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De la problématique de l’immigration

—par Tontongi

J’appréhende le débat sur la réforme de l’immigration qui prend feu à l’instant aux États-Unis sous deux différents modes. D’un côté, je me méfie de sa convenance temporelle, du moment choisi pour en faire une crise; je vois ce timing comme une tentative détournée pour diviser le peuple étatsunien, plus particulièrement la coalition contre la guerre d’Irak qui émergeait aux environs de la première guerre du Golfe en 1991, et qui a atteint son apogée durant les manifestations de février 2003 où des millions de personnes aux États-Unis—et aussi à travers le monde—demandaient la fin des préparatifs accélérés de la guerre contre l’Irak.

De l’autre côté, le contrôle de l’immigration est une obligation incombée à toute société organisée, même si évidemment il y a une différence notable entre une politique légitime pour gérer la migration humaine et l’apartheidisme raciste. Pour mieux contrecarrer l’élément fascisant dans le débat sur la soi-disant réforme de l’immigration, il faut d’abord souligner et accentuer le riche patrimoine identitaire des États-Unis comme pays d’immigrants, et, de là, en révéler l’hypocrisie, car on ne mettra pas longtemps pour comprendre que tout, en dernière analyse, est affaire de protection des intérêts sur place, qu’ils soient étatiques, corporatifs ou idéologiques.

«Dans les colonies anglaises en Amérique du Nord, écrit l’historien Howard Zinn, le modèle a été établi très tôt, tout comme Colomb l’avait fait dans les îles Bahamas. En 1585, avant l’implantation d’une colonie anglaise permanente en Virginie, Richard Grenville y débarquait avec sept vaisseaux. Les Indiens qu’il rencontrait étaient hospitaliers, mais quand l’un d’eux volait une petite tasse d’argent, Grenville a saccagé et brûlé tout le village indien.» Les premiers habitants de ces vastes terres et îles que Christophe Colomb appelait Indiens, avaient leur propre «civilisation» et cultures, leur propre référent identitaire qui n’enviait en rien la prétendue supériorité occidentale. En hiver 1610, quand la première colonie anglaise à Jamestown périssait dans la famine, les Indiens—ou plutôt les Autochtones—leur apportaient de la nourriture; ils feront de même pour les premiers pèlerins anglais qui débarquaient dans le Massachusetts. Mais la gratitude n’était pas part des calculs: «Le gouverneur de la colonie du Massachusetts, John Winthrop, inventait des prétextes pour prendre les terres indiennes en déclarant la région comme étant légalement un “espace vide”», a dit Zinn. Les Autochtones n’auraient qu’un droit «naturel» à la terre, pas un «droit civil».

Naturellement, dans le contexte étatsunien, quand vous dites «légalité» et «loi» vous entendez aussi la force faite droit, la volonté des chefs d’entreprise et entrepreneurs de forger des lois sur mesure soit pour prévenir une révolte, soit pour légitimer une forfaiture. En termes d’immigration et de génocide, il y a une dévastante statistique. Au moment de l’invasion de Christophe Colomb, 75 millions d’Autochtones vivaient dans ce vaste continent dont 5 millions dans la partie nord. Citant des chiffres compilés par Michael Rogin, Zinn écrit: «En 1790, il y avait [en Amérique du Nord] 3.900.000 Américains et la plupart d’entre eux vivaient à 50 miles de l’océan Atlantique. Aux environs 1830, il y avait 13 millions d’Américains, et vers l’année 1840, 4.500.000 avaient traversé les Montagnes Appalachiennes jusqu’à la vallée du Mississippi. […] En 1820, 120.000 Indiens vivaient à l’est du Mississippi. Vers 1844, moins de 30.000 d’entre eux y vivaient encore.» On connaît le reste: les déplacements de masse de force, le génocide systématique des Autochtones.

On peut remonter le concept d’immigration proprement dit à Christophe Colomb, selon la très belle métaphore d’une chanson de Manno Charlemagne où il se demandait sur un ton sarcastique: «Christophe Colomb avait-il une carte de séjour?» Les premiers immigrants venus d’Europe, particulièrement de la Grande Bretagne, de France, d’Irlande et de la Hollande, ont suivi presque la même trajectoire que Colomb, et même s’ils fuyaient pour la plupart l’oppression et la pauvreté, ils se considéraient, dans leur imagination abusée, comme des conquérants, se donnant le rôle de propagateurs des Lumières et de l’Évangile chrétien, hérauts du progrès, possesseurs de la magistralité de la connaissance scientifique.

Depuis le commencement 1% de la population possédait 40% de la richesse du pays, et les travailleurs immigrants n’étaient pas parmi eux. «Dans les années 1600 et 1700, écrit Zinn, par l’exil forcé, par charme, promesse et mensonge, par enlèvement, par le désir urgent d’échapper aux conditions de vivre dans leurs pays d’origine, beaucoup de gens pauvres qui voulaient aller aux États-Unis devenaient des commodités de profit pour les marchands, les négociants, les capitaines de vaisseaux, et éventuellement les maîtres de l’Amérique.1»

Après la phase immigratoire inaugurée par les premières colonies anglaises/occidentales, il y a eu la phase de l’enslavement, du transbordement forcé des Africains en ce qu’on appelait le «nouveau monde». Dès lors il y a eu deux ordres d’immigration: une immigration activée et cultivée par la quête de l’or, de l’Eldorado, de la richesse fabuleuse, et une immigration forcée par les adversités de la vie, souvent par la baïonnette. Le système politique imposé par les conquérants étatsuniens utilisait les premiers réflexes pour faciliter la deuxième entreprise. C’est ici l’essentiel de l’histoire du pays, côté rapace s’entend.

«Les premières lignes de chemin de fer transcontinentales, écrit Zinn, ont été construites avec le sang, la sueur, la politique et le vol, résultantes de la rencontre des compagnies ferroviaires l’Union Pacific et la Central Pacific. La Central Pacific a commencé de la Côte occidentale pour arriver jusqu’à l’Est; elle a dépensé à Washington 200.000 dollars en pots-de-vin pour obtenir 9 millions d’acres de terre, et 24 millions en bonds de garantie, payant 79 millions, une surpaye de 36 millions, à une compagnie de construction qui était en réalité la sienne. La construction a été faite par 3 mille Irlandais et 10 mille Chinois, sur une période de quatre ans, travaillant pour un ou deux dollars l’heure.» Les années 1880 et 1890 ont vu une grande vague immigratoire aux États-Unis, la quasi-totalité des immigrants venus d’Europe. «Comment l’immigration des différents groupes ethniques contribuait-elle à la fragmentation de la classe ouvrière, comment les conflits ont-ils développé parmi des groupes faisant face aux mêmes conditions difficiles, tout cela est démontré dans un article d’un journal bohémien, Swornost, du 27 février 1880. Une pétition signée par 258 parents et gardiens de l’école Throop School de New York et par plus de la moitié des contribuables du district scolaire a déclaré: “les pétitionnaires ont autant de droit de réclamer l’enseignement du bohémien que les citoyens allemands ont le droit d’avoir l’allemand enseigné dans les écoles publiques… En opposition à cette demande, Mr. Vocke a prétendu qu’il y a une grande différence entre Allemands et Bohémiens, en d’autres mots, ils sont supérieurs”.»

Comparés aux Autochtones et aux ouvriers nés aux États-Unis, les immigrants étaient plus corvéables et malléables, «ils étaient culturellement déplacés, étrangers des uns aux autres, donc utiles comme briseurs de grève. Souvent leurs enfants travaillaient, intensifiant ainsi le problème de surplus de la force du travail et le chômage; en 1880 il y avait 1.118.000 enfants de moins de seize ans (un sur six) travaillant aux États-Unis. […] Les femmes immigrantes deviennent servantes, prostituées, femmes de maison, travailleuses d’usines et parfois rebelles».

Oui, rebelles aussi, car malgré l’univers infernal où ils étaient confinés, «en dépit des efforts acharnés du gouvernement, des milieux d’affaires, de l’Église, des écoles, pour contrôler leurs pensées, des millions d’Américains étaient prêts à considérer des critiques sévères contre le système existant, à contempler d’autres possibles moyens de vivre. Ils étaient aidés en cela par les vastes mouvements de travailleurs et de fermiers qui emportaient le pays dans les années 1880 et 1890», dit Zinn2.

Cela dit, si, aux États-Unis, un groupe ethnique—qu’il soit noir, blanc, jaune ou rouge—trouve-t-il acceptable de dire à un autre «Rentrez chez vous!», le groupe offensé peut très judicieusement y répondre: «Vous aussi, rentrez chez vous!». Nous sommes tous provenus de quelque part d’autre, excepté peut-être les habitants originels exterminés. Ces mots—«Rentrez-chez vous»—m’objectifient comme un intrus, un occupant, un indésirable. Je peux vous les renvoyer pareillement, puisque nous sommes tous originaires de «quelque part d’autre». C’est une question de durée, pas d’essence.

L’un des plus troublants et bien malheureux aspects du débat, c’est la totale absence d’empathie humaine dans les arguments de ceux qui soutiennent le projet de loi qui le ferait un crime grave le fait de n’avoir pas les papiers de séjour légaux aux États-Unis, ou seulement d’aider ceux qui n’en ont pas. C’est franchement triste de voir des gens dont les ancêtres il n’y a pas trop longtemps—50, 100, 200 ans déjà?—fuyaient l’oppression ou la pauvreté pour venir sur cette terre d’Amérique du Nord, cherchant refuge et dignité, aujourd’hui la réclament comme la leur exclusivement et professent la plus venimeuse attitude envers les nouveaux venus.

Ironiquement, certains des citoyens étatsuniens les plus récemment immigrés au pays, avec des noms sonnant «ethniques», sont parmi les plus vociférants dénonciateurs des travailleurs sans papiers, refusant aux autres la chance accordée à leurs ancêtres il n’y a pas si longtemps. C’est comme si, pour paraphraser un concept freudien, en vilipendant les nouveaux venus, ils veulent conjurer leur propre sentiment de culpabilité et de honte quant à l’odyssée de l’histoire immigratoire de leur propre famille. La force de travail sous-payée procurée par les travailleurs sans papiers a certainement enrichi le vaste agrobusiness et le secteur service de l’économie, affectant probablement la valeur d’échange de la force du travail existante. Toutefois, beaucoup d’économistes croient que la différence en termes réels est seulement quelques centimes de moins (huit ou dix plus ou moins). C’est pourquoi il est bien mystifiant de la part de certains syndicats ouvriers de soutenir le réactionnaire projet de loi anti-immigrant, pensant, erronément, qu’ils défendent ainsi les travailleurs «de souche».

Le blâme est incorrectement placé. Ce n’est pas la quantité ni la disponibilité de la force du travail qui la dévalue et cause le chômage; ce qui cause ces problèmes, c’est la structuration et le mode de production du système capitaliste, qui fait tout ce qu’il peut pour garantir le flux et la disponibilité de ce que Marx appelle «l’armée de réserve» du capital: le large réservoir de chômeurs ou sous-employés disposés à vendre leur main d’œuvre au premier offrant. Les intérêts de la force ouvrière étatsunienne dans son ensemble, y compris ceux des immigrants sans papiers, sont en cela mieux servis quand les ouvriers s’unissent en solidarité pour demander un salaire juste et vivable, et le droit à un plein et utile emploi. Les luttes intestines et la recherche de bouc émissaire parmi les travailleurs ne font qu’aider les puissantes compagnies capitalistes à consolider l’exploitation.

L’un des aspects intéressants du débat sur l’immigration est qu’un nombre considérable des barons du Parti républicain au Sénat ont formé avec les Démocrates des pluralités qui appellent pour le respect des impératifs de la stabilité économique, en évitant les crises inutiles et en tenant compte de l’histoire du pays en tant que solliciteur et profiteur de la force du travail sous-payé des immigrants. Quant à George W. Bush, il est tenaillé entre deux puissants alliés qu’il essaie de cajoler à la fois: d’un côté les grands fermiers de l’agrobusiness et le secteur service qui s’enrichissent du travail sous-payé des sans-papiers, et, de l’autre côté, les éléments racistes et xénophobes de la base du Parti républicain qui haïssent tout ce qu’ils considèrent comme «Autre»: les immigrants non européens, les gens de couleur, les homos, les athées, les socialistes, les partisans de l’avortement, etc. La préférence de Bush, c’est probablement une sorte de bantoustan bien délimité, selon le modèle apartheid, qui procure la force de travail sous-payée nécessaire pour maximaliser les profits capitalistes, tout en faisant en sorte que les espaces vitaux ne soient pas partagés. Bush ne hait pas les «Autres» vraiment; noblesse oblige, il ira jusqu’à les inviter à son ranch comme servants, sycophantes, travailleurs invités…

En ce qui a trait à la problématique de l’immigration proprement dite, c’est plutôt indicatif de la continuelle crise d’identité que confronte le pays que de la présenter comme une nouvelle, fondamentale inquiétude quand on sait que l’entière histoire du pays est moulée, façonnée et définie par l’immigration. Ainsi, la «réforme» de l’immigration est-elle devenue un rituel répétitif, récurrent durant toute l’histoire du pays. Chaque fois plus réactionnaire que la précédente, ou alors on alterne en degré de la méchanceté.

Avant qu’ils lançassent la «solution finale», les Nazies devaient la justifier par le conditionnement psychique du peuple allemand. La désignation et l’acte de regarder les Autres (Juifs, communistes, gitans, catholiques, déviants, homos, étrangers, etc.) comme menace potentielle précédaient leur traitement comme ennemis. Les esclavagistes et maîtres d’esclaves avaient eu le même réflexe, mais au lieu de déporter ou exterminer leurs «Autres», ils les ont fait travailler la terre, tandis que l’Église les cajole comme objets crées par Dieu méritant la bénédiction de sa mission civilisatrice. C’était plus utile. Et plus profitable.

Ce qui caractérise en particulier les mesures et propositions anti-immigrantes que l’on sait, c’est leur nature contre-courante vis-à-vis des impératifs du capitalisme et son besoin d’un large réservoir de travailleurs à bas prix, pourvu pour la plupart par le flux continuel de nouveaux immigrants. Cette logique, plus que la pure philanthropie, explique pourquoi certaines entités commerciales, notamment dans les secteurs fermiers, l’agrobusiness et le service, appellent pour plus de tolérance envers les immigrants sans papiers.

Les croisés anti-immigrants, par contre, ne se laissent pas amadouer par de telles considérations, surtout quand ils savent, comme l’Afrique du Sud l’a montré, le cas échéant, ils peuvent prendre avantage de la force de travail désirable sans avoir à partager l’espace—leur espace vital sacré—avec les indésirables pourvoyeurs de mains-d’œuvre. Ils peuvent aussi toujours «outsourcer», sous-traiter l’emploi si tel s’avère indispensable. Si les mots «espace vital» sonnent familiers, c’est parce qu’ils le sont: la personne que vous refusez d’avoir comme voisin est probablement la même dont vous vous foutez bien si on la déporte ou brûle dans une chambre à gaz.

Hanna Arendt a parlé de la banalité du mal dans la personne du Nazi exterminateur Adolf Eichmann dont les mondanités casuelles au procès de Nuremberg effrayaient; banalité du mal quand ses manifestations sont faites part de la vie de chaque jour, quand la conscience humaine est désensibilisée, neutralisée, quand la peine et la souffrance sont fonctionnalisées comme inévitabilité, rouages d’une gigantesque machinerie, quand la vie elle-même est faite Autre. En plus, il y a aussi la banalité des piliers mentaux et structuraux qui aident à perpétuer le mal. Ça peut sembler extensible d’aller de la chambre à gaz d’Hitler à la déportation des immigrants «illégaux». Cependant le résultat est le même: l’inutile sujétion des gens à la peine et à la souffrance. Non dû au manque de ressources ou options, mais simplement par mauvaise foi, par la haine de l’Autre.

L’Autre comme allié

Dans un monde où deux milliards de ses 6.5 milliards de personnes souffrent de la malnutrition et n’ont aucun accès aux soins médicaux convenables; dans un monde où des PDG, des vedettes du sport et de Hollywood peuvent empocher des centaines de millions de dollars par an, quand des millions de travailleurs jonglent deux jobs qui paient moins de 25 mille dollars l’an combinés; dans un monde où le PDG de l’Exxon-Mobile est récompensé 398 millions de dollars comme «paquet» de pension, tandis que le gouvernement prétend qu’il n’y a pas assez d’argent pour financer des programmes extrascolaires ou des emplois d’été pour adolescents à risque; dans un monde où n’importe citoyen peut être jeté en prison pour être désigné «combattant ennemi» par un officiel zélé; dans un monde où des millions de personnes âgées convalescentes doivent choisir entre la faim ou être privées d’un médicament indispensable à sauver leur vie; dans un monde où tuer est justifié aussi longtemps qu’il ne concerne que la perte d’êtres chers à d’autres personnes; dans un monde, enfin, doté d’une si large zone d’ombres d’intérêts retranchés et destinées communes, la notion de l’Autre comme ennemi automatique est bien absurde.

Lequel est votre pire ennemi, s’il vous faut avoir d’ennemi: le travailleur sans papiers qui produit de la richesse mais qu’on paie à bas prix, ou le magnat d’entreprise qui maintient le salaire bas et réduit la main d’œuvre pour maximaliser les profits? En réalité, l’immigrant sans papiers, le travailleur «légal» qui bousille comme un âne en poursuite du rêve américain, le travailleur «de souche», noir, blanc, rouge ou jaune, les professionnels de la classe moyenne, etc., pourraient avoir beaucoup plus en commun que les racistes voudraient vous faire croire. Ils partagent au moins le fondamental: un sentiment total d’aliénation dans un monde réifié jusqu’à la mœlle et le rêve d’un monde meilleur.

Ma première rencontre avec l’«Autre» a eu lieu à un très jeune âge de mon développement, quand j’avais à peu près deux ou trois ans. Il apparut dans la personne d’un résident, mi-quarantaine, du pavillon mental de l’hôpital Saint François de Sales à Port-au-Prince, Haïti. Chaque jour, il m’apporta de la pâte à pain crue qu’il soutirait de la boulangerie de l’hôpital, mû par le simple plaisir de nous donner quelque chose. Ma mère et les voisins en riaient à craquer. Ça a peut-être duré seulement quelque mois, mais j’ai toujours gardé des souvenirs très tendres envers la bonté de ce Blanc fou. Ça a probablement éradiqué toute velléité de haine de l’«Autre» chez moi!

Est-ce l’immigration une panacée ou une malédiction?

Je doute fort que l’émigration soit la meilleure solution à l’oppression et à la pauvreté dans le tiers-monde. En fait, en dernière analyse, elle peut se révéler la pire solution parce que non seulement elle épluche les pays pauvres de leur matière grise et les dictateurs de leurs potentiels critiques et révoltés, elle encourage en même temps la monétarisation à rabais de la force du travail des pauvres, la dépendance des pays du sud envers les pays du nord, la réification de l’existence.

La meilleure façon d’ «aider» le tiers-monde, c’est d’abord respecter la souveraineté des pays constitués, payer à prix équitable leur produits et ressources naturelles, contribuer à l’assainissement de leur écosystème, et non à sa destruction, permettre le plein inter-échange de la connaissance scientifique, traiter égal à égal avec eux. La solution à l’oppression et à la pauvreté, c’est la résistance et l’offre d’un projet de société alternatif, la poursuite par les peuples, dans leurs propres pays, d’un changement qualitatif de leurs conditions de vivre. La solution à l’oppression et à la pauvreté, c’est la poursuite par les pays occidentaux d’une politique de solidarité, d’empathie et de justice immanente envers les pays en mauvaise passe dans un sens positif qui bénéficie toutes les parties en situation—et non plus dans le sens négatif du présent système et réflexe impérialiste qui parie sur nos mauvais instincts et notre conditionnement mental.

On peut concevoir un système sociopolitique et existentiel où la liberté se refuse à être troquée au profit de la sécurité, ni les opportunités pour quelques uns au dépens de l’égalité et de la justice sociale pour tous, y compris le juste partage des ressources naturelles et économiques. Un monde où la jouissance d’une minorité gourmande ne se fait au dépens de la survie de l’écosystème tout entier. Les relations entre différentes religions et systèmes philosophiques ne doivent pas être basées sur la confrontation et mutuelle négation; en fait, c’est plutôt la loi de la nature que la diversité fleurisse.

Cela dit, on peut concevoir une diversité qui puisse s’accommoder même des fondamentalismes, au bord de la zone d’ombre où la diversité de choix doit être respectée si vous ne voulez pas commettre le génocide. Martin Luther King a dit un jour, très judicieusement par ailleurs et en accord avec le concept marxiste de conflit structurel, que la liberté d’une personne est conditionnée par le degré de liberté d’autres personnes. Le geôlier est autant emprisonné que le prisonnier, ne serait-ce qu’au niveau de la gratification existentielle, comme exprimée dans le proverbe haïtien qui dit «si ou anpeche mwen manje, m’ap anpeche ou kaka», littéralement traduit par «si vous m’empêchez de manger, je vous empêcherai de chier». Le changement paradigmatique à faire inclut une révolution de l’esprit et une réappréhension de la «réalité», qui est souvent une réalité truquée, arbitrairement édifiée et définie. La paix est avant tout la prise de conscience politique. La réappréhension de l’Autre comme le Même. Et comme Allié.

Beaucoup de commentateurs ont fait des observations quant à la surprise qu’a été pour eux la vaste éruption, à travers les États-Unis, de manifestations de rue et de protestations qu’a suscitée le projet de loi anti-immigrant. J’en étais moi aussi surpris, ayant vécu le sentiment d’apathie et de fatalisme qu’accompagnait la «réforme de l’assistance sociale» de Bill Clinton, ce grand démantèlement de décennies de protection sociale pour les pauvres. De même pour le Patriot Act, une loi votée par le Congrès quand le Ground Zero fumait encore après 11-Septembre 2001. Cette loi qui abolit des protections pour les libertés civiles bien ancrées dans la société n’a pas généré de protestations de masse, quand bien même elle était généralement déplorée.

Éventuellement, une très inouïe coalition d’obstructionnistes au Sénat aura torpillé le projet de loi pour réformer l’immigration, un projet de loi, soit dit en passant, qui même dépouillé de ses articles les plus draconiens conservait encore des mesures qui aggraveraient la séparation des familles et le rétrécissement des libertés civiles. Le peuple étatsunien ne doit plus se laisser duper.

Les protestations, marches et grèves par des millions d’immigrants et leurs supporteurs étatsuniens contre le projet de loi voté par la Chambre des représentants a réaxé le paradigme et accentué les idéaux des États-Unis comme une terre de refuge, d’embrassement hospitalier à tous ceux qui fuient l’oppression, la pauvreté et la persécution. C’est donc bien dommage qu’au lieu de poursuivre ces idéaux, beaucoup trouvent plus utile de lancer des représailles contre les demandes pour la justice et pour l’humanité proférées par les immigrants sans papiers. Ce cri pour l’équité et l’empathie fait appel à la propre conscience et idéaux du pays, lui offrant une opportunité pour un renouvellement après des années de cynisme sous l’égide du Parti républicain. Une équitable politique de l’immigration n’est donc point un cadeau: c’est une proposition qui s’honore elle-même.

Depuis l’abordage du bateau Mayflower à Plymouth en 1620 jusqu’aux récents raids de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) en Floride et dans le Massachusetts, la problématique de l’immigration n’a cessé de hanter la psyché de la nation étasunienne. Le terme “immigrant” lui-même a été inventé vers les années 1790 pour distinguer les nouveaux venus de ceux qui étaient là avant; depuis lors, l’antécédence n’a cessé d’avancer.

Et les pères fondateurs de la nation étatsunienne eux-mêmes n’étaient pas unanimes sur la question immigratoire, eux qui étaient passés, pratiquement du jour au lendemain, de sujets britanniques à patriotes étasuniens. D’où peut-être leur ambivalence, si ce n’est leur schizophrénie, concernant la question, car ils ont réussi cet exploit de créer l’un des systèmes immigratoires les plus généreux du monde et le rejet xénophobique le plus aberrant.

Naturellement, la politique de l’immigration n’est pas vécue exclusivement dans l’abstrait, elle implique aussi des gens réels, pour la plupart des pauvres, qui doivent affronter des conditions horribles dans le pays d’accueil parce qu’ils n’ont rien laissé comme ressource dans le pays d’origine. L’expulsion des sans-papiers peut être exutoire pour les agents zélés de l’ICE, mais des vies réelles sont en jeu, souvent littéralement; des familles sont séparées, des pleurs inutiles déversés.

Le peuple étatsunien doit rejeter la sorte de dualisme dichotomique qu’on cherche à lui imposer à l’heure. Contrairement à ce qu’on veuille insinuer, la différence n’est pas entre, d’un côté, le rejet xénophobique et la satisfaction sécuritaire, et, de l’autre côté, l’embrassement de l’Autre et la dégénérescence dans l’abject. La différence est plutôt entre l’éthique et le non-éthique, entre l’empathie solidaritaire et le repli sur soi, entre l’égoïsme de clans et l’ouverture envers les démunis et les rejetés. C’est la différence entre la mesquinerie et l’élan humanitaire. Finalement, les questions restent encore posées, les mêmes: Qui a droit à la terre, à l’espace? Christophe Colomb avait-il a green card?

—Tontongi tiré du volume I de Pour la résistance et pour la paix (Poèmes et essais en trois langue, à paraître en 2008)

Notes

1. Cf. Howard Zinn, A People’s History of the United States, Harper Perennial, 1980. [Notre traduction de l’anglais].

2. Ibid… [Notre traduction].

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