Nous nous plaisons de republier sur Tanbou/Tambour la recension par le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol du livre collectif La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien, paru en 2022 et édité par le linguiste Renauld Govain. Comme on peut le voir, RBO emploie sa verve critique pour mettre en relief les grands points de l’ouvrage, qui montre la richesse de la composante française des lettres haïtiennes, en particulier «les rapports entre le français haïtien et le français de la France continentale».
Un livre qui explore avec hauteur de vue la Francophonie haïtienne
—par Robert Berrouët-Oriol publié pour la première fois dans Le National du 5 mai 2023
De manière générale, le livre collectif La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien se situe dans la continuité des travaux de recherche antérieurs de Renauld Govain :
- « Le français haïtien et la contribution d’Haïti à la francophonie et au fait francophone », Revue internationale des Francophonies, 2020 ;
- « Le français haïtien et le «français commun» : normes, regards, représentations », Revue Altre modernità / Autres modernités, Università degli studi di Milano, « Regards francophones sur paysage français », n° 23, 2020 ;
- « Aspects phonologiques du français haïtien : influence du créole haïtien », Congrès mondial de linguistique française-CMLF 2020 ;
- « Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique », dans V. Castellotti (dir), « Le(s) français dans la mondialisation », Bruxelles / Fernelmont, Éditions EME Intercommunications, 2013 ;
- « Plurilinguisme, pratique du français et appropriation de connaissances en contexte universitaire en Haïti », thèse de doctorat, Université Paris VIII, 2009 ;
- « Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti », revue Études créoles, n°s 1 et 2, 2008.
Instituer une démarche analytique sur la Francophonie haïtienne et le français haïtien au regard de leur apport à la Francophonie internationale renvoie en amont à des définitions de base, notamment celles traitant des notions de « francophone » et de « Francophonie » abordées dans l’introduction du livre. Ces notions sont sujettes à controverse depuis plusieurs années mais les débats auxquelles elles donnent lieu, par ailleurs instructifs, ne sont pas l’objet du présent article qui consiste en une présentation succincte du livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien. En ce qui a trait à la notion de « francophone », l’organisation internationale de la Francophonie « [L’]OIF (2007) considère deux catégories de francophones : les francophones, des locuteurs capables de « faire face, en français, aux situations de communication courante » et les francophones partiels, limités dans leurs habiletés à faire face aux mêmes situations. Et, en fonction de cette définition, le rapport de recherche de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone dirigé par Rivard (2016) (auquel [a] collaboré [Renauld Govain]) dénombre les francophones haïtiens à 4.454.000 locuteurs (francophones + partiellement francophones). En dehors de statistique nationale formelle, ce nombre représente environ 41% de la population. Il ajoute à ce nombre celui de 2 646 434 sous l’étiquette d’apprenants du français. » (Source : Renauld Govain : « La question linguistique haïtienne : histoire, usages et description », Mémoire de synthèse présenté le 1er juin 2022 à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis / UFR Sciences du langage pour l’obtention de l’« Habilitation à diriger des recherches ». En France, l’« Habilitation à diriger des recherches (HDR) » est un diplôme post-doctorat qui sanctionne la reconnaissance du haut niveau scientifique du candidat, du caractère original de sa démarche dans un domaine de la science, de son aptitude à maîtriser une stratégie de recherche dans un domaine scientifique ou technologique suffisamment large et de sa capacité à encadrer de jeunes chercheurs (voir notre entrevue exclusive avec Renauld Govain à l’occasion de son « Habilitation à diriger des recherches (HDR) » : « Le linguiste Renauld Govain, créoliste érudit et arpenteur avisé de la francophonie haïtienne », Le National, 11 juin 2022). Dans l’enseignement supérieur haïtien, seuls deux détenteurs d’un doctorat obtenu en France sont titulaires d’une HDR : Gusti Gaillard-Pourchet, historienne, et Renauld Govain, linguiste.
Le livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien comprend 8 chapitres, une « Introduction générale » et une « Conclusion générale ».
- Rédigée par Renauld Govain, l’« Introduction générale » a pour titre « Un éclairage sur la francophonie haïtienne ».
- La « Conclusion générale », du même auteur, s’intitule « Pour une meilleure connaissance de la francophonie haïtienne ».
Les 8 chapitres abordent les thèmes suivants :
- « La francophonie haïtienne et l’expansion du français en Amérique et dans la Caraïbe », par Renauld Govain ;
- « Les représentations du français et du créole dans le discours des locuteurs haïtiens : quelles considérations ? », par Guerlande Bien-Aimé ;
- « Pratiques linguistiques des Haïtiens vivant aux États-Unis : une étude de cas de la communauté haïtienne de Chicago », par Johnny Alex Laforest ;
- « La persistance des préjugés anti-créole dans l’univers francophone haïtien », par Tontongi ;
- « Aménagement linguistique et réussite scolaire en contexte plurilingue : regard sur le cas d’Haïti », par Lemète Zéphyr ;
- « Le conditionnel en français et en créole haïtien : une tentative d’analyse d’erreurs », par Fortenel Thélusma ;
- « Problème d’équivalence lexico-sémantique créole haïtien-français : émergence du français haïtien », par Jean Bruny Fresmont ;
- « Le français haïtien : quelques spécificités », par Renauld Govain.
Il est nécessaire de mettre en perspective, sur le plan épistémologique, quelques enseignements de premier plan consignés dans le livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien en rappelant les principales leçons léguées par le pionnier de la lexicographie haïtienne, Pradel Pompilus, auteur notamment du « Lexique créole-français / Thèse complémentaire » (Université de Paris, 1958), du « Lexique du patois créole d’Haïti (SNE, 1961) et de « La langue française en Haïti » (Éditions Fardin, 1981). Fidèle aux méthodes de travail d’une véritable « linguistique de terrain », Pradel Pompilus nous enseigne qu’il est essentiel d’observer et de décrire les langues naturelles de manière empirique et objective, qu’il ne faut en aucune manière opposer les langues entre elles, qu’il est indispensable d’examiner attentivement les langues en contact dans la réalité du corps social y compris lorsqu’il existe un usage institutionnel dominant d’une langue (le français, en Haïti) conjoint à la minorisation institutionnelle d’une autre langue (en Haïti, le créole). Pour avoir travaillé, sans les opposer ni les stigmatiser, sur les deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, Pradel Pompilus est considéré comme étant le pionnier du partenariat créole-français dans notre pays (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, 14 mars 2023 ; sur la notion de « linguistique de terrain », voir l’article de Sylvain Auroux (École normale supérieure/CNRS, Université Paris V, « Les enjeux de la linguistique de terrain », revue Langages, 1998/129. Cet article fait partie d’un numéro thématique, « Diversité de la (des) science(s) du langage aujourd’hui »).
Dans le droit fil de la « linguistique de terrain », l’enseignement de Pradel Pompilus permet par ailleurs de tenir à distance le catéchisme chimérique du linguiste Yves Dejean, de langue maternelle française mais qui a publiquement colporté l’idée arnaqueuse que [lang] « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23–24 ; n° 33–39, New York, 1975). Yves Dejean a aussi soutenu aventureusement, en dehors de toute enquête démolinguistique connue, qu’Haïti « est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebâti », 12 juin 2010). Yves Dejean est l’auteur de l’un des livres majeurs de la créolistique, Comment écrire le créole d’Haïti (Collectif paroles, 1980). D’une grande rigueur analytique, ce livre est issu de la thèse de doctorat en linguistique qu’il a soutenue en 1977 à l’Université d’Indiana sous la direction du linguiste-lexicographe Albert Valdman. L’enseignement de Pradel Pompilus s’inscrit également à contre-courant des errements sectaires et dogmatiques des Ayatollahs du créole, qui, s’inspirant des clichés et des poncifs aventureux de Yves Dejean, prêchent une chimérique fatwa contre la langue française en Haïti—promue par leurs soins au statut stigmatisant de « langue coloniale », de langue de la « gwojemoni neyokolonyal ». La répétition mimétique des stéréotypes colportés par Yves Dejean explique partiellement le fait qu’aux États-Unis des Ayatollahs du créole—au creux d’une certaine « idéologie linguistique haïtienne » prônant le monolinguisme créole—, font aventureusement la promotion d’une erratique « lexicographie borlette » au détriment d’un véritable aménagement du créole aux côtés du français (voir nos articles « Le créole et le français dans l’École haïtienne : faut-il aménager une seule langue officielle en faisant l’impasse sur l’autre ? », Le National, 21 juin 2022 ; « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haïti Initiative », Le National, 15 février 2022 ; « La Constitution de 1987 est au fondement du ‘’bilinguisme de l’équité des droits linguistiques’’ en Haïti », Le National, 25 avril 2023 ; « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021). Il faut prendre toute la mesure que les « créolistes » fondamentalistes, qui nient le caractère bilingue créole-français de notre patrimoine linguistique historique, essentialisent le créole sur le mode du prêche clivant, guerroyant et compulsif. Les promoteurs du monolinguisme créole—en croisade catéchétique contre ce qu’ils appellent la « francofolie » haïtienne—, se positionnent en opposition aux articles5 et 40 de la Constitution de 1987 et mènent campagne pour que le créole soit la seule langue officielle d’Haïti, enfermant ainsi le créole dans un cul-de-sac improductif sur le mode d’une chimérique guerre de tranchées contre la langue française en Haïti. Celle-ci est à leur yeux un « virus mental », un « sentòm gwojemoni neyokolonyal » affectant aussi bien les locuteurs haïtiens que, par exemple, le Bureau de l’UNESCO en Haïti, celui-ci étant présumément une sorte d’officine anti-créole : « UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba » a récemment criaillé l’un des Ayatollahs du créole, fervent promoteur de la « lexicographie borlette »…
L’« Introduction générale » du livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien, rédigée par Renauld Govain, s’intitule « Un éclairage sur la francophonie haïtienne ». L’auteur précise d’entrée de propos que « depuis 1993, Haïti célèbre la Journée internationale de la francophonie, le 20 mars. Ces activités se concentrent notamment sur le plan socioculturel en négligeant les réflexions scientifiques sur ce que c’est que le français haïtien (…) ou la francophonie haïtienne, son devenir et son apport à la francophonie internationale. Nous avons compris qu’en Haïti le français a davantage besoin d’une promotion plus concrète : celle consistant à comprendre son fonctionnement, sa nature en termes à la fois qualitatifs et quantitatifs, ou encore elle a besoin d’une promotion qui envisage de mettre la langue à disposition sinon de l’ensemble de la population, du moins à un plus grand nombre. » Et suite à une série de conférences « portant sur la problématique linguistique en Haïti en général, y inclus la pratique du français (…), l’idée de produire ce livre a germé. Notre objectif consiste non seulement à donner au lecteur une idée de ce que c’est que la francophonie haïtienne mais aussi à éclairer les rapports linguistiques qui ont cours en Haïti dans le cadre du bilinguisme créole-français et du contact (même pas très immédiat) entre le français, l’anglais et l’espagnol ». Renauld Govain rappelle qu’il n’y a pas de données d’enquête démolinguistique à l’échelle nationale sur le nombre de locuteurs du français au pays, comme d’ailleurs nous l’avons auparavant mentionné dans le livre collectif de référence L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). L’absence de données d’enquête démolinguistique sur l’usage des langues en Haïti s’est accompagnée au fil des ans d’une floraison de pseudo « statistiques » aussi fantaisistes qu’aventureuses. Ainsi, Yves Dejean (2013), qui n’a jamais effectué la moindre enquête démolinguistique, estime à 300 000 le nombre de locuteurs du français en Haïti, soit 2,8% de la population totale du pays, tandis que le ministère de l’Éducation nationale estimait en 2000 à 15% le nombre d’Haïtiens qui pratiqueraient le français. Renauld Govain précise que l’établissement de « statistiques réfléchies et fiables du nombre de francophones haïtiens vivant en Haïti devrait être une nécessité pour l’État haïtien » car, dit-il, « (…) pareille information est fondamentale pour l’établissement d’une politique linguistique qui tienne compte des réalités linguistiques de la communauté et des locuteurs. » À contre-courant d’une telle nécessité, les « créolistes » fondamentalistes prêchant l’unilatéralisme créole instrumentalisent l’absence de données d’enquête démolinguistique sur l’usage des langues en Haïti dans le but de gommer et/ou d’évacuer une réalité pourtant observable et qui, sous la plume du linguiste Pradel Pompilus, se nomme le « français haïtien ». En décrétant hors toute enquête démolinguistique que le nombre de locuteurs haïtiens du français est « zuit », donc insignifiant, les « créolistes » fondamentalistes privilégient l’ignorance plutôt que l’analyse de terrain. Et puisque le nombre de locuteurs haïtiens du français est « zuit », donc insignifiant, il n’est pas utile d’analyser en profondeur les mécanismes d’apparition et d’expansion du français dans la société haïtienne, et encore moins d’éclairer les mécanismes de la cohabitation inégalitaire du créole et du français dans notre pays.
Renauld Govain passe en revue les différentes acceptions, parfois contestées, de la notion de « Francophonie » : regroupement de pays, régions, instances officielles ayant en commun l’usage du français dans leurs travaux et échanges ; l’ensemble des locuteurs parlant français (y compris ceux que l’on désigne par « partiellement francophones »). Allant à l’essentiel, il pose un ensemble de questions de fond auxquelles il faudra répondre par l’observation empirique afin d’élaborer une politique linguistique nationale tenant compte de la réalité linguistique du pays. Par exemple : « Comment le français s’aménage-t-il par rapport au créole haïtien (…) notamment dans le domaine d’enseignement/apprentissage qui est un champ de l’expérience dans lequel il s’apprend et dont la maîtrise se développe ? Le français étant, selon les données empiriques, la principale langue d’enseignement/apprentissage en Haïti, y aurait-il un rapport entre le niveau de maîtrise de cette langue et la réussite scolaire ? » Le livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien, conclut-il, tentera d’apporter des réponses éclairantes à ces questions de fond, tout en explorant, entre autres, les rapports entre le français haïtien et le français de la France continentale.
Au chapitre 6 de l’« Introduction générale » du livre, « Un éclairage sur la francophonie haïtienne », Renauld Govain présente les grandes lignes de chacun des 8 chapitres rassemblés dans La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien.
« La langue étant une expérience sociale », elle draine des perceptions et des représentations symboliques et sociales examinées par Guerlande Bien-Aimé, enseignante-chercheure à l’Université d’État d’Haïti, dans sa contribution intitulée « Les représentations du français et du créole dans le discours des locuteurs haïtiens : quelles considérations ? ». L’auteure « s’appuie sur une sociolinguistique qui analyse la cohabitation des langues en Haïti dans le prisme des pratiques sociales, en dégageant les valeurs sociales qui sont attribuées à chacune d’elles dans la dynamique d’une construction identitaire, ce qui passe par la prise en compte d’une dimension axée sur les questions d’imaginaire et d’idéologies linguistiques partagées par les membres de la communauté en fonction de normes communes ». Guerlande Bien-Aimé a co-écrit, avec Renauld Govain, l’article « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », l’un des articles majeurs du livre collectif de référence La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021).
Dans l’article « Pratiques linguistiques des Haïtiens vivant aux États-Unis : une étude de cas de la communauté haïtienne de Chicago », Johnny Laforest « questionne les pratiques linguistiques d’Haïtiens de communautés diasporiques haïtiennes aux ÉUA [États-Unis d’Amérique] en cherchant à savoir si leurs membres continuent de pratiquer leurs langues d’origine, en l’occurrence le CH [créole haïtien] et le français ». L’auteur en fait le constat en lien avec le niveau d’instruction des locuteurs rejoints par questionnaire d’enquête, et la transmission des langues d’origine s’effectue dans la perspective du maintien de l’identité haïtienne.
L’ample contribution de Tontongi, « La persistance des préjugés anti-créole dans l’univers francophone haïtien », rejoint sur plusieurs aspects celle de Guerlande Bien-Aimé. Renauld Govain rappelle dans son « Introduction générale » que « Tontongi reprend un fonds d’arguments empiriques qu’il a publiés (Tontongi, 2007) en les agrémentant de nouvelles données issues d’observations nouvelles de la francophonie haïtienne aux prises avec la créolophonie qui caractérise le vécu de Haïtiens vivant en Haïti. » L’ouvrage-phare de Tontongi s’intitule Critique de la francophonie haïtienne et il est paru en 2007 en France aux Éditions l’Harmattan.
Dans l’article « Aménagement linguistique et réussite scolaire en contexte plurilingue : regard sur le cas d’Haïti », Lemète Zéphyr, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, met en lumière le fait que « si le statut du CH [créole haïtien] et du français est clair dans le système éducatif haïtien, leur aménagement n’est guère une réalité dans la vie sociale en général. Il pose aussi le problème didactique caractérisé par une insuffisance de matériels adaptés au niveau réel des apprenants et la non-utilisation de méthodes adéquates à leurs spécificités sociolinguistiques. Cela a des conséquences négatives sur l’apprentissage et le développement de la maîtrise du français en Haïti, tant à l’école que dans l’enseignement supérieur ». Lemète Zéphyr est l’auteur d’un article de premier plan, « Kondisyon ki nesesè pou edikasyon fèt an kreyòl ann Ayiti » paru dans le livre collectif de référence La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021).
Pour sa part, Fortenel Thélusma est l’auteur d’un article plus technique, « Le conditionnel en français et en créole haïtien : une tentative d’analyse d’erreurs ». Il y « traite de la modalité du conditionnel en français et en CH [créole haïtien] sur le fond d’une démarche contrastive en montrant les différences de fonctionnement à partir de l’analyse de copies d’apprenants du début de lycée (en 3e secondaire) ». Linguiste et didacticien, Fortenel Thélusma est l’auteur de plusieurs ouvrages de didactique du français parus aux Éditions C3 en Haïti, ainsi que, chez le même éditeur, de plusieurs essais dont « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » publié en 2016. Il a signé l’article « L’enseignement-apprentissage du créole en Haïti : analyse du projet didactique dans les documents et programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale paru dans le livre collectif de référence La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021).
Auteur lui aussi d’un article plus technique, Jean Bruny Fresmont aborde le « Problème d’équivalence lexico-sémantique créole haïtien-français : émergence du français haïtien ». Jean Bruny Fresmont « présente l’émergence du FH [français haïtien] comme le résultat du contact immédiat entre le français tel qu’arrivé et développé en Haïti et l’environnement socioculturel haïtien. » Sur un registre de première importance en didactique, l’auteur présente le problème d’équivalence comme à l’origine de la production de faux-amis entre les deux langues. Enseignant à la Faculté de linguistique appliquée, Jean Bruny Fresmont est co-auteur du « Livret de l’enseignant IFADEM (2012) », élaboré au titre d’un « Module de formation professionnelle à l’intention des enseignants des 1er et 2ème cycles du fondamental ». L’IFADEM, l’initiative francophone pour la formation à distance des maîtres, est co-pilotée par l’Agence universitaire de la Francophonie et l’Organisation internationale de la Francophonie en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale.
L’article « Le français haïtien : quelques spécificités » se situe dans le prolongement des travaux antérieurs de Renauld Govain mentionnés au début de cet article. Dans cette étude l’auteur « offre au lecteur une idée de ce que c’est le FH [français haïtien] à partir de productions d’étudiants à l’Université d’État d’Haïti. Elle présente le FH [français haïtien] comme une variété propre à Haïti et différente du français et des différents parlers francophones (…) Le FH [français haïtien] se taille des caractéristiques qui lui sont propres dont des haïtianismes (mots ou expressions empruntés directement au terroir haïtien sans forcément provenir du CH [créole haïtien], des créolismes (mots ou expressions empruntés au CH [créole haïtien], des anglicismes (mots ou expressions empruntés à l’anglais, en particulier à l’anglo-américain), des hispanismes (mots ou expressions empruntés à l’espagnol), notamment à ses variantes dominicaine ou cubaine. Ces spécificités se manifestent notamment sur les plans lexico-sémantique, phonique, et, dans une moindre mesure, syntaxique ».
Élaboré sous la direction de Renauld Govain, le livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien expose en fin de propos et sous la plume de cet auteur, deux types de conclusions liées : d’une part « La francophonie haïtienne, telle que vécue actuellement, est plus revendicative, officielle, politique, militante… Elle est une francophonie de jure et non indiscutablement de fait » (…). D’autre part, « (…) la francophonie haïtienne occupe une place géostratégique pour la francophonie américaine et la francophonie internationale. Mais il est évident que ni les Haïtiens eux-mêmes, ni les instances de la francophonie internationale ne semblent conscients de cette opportunité qu’offre Haïti à la diffusion/expansion du français et du fait francophone ».
Il est hautement significatif que le livre La Francophonie haïtienne et la Francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien ait été publié en 2021 dans le cadre des travaux du Laboratoire langue, société, éducation (LangSÉ) de la Faculté de linguistique appliquée qui a mis en route en 2022 la revue Rechèch etid kreyòl entièrement rédigée en créole—voir la conclusion de cet article. Cette publication sur la Francophonie haïtienne, peu commune dans le paysage linguistique haïtien, illustre la nécessité de diffuser auprès du grand public les travaux menés par des chercheurs haïtiens dans un environnement académique dédié aux sciences du langage et à la didactique des langues. Ce livre fait aussi sauter le verrou des tabous bricolés et alimentés par les « créolistes » fondamentalistes stigmatisant depuis plusieurs années l’étude du fait français en Haïti. Il remet sous les projecteurs les mérites de l’analyse contrastive chère à trois grands pionniers de la créolistique, les linguistes Pradel Pompilus, Pierre Vernet et Robert Damoiseau. Il témoigne de la réappropriation par les chercheurs haïtiens, jeunes et moins jeunes, de l’un des enseignements majeurs de Pradel Pompilus et de Pierre Vernet, que nous avons exposé au début de cet article : il est essentiel d’observer et de décrire les langues naturelles de manière empirique et objective, il ne faut en aucune manière opposer les langues entre elles, il est indispensable d’examiner attentivement les langues en contact dans la réalité du corps social y compris lorsqu’il existe un usage institutionnel dominant d’une langue (le français, en Haïti) conjoint à la minorisation institutionnelle d’une autre langue (en Haïti, le créole).
Sur ce registre, il est utile de remettre en lumière l’article du linguiste Hugues Saint-Fort qui, sans céder aux sirènes belliqueuses et aux stéréotypes réducteurs des Ayatollahs du créole, a publié une excellente recension du premier livre-phare de Pradel Pompilus sous le titre « Revisiter La langue française en Haïti » (Le Nouvelliste, 29 juillet 2011). Ce livre, La langue française en Haïti (Éditions Fardin, 1981), est issu de la thèse principale pour le doctorat ès-lettres que Pradel Pompilus a soutenue à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Paris, Sorbonne, le 9 décembre 1961. Hugues Saint-Fort conclut son texte par une observation fort judicieuse : « Cinquante ans après cette thèse de Pompilus, il serait intéressant qu’une nouvelle recherche sur la situation de la langue française en Haïti telle qu’elle est parlée et écrite par les locuteurs haïtiens soit entreprise de nouveau. Cette fois-ci cependant, il faudrait que ce soit une équipe de recherche pluridisciplinaire mettant en place des historiens, des sociolinguistes, des spécialistes de la syntaxe, de la phonologie, de la lexicographie, de l’orthographe, de la didactique du français. »
Enfin il y a lieu de rappeler que le Laboratoire langue, société, éducation (LangSÉ) de la Faculté de linguistique appliquée élabore depuis octobre 2022 une inédite et combien indispensable revue universitaire entièrement rédigée en créole, la revue Rechèch etid kreyòl dirigée par le linguiste Renauld Govain et dont le premier numéro est consacré à la graphie du créole. Dotée d’un comité scientifique, cette revue universitaire a introduit une innovation majeure dans le champ de la créolistique : elle est publiée en créole haïtien. Cette politique éditoriale—qui marque un tournant de premier plan dans l’élaboration en créole d’articles scientifiques traitant du créole—, est formulée comme suit : « Rechèch etid kreyòl » ap pèmèt rechèch ki te fèt oubyen ki ap fèt sou lang kreyòl kapab pibliye an kreyòl. Epitou, moun ki enterese nan lanng kreyòl kapab jwenn bon jan zouti akademik pou apwofondi konesans yo nan lanng kreyòl la menm. » L’orientation éditoriale de la revue Rechèch etid kreyòl répond certainement à la nécessité de produire en créole une réflexion académique multifacettes sur la langue créole elle-même là où la créolistique jusqu’à présent avait élaboré sa production scientifique principalement en français et en anglais (voir notre article « Pour une créolistique rassembleuse et innovante » (Le National, 5 mai 2023).