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Le 30 mai 2010 Israël a violemment attaqué dans la mer internationale une flottille humanitaire qui défie le blocus israélien de Gaza pour apporter de l’aide (médicaments, nourritures, vêtements, etc.) aux habitants de cette région palestinienne qui souffrent de ce renforcement inhumain de l’occupation. L’attaque israélienne a fait 9 morts et nombre de blessés. Jean Daniel, le directeur de l’hebdomadaire français, Le Nouvel Observateur, a fait le point sur cette attaque et avance des propositions que nous trouvons judicieuses. Nous les reproduisons ici.

Gaza : pour un bateau européen

—par Jean Daniel publié pour la première fois dans le blog du Nouvel Observateur du 10 juin 2010

Jean Daniel.

1. « Le blocus de Gaza n’est pas tenable » : c’est à la Maison Blanche que l’on a entendu ce propos mercredi dernier. On peut être assuré que les vrais vainqueurs de la nuit désormais historique du 30 mai, c’est à dire la Turquie et le Hamas, feront tout pour exploiter l’arraisonnement meurtrier d’un bateau turc cherchant à rompre le blocus de Gaza. Et on peut compter sur la pression des opinions publiques partout dans le monde pour faire le reste. Soudain tout s’est mis à bouger mais pour comprendre pourquoi rien ne bougeait jusque là, un rappel de quelques faits d’histoire est indispensable.

La coalition divisée et aveugle qui est supposée gouverner Israël n’est jamais arrivée à faire son unité que sur un seul objectif : le maintien du statu quo. Elle croyait pouvoir tout se permettre pour le faire. Rien ne devait arriver qui put aboutir à de vraies négociations et à l’établissement d’un État palestinien viable et indépendant.

En ce sens, cette coalition avait une sorte de cohérence à court terme. Les Palestiniens étaient divisés et devaient le rester. Le Hamas était un mouvement extrémiste qui n’hésite pas à combattre les Palestiniens modérés de Ramallah et à recevoir des armes de l’Iran et de la Syrie, argument que brandissaient les lobbies pro israélien des États-Unis pour peser sur les décisions du Congrès. Les Israéliens pensaient donc pouvoir tout se permettre et se sont tout permis, y compris d’ignorer l’ensemble des résolutions de l’Onu.

On avait cru un moment qu’ils seraient contraints à sortir de leur immobilisme pour accueillir les providentielles propositions du président américain dans son discours du Caire. C’est le contraire qui s’est produit, ils ont fait d’Obama leur ennemi. Le crime des leaders israéliens date, selon moi, du jour où, avec leurs alliés aux États-Unis, ils ont délibérément saboté les plans de paix du président américain. Et cela sans que les grandes consciences françaises et européennes ne leur en fassent reproche. Heureusement, le quotidien israélien « Haaretz » et les écrivains Amos Oz et David Grossman ont sauvé l’honneur. Certains ont pensé—j’en étais—que les choses ne pouvaient pas en rester là. Peu à peu, cependant, il a bien fallu voir que Barack Obama retenait sa colère, tenait compte de son opposition, acceptait les affronts de Netanyahu et n’arrivait pas à imposer autre chose qu’un gel partiel des colonies dans une partie de Jérusalem-Est. Sans doute a-t-il encore un plan, et l’on accorde une grande importance, à Washington, à la mission du général Dayton, chargé d’étudier les moyens de renforcer l’autonomie du futur État palestinien à partir de Ramallah, mais cela supposerait un accord du Hamas, auquel personne ne croit.

2. Il s’est pourtant produit tout récemment un événement, le plus grave, en fait, depuis qu’il y a une alliance entre Israël et les États-Unis : un chef d’État-major américain, David Petraeus, a déclaré que l’absence de solution du conflit israélo-palestinien était nuisible aux entreprises de pacification de l’opinion irakienne et afghane, et qu’une telle situation aggravait l’état d’insécurité des troupes américaines. Une telle déclaration ne pouvait être prononcée par un militaire de si haut rang qu’avec l’accord de la Maison Blanche. Cela n’a pas empêché Barak Obama, moins de deux mois plus tard, d’envisager de recevoir Netanyahu et sa femme à Washington—invitation annulée au dernier moment en raison des évènements de Gaza. Mais le Premier ministre israélien avait pu se dire une fois de plus que le maintien du statu quo avait des chances sérieuses de durer et que l’on pouvait d’ailleurs compter sur la peur nouvelle de l’Iran et de ses ambitions nucléaires pour que rien ne bouge.

3. Et puis il y a eu la nuit tragique du 30 mai : au cours de l’arraisonnement du bateau turc d’une flottille humanitaire—dont l’un des six bateaux transportaient des activistes turcs—tentait de forcer le blocus de Gaza, les commandos israéliens, rencontrant une résistance inattendue, ont ouvert le feu, faisant neuf morts, donc tous turcs, et de nombreux blessés. Ces neuf morts, que personne n’avait prévues, allaient provoquer des réactions non seulement émotionnelles et compassionnelles mais géopolitiques.

Il y a en effet, dans cette Turquie qui s’islamise lentement mais sûrement, un parti extrémiste dont la solidarité avec le peuple palestinien penche davantage du côté de l’activisme du Hamas que des positions politiques de Ramallah. Il y a aussi un ministre des Affaires étrangères à la très forte personnalité qui semble être au Premier ministre Erdogan bien plus encore que ce que M. Henri Guaino estime être à Nicolas Sarkozy. Il s’appelle Ahmed Davutoglu. Il a publié plusieurs livres dont le dernier traite de la nation turque et de son avenir de grande puissance non seulement dans la région de ses proches voisins arabes mais chez tous les turcophones, jusqu’au lointain Caucase. Il s’agit de mettre une ambition impériale s’appuyant sur un pouvoir économique solide et sur une attitude religieuse fervente au service de ce qu’attendent les millions de musulmans de la « rue arabe ».

4. Depuis toujours, en fait, depuis 1948, après la défaite infligée aux armées arabes par les premières forces israéliennes, certains ont eu l’ambition de s’assurer un leadership sur la nation arabe en lui promettant de venger l’humiliation. C’est ainsi qu’est né le mouvement de Gamal Abdel Nasser, qui avait obtenu en 1946 l’appui des Soviétiques et des Américains pour mettre fin à l’expédition franco-anglo-israélienne de Suez. Mais après la désastreuse guerre des Six Jours en 1967, l’humiliation est devenue plus profonde encore et le rêve de revanche de tous les peuples plus fervent. Sans doute, la demi-victoire d’Anouar el-Sadate durant la guerre de Kippour a-t-elle mis un peu de baume sur les plaies et a-t-elle conduit aux accords d’Oslo. Mais après l’assassinat d’Itzrak Rabin par un juif fanatique, les peuples arabes se sont réinstallés dans l’attente d’un nouveau Nasser. Et c’est ainsi qu’il faut interpréter, dans certaines des manifestations en faveur du président turc Recipe Erdogan, les cris de « Vive Nasser et vive Erdogan » ! ». C’est un basculement impressionnant car Israël s’est toujours flatté de pouvoir être l’allié d’un pays musulman et non du moindre : cette Turquie laïque fondée par Mustafa Kemal, devenue pro-occidentale et pro-européenne. Les liens entre Jérusalem et Ankara étaient à la fois stratégiques et culturels. Les élites des deux peuples déclaraient se comprendre. C’est cela qui a commencé à être compromis par l’expédition israélienne sur Gaza, l’an dernier, et qui est désormais perdu avec l’agression du 30 mai dans les eaux internationales.

5. Maintenant, il faut tirer de tout cela quelques conclusions tactiques et stratégiques. Vendredi dernier, le ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, a conclu un colloque de l’Union européenne par une réflexion d’un rigoureux bon sens : il va bien falloir en finir avec les réquisitoires, les lamentations, pour se demander qui peut agir et comment pour faire avancer les choses. Apprenant qu’un nouveau bateau, irlandais celui-là, tentait à son tour de forcer le blocus de Gaza—il allait être arraisonné lui aussi mais sans violences—Mr. Moratinos a demandé pourquoi l’Union européenne, qui apporte depuis plusieurs années une aide considérable aux habitants de Gaza, ne pourrait pas prendre l’initiative d’une telle entreprise. Pourquoi ne pas affréter un bateau battant pavillon européen ayant à son bord des amis de la paix, des personnalités non compromises avec le Hamas, et pourquoi pas des personnalités juives dont il savait lui, Moratinos, qu’elles étaient décidées désormais à sortir de l’éthique d’inconditionnalité à l’égard d’Israël. Ce dernier point souligne en effet un phénomène important. Il faut prendre acte à Paris de la première preuve d’indépendance que vient de donner le Crif par sa réaction à l’affaire de Gaza, et il ne manque pas de grands écrivains israéliens, qui pourraient s’associer à une telle entreprise.

6. C’est le moment de reparler du droit d’ingérence ou du devoir d’assistance. Pour les uns, c’est une grande conquête morale. Pour d’autres, c’est l’alibi que les plus forts brandissent pour intervenir chez les plus faibles. Pour ma part, je suis partisan depuis longtemps, avec des hommes comme Hubert Védrine et Lakhdar Brahimi, d’une intervention internationale pour débloquer la situation au Proche-Orient. Ce que j’ai condamné en Irak, je le souhaite, sous une forme pacifique évidemment, pour le conflit israélo-palestinien. De plus en plus d’Israéliens demandent, selon la formule d’Amos Oz, qu’on les «aide à divorcer», c’est-à-dire qu’on obtienne qu’ils vivent pacifiquement même dos à dos. Il faut que l’Union européenne fasse pression sur les États-Unis pour que les efforts de paix initiés par Obama ne soient pas abandonnés. Est-ce possible? Je le crois.

7. Une ère nouvelle peut en effet commencer. À condition, d’abord, que les Israéliens se donnent un gouvernement responsable pour engager des négociations irrécusables, et, en même temps, que les éléments modérés du Hamas—ils sont, parait-il, de plus en plus nombreux—contribuent à l’union nationale des Palestiniens pour qu’il y ait face à Israël un seul grand interlocuteur. Mais l’impulsion ne peut venir que de l’extérieur et elle doit être solennelle et ferme. Quant à ceux qui se sont toujours trompés et qui ont fait le malheur d’Israël en s’abritant derrière le procès des pays arabes et aujourd’hui des Turcs pour brandir l’argument de l’insécurité, ils devraient choisir de se taire ou de dire désormais, juifs et arabes, « Nous sommes tous des Palestiniens »

—Jean Daniel http://jean-daniel.blogs.nouvelobs.com/archive/2010/06/10/gaza-pour-un-bateau-europeen.html

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