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La trajectoire du français et du créole en Haïti

—par Glodel Mezilas

Pale fransè pa fè m pè
(Le fait que tu parles français ne me fait pas peur)

Pale fransè pa voye nan mache
(Parler français ne paie pas)

Parler français pa di lespri
(Parler français n’équivaut pas à la connaissance)

—Proverbes haïtiens

Introduction

Après son indépendance conquise en 1804, à la suite d’une lutte qui a duré quinze ans (1789–1804), Haïti faisait face, entre autres, à un défi linguistique: quelle langue adopter (créole ou français) dans le cadre de sa communication tant au niveau national qu’international? Apparemment, ce défi a été relevé, l’acte de l’indépendance ayant été rédigé en français, en dépit du fait que les pères fondateurs de la nation ont juré de se séparer à jamais de la France. Ce choix de l’élite intellectuelle a eu des répercussions sérieuses sur le pays, étant donné que la majorité des Haïtiens ne savait ne lire, ni écrire. Et ceci jusqu’à l’heure actuelle.

Selon certaines données statistiques, il y avait seulement deux pour cent de la population qui savaient lire et écrire, au xixè siècle (Laennec Hurbon, 1987: 71). Ce qui montre que la production des œuvres littéraires à l’époque n’atteignait pas toute la population du pays mais plutôt la couche sociale (la classe mulâtre) qui avait bénéficié de la formation, spécialement en France pendant l’époque coloniale. En outre, l’usage du français révélait la césure sociale et culturelle et prolongeait la situation de dépendance culturelle et identitaire coloniale. Cela dénote aussi que la décolonisation politique haïtienne n’a pas coïncidé avec sa décolonisation linguistique, donc culturelle. Cette dépendance a été d’autant plus grande que le choix culturel de l’élite naissante a porté sur la culture française, considérée comme «suprême réalisation du monde civilisé, et la maîtrise de sa langue, supérieure à toute autre» (Léon François Hoffmann, 1990).

À l’époque, la France exerçait sur le pays à la fois une force d’attraction et une force de répulsion. D’attraction, par l’attachement à sa culture et de répulsion, par le rejet du colonialisme, de l’esclavage, etc. Cette situation était, en quelque sorte, pareille à celle de l’Amérique latine dont l’indépendance n’impliquait pas une rupture culturelle et linguistique avec l’ancienne métropole. La couche sociale (les créoles) qui donnait l’indépendance à la région restait attachée à l’Occident, c’est-à-dire, à ses valeurs, sa philosophie, au mépris des traditions millénaires indigènes. Cela s’expliquait par l’impérialisme culturel que la colonisation de l’Amérique par l’Europe a exercé sur la région. Les traumatismes de la colonisation demeuraient vivaces dans les esprits et personne ne pouvait échapper à l’emprise culturelle européenne, d’autant que l’anthropologie naissante visait à donner une base scientifique aux dogmes de l’inégalité des races et de la supériorité de l’Europe sur les autres civilisations.

Mon intervention comportera trois parties. La première abordera la question linguistique haïtienne selon les constitutions qui ont été élaborées en Haïti des origines à nos jours. La deuxième portera sur l’usage de ces deux langues dans l’univers littéraire. La troisième analysera leur emploi dans la vie quotidienne haïtienne.

1) Les constitutions et le statut des langues en Haïti

De 1804 à 1918, aucune constitution n’a fait mention de la langue officielle du pays. Cependant, toutes ont été rédigées en français. C’est celle élaborée en 1918, trois ans après l’occupation américaine d’Haïti, qui a expressément spécifié que le français est la langue officielle du pays. L’article 24 stipule: «Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire.» Selon le linguiste haïtien, Pradel Pompilus, cette mention a été faite pour éviter la substitution du français par l’anglais (vu que cette constitution a été rédigée à Washington), le français étant considéré comme un bien appartenant au patrimoine national. Avant, l’usage du français avait été automatique. Point besoin de spécifier qu’il était la langue officielle en Haïti.

Quant au créole, aucune référence n’a été faite. Il était victime d’une dépréciation sociale en raison de son origine socio-historique. Né dans la colonie (à partir de la transformation du français) comme instrument de communication entre les esclaves, son statut de

«patois» l’empêchait d’avoir la considération de l’élite qui se targuait de cadence Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Sa marginalisation reflète le mépris généralisé pour tout ce qui ne rappelle pas la France. En outre, en raison du préjugé en vogue à l’époque contre les coutumes et traditions africaines, l’élite se laissait prendre au piège occidental de la hiérarchisation des langues au même titre que celle des cultures. Au lieu de défendre les valeurs, les héritages africains en Haïti, elle les méprisait. Elle n’avait aucune considération pour le créole, seule langue permettant l’intercompréhension sur toute l’étendue du territoire national, alors que le français est parlé seulement par 15% de l’ensemble de la population.

Il faut attendre, en revanche, l’élaboration de la constitution de 1964 pour que «l’usage du créole soit permis et même recommandé pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue française» (article 35). Plus tard, la constitution de 1983 reconnaît au créole le statut de langue co-nationale avec le français (article 24). C’est enfin la constitution de 1987 qui va reconnaître le créole et le français comme langues co-officielles du pays: «Le créole et le français sont les langues officielles de la République.»

Pour permettre le développement scientifique et la normalisation de la langue vernaculaire, l’article 213 prévoit la création d’une académie créole: «Une académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux». Jusqu’à maintenant, cette académie n’est pas encore mise sur pied. Cependant, l’existence de la faculté de linguistique appliquée réalise un travail extraordinaire en ce qui a trait aux études faites sur le créole.

Par ailleurs, certaines mesures institutionnelles ont été prises pour permettre le développement du créole. C’est le cas de la Réforme Bernard de 1979, Ministre de l’éducation nationale de l’époque. Cette réforme survenait à un moment où le système éducatif du pays était inefficace, inadapté aux réalités socio-économiques du pays. C’est la première réforme vraiment sérieuse qu’a connue le système éducatif haïtien depuis l’indépendance du pays en 1804. Elle prévoit, entre autres, l’emploi du créole comme la langue d’enseignement. Et le français doit être utilisé comme langue seconde. Pour mettre en pratique les réformes convenues, il a été créé l’Institut Pédagogique National (IPN), qui n’existe plus, en raison des changements de perspective. Cette réforme constitue un cadre de référence pour l’institutionnalisation du créole dans l’espace éducatif, en lui conférant une place spécifique.

2) L’emploi du français et du créole dans la littérature haïtienne

Pendant longtemps, le français a été quasi-exclusivement la langue dans laquelle les écrivains haïtiens ont produit leurs œuvres littéraires. Deux périodes sont à distinguer en vue d’une saisie profonde de ce phénomène. La première va de 1804 à 1950, au cours de laquelle le français a été amplement utilisé au détriment du créole dont l’usage a été très restreint. Sauf quelques écrivains hasardeux et courageux ont pris le risque de l’utiliser et d’affronter effrontément les tabous sociolinguistiques. La deuxième va de 1950 à nos jours. Les écrivains ont commencé depuis ce temps à faire usage systématique du vernaculaire sans craindre la foudre des opposants du créole.

3) Le français et la littérature haïtienne de 1804 à nos jours

Une profusion d’œuvres littéraires a été produite en français durant l’époque allant de 1804 à 1950. Par exemple, sur 4312 ouvrages publiés par les écrivains haïtiens pendant cette période, la production en langue créole ne dépasse pas la trentaine (Max Bissainte, Dictionnaire de bibliographie haïtienne, 1951). Alors que pendant la période de 1970 à 1975, les écrivains haïtiens ont publié plus d’une trentaine d’ouvrages en créole. La comparaison est forte et frappe l’imagination.

Les écrivains ont exploité tous les genres littéraires: roman, théâtre, poésie, conte, fable. Fidèles à la langue française, leur esthétique a porté la marque des mouvements littéraires qui s’épanouissaient en France. Par exemple, les premiers écrivains haïtiens, connus sous l’appellation de pionniers (1804–1836) de la littérature haïtienne, ont servilement imité la littérature française. Leurs œuvres reproduisaient la forme pseudo-classique en vogue en France à la fin du xixè siècle. C’étaient, entre autres, Antoine Dupré, Jules Soli Milscent, Barond de Vastey. Cependant il y avait une œuvre (Mémoires pour servir à l’histoire d’Haïti de Louis Boisrond-Tonnerre) qui a été écrit dans un langage esthétiquement supérieur aux œuvres de l’époque. Cette époque de la littérature haïtienne n’a pas été riche en termes de productions. Les écrivains étaient surtout préoccupés par la défense de l’indépendance qui a été menacée par les visées hégémoniques de Napoléon.

Pendant presque tout le xixè siècle, la littérature a accusé une forte prédominance de la langue française. Un écrivain Jean-Baptiste Chenet a écrit en 1846:

«Si Dieu qui m’entend dans l’espace sacré,
Vient un jour à parler à l’homme, son image,
Il parlera français: c’est bien son langage». (Léon François Hoffmann, 1990: p. 452)

L’usage du français a été considéré comme un moyen d’accès à la civilisation et pour montrer au monde qu’Haïti n’est pas un pays barbare, sauvage. Quand l’Académie Française a couronné les Morceaux Choisis d’Auteurs Haïtiens de Dantès Bellegarde, Georges Sylvain s’en félicitait et écrivait: «On sait désormais partout, grâce à l’Académie, que, en regard de l’autre Haïti, celle dont la fantaisie des chroniqueurs humoristiques a perpétué la caricature, il y a une Haïti sérieuse et réfléchie, qui s’intéresse au mouvement universel des idées (…) et entend fournir au progrès de l’humanité sa part de contribution intellectuelle» (Léon François Hoffmann, 1990: p. 452)

Les œuvres de Coriolan Ardouin, d’Ignace, d’Alibé Ferry, de Charles-Seguy Villevalaix, tous romantiques haïtiens, ont utilisé le français comme leur langue de prédilection. Cependant, ils essayaient d’introduire des termes locaux tirés du répertoire créole dans leurs œuvres. Ils allaient jusqu’à faire revivre un moment douloureux de l’histoire du pays: c’est l’époque précolombienne.

Sur le plan romanesque, les écrivains haïtiens ont commencé à changer la perspective littéraire en essayant de se frotter à ce genre. Emeric Bergeaud, Louis Joseph Janvier et Demesvar Delorme ont été les premiers romanciers haïtiens. Bergeaud a écrit le premier roman haïtien Stella, mettant en relief quelques-uns des plus beaux traits de l’histoire nationale. Par contre, les romans de Delorme (Francesca, publié en 1873 et Damné, en 1877) et celui de Janvier (Une Chercheuse, publié en 1889) ont imité des modèles étrangers. Il n’y avait aucune observation du milieu haïtien. Donc ces romans avaient un caractère exotique.

Il faut attendre le début du xxè siècle pour que naisse en Haïti le roman réaliste qui met en exergue les réalités socioculturelles du pays. En témoignent les œuvres de Frédéric Marcelin, Fernand Hibbert, Justin Lherisson et Antoine innocent. Cette esthétique réaliste juxtapose des expressions créoles et françaises. Ces romanciers, eux aussi, ont été influencés par les romans réalistes et naturalistes de Balzac, Stendhal et Zola. Toutefois, ils ont su innover quant au dosage du français et du créole. Ce processus de syncrétisme linguistique atteint son paroxysme avec la naissance du roman paysan haïtien dans le cadre de l’émergence du mouvement indigéniste (19151940) qui aura marqué grandement les lettres haïtiennes.

Ce mouvement est né à la suite de l’occupation américaine d’Haïti en 1915. Les intellectuels se sentaient offusqués, choqués par l’humiliation nord-américaine et commençaient à exalter tout ce qui vient de l’Afrique. Le maître à penser de ce mouvement fut le Docteur Jean Price Mars dont l’ouvrage Ainsi parla l’Oncle, paru en 1927, constituait le cadre idéologique du mouvement. Son slogan était: soyons nous-même. C’est-à-dire, il faut s’inspirer des traditions, des mœurs du pays. Il montrait les racines africaines de la culture haïtienne. Il dénonçait ce qu’il appelle le bovarysme culturel haïtien, qui est la tendance à mépriser ses propres valeurs et à en adopter d’autres qui viennent de l’extérieur. En effet, l’élite, de 1804 à 1915, n’avait qu’un modèle: les valeurs cultuelles de France. D’ailleurs, l’un d’eux, Louis joseph Janvier, disait: «La France est la capitale des peuples. Et Haïti est la France noire» (Léon François Hoffmann, 1990: p. 59). Elle reprenait les mots de l’historien romantique français Michelet qui disait aussi qu’Haïti est la France noire.

De ce mouvement apparaît ce qu’on appelle le roman paysan, un type de roman dans lequel les mœurs, les traditions, les coutumes du pays sont mis en exergue. Le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, publié en 1944, en constitue le chef-d’œuvre. C’est l’histoire d’un jeune homme, Manuel, qui, revenu de Cuba, constate la désolation, le désespoir qui règnent sur Fond Rouge, sa localité. Les gens, au lieu de chercher de l’eau, s’en remettent à la prière et aux pratiques vodou. Il leur dit que l’essentiel, c’est de chercher de l’eau. Les hommes sont les gouverneurs de la rosée. Manuel se met à la recherche de l’eau, il la trouve: mais il y a un problème: pour drainer de l’eau il faut le concours de tout le monde alors que Fond Rouge est divisé pour une question de terre. Manuel a été assassiné parce qu’il a voulu réconcilier les gens de sa localité. Avant de mourir, il disait aux autres de chanter son deuil avec joie car sa mort annonce le commencement de la vie nouvelle à travers la réconciliation.

Ce roman s’impose par son syncrétisme linguistique. Le génie de Roumain a été exalté par tous les critiques littéraires haïtiens et étrangers. D’autres grands romanciers comme Jacques Stephen Alexis, René Depestre vont produire des œuvres imposantes. Le premier a publié Compère Général Soleil en 1955, Les Arbres Musiciens en 1957, L’Espace d’un Cillement en 1959 Romanceros aux étoiles en 1960. Tous ont été de véritables chefs-d’œuvre publiés par les éditions Gallimard de Paris.

Il y avait donc une pléiade de romanciers indigénistes dont les œuvres forment une école littéraire. Ces écrivains se sont voués aussi à la production de textes poétiques comme Roussan Camille, Carl Brouard, Normil Sylvain, André Liautaud, Daniel Heurtelou, etc. C’est dans ce sens qu’une revue indigène a été créée à la fin des années 1920 en vue de lutter contre l’occupation américaine d’Haïti. Cette Revue optait pour la mise en valeur du point de vue haïtien des choses en revendiquant farouchement le vocable indigène (Michele Acacia, 1993, Revus Conjonction, Indigénisme, # 198: p. 55). Le qualificatif «indigène» se réfère à l’armée indigène qui a donné l’indépendance au pays en 1804. Comme l’armée indigène a conquis la victoire contre les forces expéditionnaires française, La Revue indigène entendait mener la lutte la contre les forces américaines. Le terme «indigène» revient souvent dans la problématique sociale et politique haïtienne quant il s’agit de mener un combat contre les forces étrangères.

Le mouvement indigéniste permettait de découvrir l’Afrique, de valoriser les attaches, les liens culturels entre Haïti et l’Afrique. Les écrivains de La Revue indigène laissaient éclater leur amour, leur obsession pour l’Afrique. Malgré la distance géographique qui les sépare de l’Afrique maternelle, ils cherchaient à renouer les liens culturels. Carl Brouard, un des grands poètes de cette revue, écrivait:

Afrique

Tes enfants t’envoient le salut,
Maternelle Afrique.
Des Antilles aux Bermudes et des Bermudes
Aux États-Unis, ils soupirent après toi…

Consolation des affligés, élixir des souffrants,
source des assoiffés, sommeil des dormants,
mystérieux tambours nègres, berce les chamites
nostalgiques, endors leurs souffrances immémoriales
(In Maximilien Laroche,
L’Avènement de la littérature haïtienne, 2001: p. 46).

D’autres auteurs ont manifesté cette même nostalgie envers l’alma mater. Jacques Lenoir parle des beaux soleils d’Afrique: «maudits soient ceux qui effeuillèrent les étranges clartés / Qui pareilles à ces beaux soleils d’Afrique / brillaient jadis dans les yeux de mes pères». La redécouverte des traditions culturelles en Haïti coïncidait avec la valorisation de la culture africaine, la langue créole, le vodou et les traditions nationales. La littérature haïtienne du début du xxè siècle a ouvert l’espace des possibles pour les littératures nègres de la Caraïbe et d’Afrique. C’est dans ce sens qu’Aimé Césaire disait que c’est en Haïti que la négritude s’est mise debout pour la première fois et dit qu’elle croit dans son humanité. La révolution haïtienne, la littérature, les grands mouvements littéraires ont marqué fortement le mouvement de la négritude. Léopold Sedar Senghor le reconnaît aussi quand il exprimait l’influence qu’a produite sur lui le livre du Docteur Jean Price Mars Ainsi parla l’Oncle, considéré comme la Bible du mouvement indigéniste. Jean Price Mars était le président du Premier Congrès des Écrivains et Artistes Noirs, tenu à Paris en 1956. Il était le premier président de la Société Africaine de Culture (Paris) affiliée à l’UNESCO en 1956, couronné de Docteur Honoris Causa de l’Université de Paris en 1957, Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (Paris, 1958) et candidat au prix Nobel de Littérature en 1959 et premier lauréat du Prix Littéraire des Caraïbes, à Paris en 1965.

Et une autre branche du mouvement indigéniste s’est consacrée à l’étude scientifique du folklore haïtien, des traditions du pays. Aussi ont-ils créé ce qu’on appelle la revue Les Griots 1938–1939. Cette revue fait une plus large part aux sciences sociales. Contrairement à La Revue indigène dont la préoccupation était essentiellement esthétique, pour Les Griots, l’investissement parait beaucoup plus scientifique. L’âme nationale sera appréhendée à partir de l’ethnologie, l’anthropologie et l’histoire. Le choix de ces disciplines ne doit pas faire illusion. Les préoccupations sont plus idéologiques que scientifiques. Ce sont des doctrinaires qui donnent déjà à leurs démarches, en dépit des dénégations exprimées à travers maintes déclarations, un contour nettement politique (Pierre Buteau, revue Conjonction, 1993: 1993).

C’est dans ce sens que la revue Les Griots va dégénérer en noirisme avec Duvalier qui, sous couvert de défendre les «valeurs noires», prendra le pouvoir et établira un régime totalitaire dans le pays. Conséquence: la crème intellectuelle du pays va s’exiler au Canada, au Mexique, aux États Unis, en Afrique, etc. Ceux qui vont en Afrique participeront tant à la lutte pour l’indépendance africaine qu’à l’organisation du système éducatif de beaucoup de pays. Un exemple concret: Jean Brièrre, un grand écrivain haïtien, a été conseiller culturel du Président Leopoldo Sedar Senghor au Sénégal.

La peinture, elle aussi, allait être influencée par le ce mouvement même si elle n’avait pas son Depestre, son Jacques Stephen Alexis, son Jacques Roumain. Dans ce sens, l’art naïf haïtien apparaît comme un courant qui vise à moderniser la peinture haïtienne. Carlo Aviel Célieus (in Haïti au toit de la Grande Arche, 1998: 59) écrivait: «L’art naïf haïtien s’y rattache par les conditions même de son apparition. Son émergence marque un tournant dans la réception du modernisme en Haïti. Celui-ci commence à pénétrer l’espace haïtien dans les années 1920, notamment avec les intellectuels de La Revue indigène». L’art naïf revendique ce qu’on appelle l’indigénisme pictural, développé par Pétion Savain. Il prend le peuple comme thème de création et s’inspire de la tradition vodou. Le tournant de l’art naïf marque l’insertion des masses dans l’espace social et rompt avec les traditions d’exclusion des masses.

La musique a été, pour sa part, influencée par le courant indigéniste, en permettant le développement de la musique dite folklorique ou indigéniste: Dumarsais Estimé passe à la présidence et Antalcidas Murat passe au Jazz. Le gouvernement Estimé, c’est la montée au pouvoir des «défenseurs de la couleur locale» et Murat, musicien lettré, est pour la mise en évidence de la musique populaire haïtienne (Jean Coulanges, in Conjonction, 1993: p. 59). C’est ce courant de la musique folklorique qui allait remplacer la musique d’origine étrangère par une musique d’inspiration locale et populaire. Jean Coulanges (1993: 59–60) disait: «Chants des bas-fonds, chants de l’époque coloniale des grandes plantations, des chants rituels du vodou, mélopées, plaintes et joie et douleur populaire, jusque là proclamés à voix sourde, occupent désormais le devant de la scène. Des chansons de rues franchissent le seuil de la maison des “gens de biens.” Le théâtre de verdure offrit des spectacles imités des réjouissances populaires. Le Jazz des Jeunes (formé depuis 1943) entreprit de répandre des thèmes et rythmes venus des “mornes”. Michel Desgrottes et son groupe, le chœur des “Cousins”, le chœur Michel Dejean, le chœur Simidor avec Férère Laguère, le groupe Voix et Tambour d’Haïti tentèrent de recréer la parole paysanne sacrée: le chœur des Hounsis.»

Cette musique allait aussi exploiter les ressources de la langue créole, jusque là maintenue hors des productions musicales. Le climat était propice au développement de ce que jean Coulanges appelle «la musique créole des villes». Cette musique permettait une occultation des rapports musique dominante / classe dominante, musique dominée / classe dominée, une occultation de tous les rapports de domination.

Toutes ces tendances de l’indigénisme ont utilisé, en grande partie, le français comme leur langue de communication. Certes, ils ont défendu le créole et puisé leur inspiration dans les traditions du pays, mais le créole, à coté du français, a toujours une position inférieure de sous-représentation. Ils ont exprimé l’authenticité de la culture haïtienne dans une langue peu dominée par les haïtiens, vu que de la période coloniale à la première moitié du xxè siècle, le taux d’analphabètes était à quatre vingt dix pour cent.

Pendant la deuxième moitié du xxè siècle, les écrivains allaient produire à la fois en français et en créole. Cependant beaucoup d’entre eux continuent de faire un usage exclusif du français comme Marie Chauvet, avec la trilogie Amour, Colère, Folie; Anthony Phelps, Serge Legagneur, Gary Victor, Jean Claude Fignolé, etc.

À la fin des années 1990, un groupe d’écrivains dont les œuvres sont publiées aux Editions Mémoires, a marqué fortement la poésie haïtienne de cette période. Les titres de leurs œuvres sont très évocateurs. Ce sont Voix de tête (Georges Castera), La petite fille au regard d’île, Les dits du fou de l’île (Lionel Trouillot), Espaces intermédiaires (j. Satyre), Voyelles adultes, Pierres anonymes, (Rodney St Eloi), Itinéraire zéro (F.M. Lherisson), etc. Toutes ces œuvres ont été écrites en français. Ne formant pas un mouvement littéraire, ils ont touché du doigt la plaie qui ronge le pays à une époque d’isolement international, en raison d’un embargo imposé au pays à la suite d’un coup d’État survenu en 1991.

4) Le créole et la littérature haïtienne de 1804 à nos jours

Avant d’aborder le rôle du créole dans la littérature haïtienne, il importe de le définir et de dire quelques mots sur l’origine de cette langue.

Selon le Petit Larousse de 1956, le «créole est un patois des noirs aux colonies, formés de mots français défigurés et de mots empruntés un peu à toutes les langues étrangères». Alors que le même Petit Larousse en 2001 le définit un peu différemment: «Parler né à l’occasion de la traite des esclaves noirs (xvi–xixè siècle) et devenu la langue maternelle des descendants de ces esclaves. Il existe des créoles à base de français, d’anglais, de portugais, etc.».

Albert Valdman a dit que le créole est caractérisé par la compilation de forme externe, de l’expansion de la forme interne et de l’expansion des domaines d’emploi. Il soutient que le développement d’un créole comprend l’interpénétration et la convergence des systèmes linguistiques. Le créole a donc les caractéristiques d’une langue: systématicité et complexité, homogénéité, individualité, intégrité et enfin processus de création lexicale interne

Enfin, Hazael Massiëux (2004) soutenait que «les créoles ne sont pas des langues mixtes, mais le résultat d’évolution linguistique qui ont touché des variétés populaires de langues européennes, du fait du contact des langues et de la communication exclusivement orale, ceci hors de toute pression normative».

Abordons maintenant la question théorique de l’origine du créole. Plusieurs auteurs différents, leurs positions ayant souvent été prises en raison des considérations plus subjectives qu’objectives.

Pour certains, le créole est né à partir d’une déformation des patois métropolitains parlés par les marins du xviiè et xviiiè siècle qui n’avaient pas une connaissance suffisante du français (Jules Faine, L’univers du créole, 1939). Cette déformation va s’enrichir des apports africains, portugais, anglais rendus nécessaires pour les échanges commerciaux. C’est également l’opinion de Cadelon Rigaud (1939) pour qui: «Le créole que nous parlons est un jargon spécial que parlaient les premiers immigrants des cotes d’Haïti. Il est venu d’une mixture des dialectes et des patois régionaux de France: normand, picard, angevin, etc. Sans être ni l’un ni l’autre de ces dialectes. En l’absence de documents écrits, il est difficile de fixer l’époque l’apparition de ce patois: il a dû évoluer lentement au cours des siècles.»

Pour d’autres, le créole est le résultat des transformations que les esclaves ont fait subir au français, langage des maîtres blancs: «Le créole haïtien a pris naissance ici du besoin des immigrants noirs de communiquer entre eux et avec leurs maîtres au moment ou ceux-ci leur imposaient leur français. (…) Le créole est un produit autochtone de la culture haïtienne.» (Emmanuel C. Paul, Culture, langue, littérature, 1954: p. 4).

Ralph Trouillot le rejoint en disant: «Les esclaves se jouèrent des colons. Ils prirent leur langue, la délayèrent dans une foule de langues africaines et élaborèrent le créole.» (Ti dife boule sou istwa Ayiti, 1977 p. 26)

Les linguistes ont révélé qu’«une série de caractéristiques syntaxiques propres à diverses langues africaines comme léwé et le wolof sont incorporées à ce que deviendra le créole: la disparition du genre, la post-position de l’article (tab la pour la table) et l’indication du temps du verbe par préfixation que par suffixation». (Léon François Hoffmann, 1990: p 204)

En fait, le créole est bel et bien né dans le contexte de la colonisation de la Caraïbe. Les apports européens et des langues africaines ont contribué à lui donner sa saveur, sa structure. Certains auteurs jugent que la nation haïtienne n’a pu naître que grâce au créole (Michelson P. Hyppolite, Le devenir du créole haïtien, 1952). Et Odnelle David écrivait: «L’histoire de la langue créole, c’est en même temps l’histoire de la formation et de l’évolution du peuple haïtien.» (Créole, langue nationale du peuple haïtien, 1955) Enfin le Docteur Jean Price Mars disait que c’est dans le créole que se trouvent les survivances africaines en Haïti.

Ce rapport entre la langue et la culture haïtienne établi par Docteur Jean Price Mars est éclairant. Déjà, Herder reposait la pluralité des cultures sur la base de la diversité des langues. D’autres comme Sapir élaboraient une théorie des relations entre langage et culture. Sapir considérait non seulement la langue comme un élément privilégié de l’anthropologie mais aussi il étudiait la culture comme une langue. Il considérait que langue et culture sont en étroite interdépendance, la langue ayant entre autres une fonction de transmettre la culture. Pour sa part Claude Lévis Strauss soulevait la complexité des relations entre langue et culture. Il écrivait: «le problème entre langue et culture est l’un des problèmes les plus compliqués qui existent. En principe, il est possible de traiter le langage comme un produit de la culture (…). Mais dans un autre sens, le langage est une partie de la culture.» (Denys Cuché, La noción de cultura en las ciencias sociales, 2004: p. 53)

Revenons à l’usage du créole dans l’univers littéraire haïtien. Son emploi a été certes restreint mais il n’en demeure pas moins que des œuvres intéressantes ont été produites dans cette langue. Déjà pendant la colonie, les colons avaient un certain penchant pour cette langue. En 1750, Duvivier la Mahautière, écrivait un poème en créole («Lisett quitte laplenn»). C’est le premier monument littéraire en langue vernaculaire. C’était en créole que se déroulaient les cérémonies vodou au cours desquelles les esclaves juraient d’empoisonner leurs maîtres, d’incendier les plantations et de lancer le mouvement de la révolte. Le créole a été aussi utilisé par les émissaires français quand ils avaient besoin de s’adresser aux esclaves. C’est le cas typique de Sonthonax qui lisait en créole la proclamation générale de l’abolition de l’esclavage, afin de permettre aux esclaves de comprendre le message de la France abolitionniste. Plus tard, quand Napoléon envoyait les troupes sous la direction de Leclerc pour mater la tentative de Toussaint Louverture de rendre autonome la colonie, il donnait à Leclerc un message à lire en créole afin d’avoir l’appui des esclaves. C’est dire que l’usage du créole a été stratégique. Tant les esclaves que les maîtres l’avaient utilisé à leurs propres fins.

Cette situation est comparable à ce qui se passait dans les colonies espagnoles où les religieux ont appris les langues indigènes pour mieux catéchiser et évangéliser les indigènes. Ils ont appris les langues indigènes pour mieux les dominer. C’est ce qui permettait la traduction en espagnol du libre Popol Vuh des indigènes du Guatemala, par le religieux Francisco Ximenez. Comme dans la colonie de Saint Domingue, la connaissance de la langue locale était un instrument de domination des populations indigènes.

Au lendemain de l’indépendance, les écrivains ont pris du temps pour produire des œuvres en créole. Les débuts de la littérature haïtienne (18041860) ont été marqués par la domination du français comme langue d’écriture. Les écrivains ne s’embarrassaient pas d’utiliser cette langue, malgré l’analphabétisme de la majorité de la population et son incapacité de s’exprimer en français. Même après l’indépendance d’Haïti, il y avait une couche de la population haïtienne qui ne savait pas parler le créole car elle arrivait très tard dans la colonie, soit à la fin du xviiiè siècle. Ces gens ont été rapatriées en Afrique. Cela montre que la question de la langue était un problème fondamental pour la jeune nation.

Les écrivains haïtiens de 1836, à travers le Cénacle littéraire, ont essayé de donner à leurs œuvres une infusion du sang créole. Mais ce n’est que vers la fin du xixè siècle qu’Oswald Durand écrivait un poème en créole (Choucoune) dans son recueil de poésies Rires et Pleurs, publié en 1896. Il a été loué par tous les lecteurs haïtiens. On dit qu’il fut «le phare… qui éclaire des cerveaux en éveil», ou un «chemineau aux intuitions d’aède», ou encore ce «chêne igdiasil aux frondaisons merveilleuses.» Néanmoins la majeure partie de son œuvre est en français.

D’autres auteurs comme Massillon Coicou ont fait du théâtre en créole. Ce dernier plaidait en faveur de l’intégration de cette langue dans l’enseignement. En 1902, Un autre auteur, Georges Sylvain, publiait un recueil de fables (Cric Crac) en créole, traduction des fables de La Fontaine. Tout au long des années trente et quarante du siècle dernier, une petite minorité d’auteurs écrivaient soit en créole soit en français; parfois ils les mélangeaient alternativement

Pendant la deuxième moitié du xxè siècle, il y avait une profusion de productions en créole. Parmi ces écrivains, il vaut la peine de mentionner Félix Morrisseau Leroy, qui a écrit un ensemble de recueils de poésies sous le titre créole «Dyakout», puis il a traduit certaines pièces de théâtre de Sophocle dans le vernaculaire haïtien tout en les adaptant aux traditions vodou. Le travail de Félix Morisseau-Leroy demeure paradigmatique dans l’histoire du processus de la littérarisation de la langue. Il a montré les ressources esthétiques de la langue, capable d’exprimer les finesses, les nuances de la pensée. D’autres auteurs ont aussi marqué cette période comme Charles Fernand Pressoir, Emile Célestin Mégie, Franck Fouché. C’est la première génération d’écrivains créolisants.

En outre, c’est grâce au Mouvement créole, né en 1960 que la littérature créole va s’épanouir en Haïti. Il a été le premier mouvement littéraire d’expression créole en Haïti. Il fut dirigé par Ernst Mirvill, Jean Marie Willer, entre autres. Il faut également mentionner que la «Société Coucouille» prenait naissance à New York à cette époque; elle est née de ce mouvement, ainsi que celles de Miami et du Canada.

Au cours de cette période, beaucoup d’écrivains ont emboîté le pas à leurs aînés comme Rassoul Labuchin (Trois colliers maldioc, 1962, Compère, 1966), Georges Castera, (Klou gagit, 1965), Frankétienne (Dezafi, 1975: c’est le premier roman, écrit en créole), Dominik Batraville (Boulpik, 1978), Roudolg, Muller (Paroles en Pile, 1978; Zinglin, 1979), Lionel Trouillot (Depale, 1979; Zan y nan dlo, 1979), etc.

Ainsi le créole a-t-il connu un développement extraordinaire grâce à ces œuvres. Ses richesses esthétiques sont exploitées par les écrivains qui montrent sa forte capacité de littérarisation. De cette manière, son statut socioculturel change et lui confère une place beaucoup plus grande dans le pays sur le plan institutionnel.

Nous venons de montrer la place respective du créole et du français dans la littérature haïtienne pendant deux siècles d’existence du peuple haïtien. Ce parcours historique nous a révélé «les rapports de domination, de connivence, d’absorption, d’oppression, d’érosion et de tendance» entre eux. Une tension agite l’haïtien quand il tente de s’exprimer dans une de ces langues. C’est ce que révèle le grand poète haïtien Léon Laleau (in Maximilien Laroche, Littérature haïtienne, identité, langue, réalité, 2001: p. 50):

«Ce cœur obsédant, qui ne correspond
Pas avec mon langage et mes coutumes,
Et sur lequel mordent, comme un crampon,
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe, sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser avec des mots de France
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal?»

Cette tension existentielle que font surgir ces deux langues chez l’Haïtien imprègne toute la vie nationale et a son pendant dans les autres aspects de la vie en Haïti. Elle reflète aussi les dichotomies entre la ville et la campagne, les écoles bourgeoises et les écoles prolétariennes, les bidonvilles et les zones résidentielles, le paysan et le citadin, la classe bourgeoise et la classe populaire, voire entre l’État et la société. Les rapports entre les langues sont très profonds et le critique littéraire haïtien, Maximilien Laroche, va jusqu’à dire que «pour le peuple haïtien qui parlait et qui n’écrivait pas jusqu’à présent l’haïtien (créole), de 1804 à 1980 la littérature a été un effort fait pour exprimer à l’aide de la langue française des émotions ressenties en haïtien. Et c’est pour cette raison que les écrivains se sont toujours efforcés de concilier dans leurs œuvres les deux langues en usage dans le pays» (2001: p. 13). Selon l’auteur, c’est le lot de toutes les littératures de la Caraïbe francophone et créolophone, «les rapports du français et des langues créoles permettant des exercices de style qui n’ont pas de correspondance dans les œuvres d’Afrique francophone».

5) Le créole et le français dans la vie quotidienne en haïtienne

Jean Barnabé citait Pierre Bourdieu: «Si les linguistes ont raison de dire que toutes les langues se valent linguistiquement; ils ont tort de dire qu’elles se valent socialement» (Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéens et martiniquais, 1983). Cette affirmation s’applique aisément aux rapports difficiles que le créole et le français entretiennent en Haïti où le fait de maîtriser le français constitue une sorte de distinction sociale, au sens où Pierre Bourdieu souligne que celle-ci signifie la marque de ce que l’on avait réussi à gravir les échelons de la civilisation, dans ce cas occidentale.

Cela conduit les Haïtiens (d’ailleurs tous les Antillais anglophones) à considérer que le français est la langue de la raison, de la logique, de la culture, de la science et de la philosophie, reléguant ainsi le créole au rang de langue marginale, incapable d’exprimer les sentiments les plus profonds. Pendant le français combat le créole, avec toutes les conséquences que cela entraîne. Raphaël Confiant (2004: 244) écrivait: «La guerre menée par le français contre le créole a imprimé un fort sentiment de culpabilité linguistique dans la psyché des Antillais, sentiment qui a conduit certains au bord du suicide linguistique: ne plus vouloir parler cette langue pourtant ancestrale et interdire aux enfants de l’utiliser».

Ce rapport crée une sorte de conflit linguistique, signalé par Effron. Valdman (1988:70) l’explique ainsi: “The existence in a single polity of two culturally, liguistically, socially differentiated groups with unequal power” Le créole subit une dévalorisation social à la fois externe (Haïti est classée comme pays francophone par négationnisme de la langue nationale haïtienne) et interne (le créole subit une auto-dévalorisation par ses locuteurs; par exemple, certains parents interdisent à leurs enfants de parler créole).

Pourtant, le créole demeure la langue permettant à tous les haïtiens de se comprendre les uns les autres. Ainsi le linguiste haïtien Pradel Pompilus a écrit, «Le français n’est pas notre langue maternelle; la langue de notre vie affective, la langue de notre vie profonde, la langue de notre vie pratique, pour la plupart d’entre nous, c’est le créole, idiome à la fois très proche et très éloigné du français» (Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien). Il dégage les rapports de proximité et de d’éloignement de ces langues, ce qui permet de saisir les données matricielles de ces deux systèmes linguistiques.

Juridiquement, Haïti est un pays bilingue mais socialement unilingue. Ce qui conduit certains linguistes à dire qu’Haïti est un pays diglotte. Hamers et Blanc (1989: p. 450) donnent la définition suivante de la diglossie: «situation linguistique relativement stable dans laquelle deux variétés d’une même langue ou deux langues distinctes sont utilisées de façon complémentaires, l’une ayant un statut socioculturel relativement supérieure à l’autre dans la société».

En Haïti et dans tous les pays où le créole coexiste avec une autre langue règne souvent la situation de diglossie, caractérisée par une situation de hiérarchisation fonctionnelle des langues (créole et français dans la communauté haïtienne). En Martinique, Edouard Glissant a remarqué que le créole est l’objet d’une dévalorisation, d’une mise au rancart par rapport à son statut socio-historique:

«En matière de traditions, d’organisations sociales, de mœurs ou de croyances, il n’est aucune institution qui ait ici précédé la colonisation ni qui ait eu par “nature” à lui résister. Il en est de même de la langue parlée de la Martinique: le créole. Langue façonnée par l’acte de colonisation, maintenue dans un statut inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée par la pratique valorisante de la langue française, et enfin de compte, menacée de disparition» (Le Discours antillais, 1981).

En fait, à la différence de la Martinique, le créole haïtien connaît un développement extraordinaire. Il a une orthographe fixée depuis la fin des années 1970. Les écrivains en font un usage constant. Au niveau éducatif, il y a des ouvrages en créole que tous les élèves lisent. Ils font des examens en créole.

Une autre particularité de la situation linguistique en Haïti, c’est que les Haïtiens utilisent alternativement les deux langues. Une phrase peut commencer en créole et se termine en français. C’est une situation courante dans le cas haïtien. L’accent, la prononciation de certains mots créoles se rapprochent du français. C’est ce que le linguiste Labov appelle l’insécurité linguistique. Il en décrit le symptôme: «la forte variation linguistique et tout ce qui l’accompagne du fait de la forte conscience de la norme et de l’auto-dévalorisation de son propre parler».

Selon La Fontaine, le locuteur peut s’exprimer selon le contexte et son degré de formalité, les relations qui unissent l’émetteur ou le récepteur, le nombre de participants d’une interaction, le mode oral ou écrit, le thème traité, le type d’interactions qui peut prendre des formes plus ou moins ritualisées, etc. Pour Simoni, l’insécurité linguistique est interprétée comme la manifestation au niveau du groupe et/ou de l’individu d’un conflit de normes. D’autres linguistes la voient comme la manifestation d’une quête non réussie de légitimité.

Passons aux usages institutionnels et pratiques de ces langues. Jusqu’à la fin des années 1970, le français était quasi-exclusivement utilisé à la radio. Les émissions se faisaient surtout dans cette langue.

Les discours politiques, les interventions des leaders politiques étaient dominés par l’usage du français. Par exemple, François Duvalier dont l’idéologie consistait à faire émerger une élite noire, à défendre les masses populaires, a rédigé son autobiographie en français ainsi que ses discours. De même, ceux de Jean Claude Duvalier, son fils et successeur comme Président à vie. L’usage du créole a commencé à prendre pied dans la presse à la fin des années 1970 et s’est généralisé au cours des années postérieures.

Au parlement haïtien, les deux langues sont utilisées avec la domination du français; les parlementaires utilisent alternativement le créole et le français. Cependant les textes écrits sont rédigés et consignés en français.

À l’école, le français et le créole sont les langues de l’enseignement. Les enfants des familles défavorisées n’ont aucune maîtrise du français. Pourtant la majorité des cours se fait en français, voire les examens officiels. Cette situation a des conséquences néfastes sur les résultats des examens officiels.

Dans les médias, les deux langues sont utilisées. Mais la presse écrite accorde une place majoritaire au français. Quelques revues hebdomadaires comme Haïti en Marche, L’Union, Haïti Observateur, Haïti Progrès publient quelques articles en créole. D’autres journaux sont publiés exclusivement en créole comme Jounal Libète, Boukan, Bon Nouvel et Soley Leve.

Au niveau du cinéma haïtien, le créole et le français sont utilisés alternativement. Les titres sont presque tous en français. Les conversations entre les personnages varient selon son degré de maîtrise du français.

Conclusion

L’analyse comparative du créole et du français a révélé trois choses. La première, c’est qu’il a fallu un long processus historique pour que le créole soit co-officiel avec le français. La deuxième, c’est que les écrivains ont décidé, surtout à la deuxième moitié du xxè siècle de braver, de secouer les tabous sociolinguistiques pour produire certaines de leurs œuvres en créole. La troisième chose, c’est que le créole et le français sont alternativement utilisés à la radio, à la télé, dans les communications scolaires, etc.

Sur le plan de la création littéraire, nous pouvons dire que dans un premier temps, le français a été la langue exclusive des écrivains; puis, suite à son syncrétisme avec le créole, on a un langage franco-haïtien et enfin, un langage haïtien où le créole s’est libéré complètement de la tutelle française. Ces trois phases: français pur, langage franco-haïtien et créole constituent une étape évolutive de l’histoire de la sociologie littéraire haïtienne, etc.

En ce qui concerne le français, il continue d’occuper une place privilégiée. Par exemple, la constitution, en reconnaissant deux langues officielles, n’a été écrite qu’en français. La version créole qu’on a fut l’œuvre d’un militant culturel. Par ailleurs, dans l’usage de la langue française au niveau littéraire, les écrivains ne sont pas libres d’exprimer leurs sentiments, leurs émotions. Ils ont la barrière de la langue qui n’est pas leur langue maternelle. C’est pourquoi ils ont subi fortement l’influence française, étant incapables d’inventer du neuf. Pourtant, avec l’usage du créole, on remarque plus de liberté d’expression, de communication, etc.

Au niveau de la vie quotidienne en Haïti, les gens n’éprouvent aucune timidité à s’exprimer en créole. Car c’est leur langue de chaque jour. La langue qui a bercé leur enfance. D’ailleurs, il n’a pas le choix. À ce propos, Morrisseau-Leroy soutient que si un jour le gouvernement haïtien prend un décret par lequel il interdit aux gens de s’exprimer en créole, la vie serait impossible en Haïti car ils ne pourraient pas communiquer entre eux. Cela montre que le créole, c’est la respiration du peuple haïtien. Il est aussi important que l’oxygène pour sa survie.

Cependant il reste beaucoup à faire pour changer la mentalité des gens vis à vis du créole pour qui la maîtrise du français constitue un supplément de civilité, de prestige social, de garantie d’accès à une condition de vie meilleure, une lettre de créance, le signe de possession d’un capital culturel. Le français bénéficie d’une surreprésentation sociale. Le linguiste Pierre Vernet l’a souligné en disant qu’en Haïti le français a plus une fonction symbolique que communicative. C’est-à-dire, on parle pour épater la galerie.

Le rapport entre créole et français en Haïti peut se comparer à la situation où deux cultures (l’une dominante, l’autre dominée) s’interagissent. Déjà Marx et Weber ont montré que la force relative de différentes cultures en compétition qui les oppose dépend directement de la force sociale des groupes qui constituent leur appui (Denys Cuché, La notion de culture dans les sciences sociales, 1966). De même, si le français a dominé le créole en Haïti, c’est en raison du groupe social (l’élite intellectuelle) dont la maîtrise impose ce dernier au reste de la société.

Comparativement aux autres pays créolophone de la Caraïbe, c’est en Haïti où la langue est utilisée de manière permanente comme instrument de production littéraire dotée d’une large tradition. Le français le dominait pendant plus d’un siècle mais le créole l’influençait par le biais du syncrétisme linguistique. Les auteurs haïtiens du début du xxè siècle ont parfaitement réalisé une copénétration, une symbiose entre elles, bien qu’au niveau officiel le français l’emporte.

Nous voudrions terminer par cette citation de Desbor et Rapigno qui peut s’appliquer aux relations paradoxales du français et du créole en Haïti:

«La langue comme tout système symbolique, et comme tout fait social, est objet de multiples représentations sociales et attitudes individuelles, collectives et positives ou négatives, au gré des besoins ou des intérêts. Ces représentations qui trouvent leur origine dans le mythe ou la réalité de rapport de puissance symbolique, dictent les jugements et les discours, commandent les comportements et les actions.»

—Glodel Mezilas

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