est plus dommageable à la démocratie que toute menace exogène venant des présumés terroristes ou ennemis de l’État. l’État secret qui espionne les citoyens et qui les conditionne à une normalité préconçue est plus dangereux à la démocratie que la plus meurtrière des actions d’Al-Qaïda ou de tout autre ennemi. En fait ceux-ci peuvent se vanter, comme ils le font souvent, qu’ils sont arrivés à atrophier l’espace démocratique par la hantise sécuritaire qu’ils ont aidé à imposer chez leurs ennemis. C’est cette possibilité de déviation qui amène le peuple étatsunien à repousser la logique sécuritaire avancée par la NSA, et à voir Snowden comme un défenseur de la démocratie.

—Tontongi Revi Tanbou, publié pour la première fois dans l’édition 16–23 octobre 2013 de Haïti Liberté.

Notes

1.Cf. Antonio Negri et Michael Hardt, Multitude, Édition Penguin Books, 2004.
2.Toutes les citations sont tirées du Monde Diplomatique d’août 2013.
3.Selon la fameuse citation de l’ambassadrice de Ronald Reagan à l’ONU, Jeane Kirkpatrick, affirmant en 1980 que les États-Unis se doivent de supporter les tyrans et caudillos de droite, ses « amis autoritaires », et combattre ses « ennemis totalitaires », les régimes de gauche du tiers-monde.
Cementerio Santa María Magdalena de Pazzis in Old San Juan, Puerto Rico; photo by Andrew Lutz.

Cementerio Santa María Magdalena de Pazzis in Old San Juan, Puerto Rico —photo by Andrew Lutz.

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