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L’intervention « humanitaire » comme passe-partout est une mystification

—par Tontongi

Aujourd’hui, en ce milieu d’automne 2022, on entend sonner les grandes cloches de l’intervention militaire étatsunienne en Haïti, utilisant, encore une fois—tout comme en 1915, en 1994 et en 2004—le prétexte de la violence et de l’ingouvernabilité pour amener la nation à avaler la pilule vénéneuse. On évoque encore une fois la requête d’intervention du gouvernement en place pour justifier la légitimité du projet d’intervention, or ce gouvernement lui-même est illégitime.

Des manifestants anti-interventionnistes en Haïti, octobre 2022.

Des manifestants anti-interventionnistes en Haïti, octobre 2022. —photo courtoisie Haïti Liberté

Sur le plan de la réalité historique, dans les trois cas précités, l’intervention militaire étrangère dans la crise haïtienne n’a servi qu’à renforcer l’emprise économique et politique des classes dominantes trouvées face à face avec les revendications libératrices populaires.

Oui, c’est un prétexte parce que l’intention des velléités interventionnistes de l’impérialisme étatsunien (et canado-français aussi à cet égard), ce n’est guère d’assurer la paix sociale basée sur les principes d’équité et de justice, comme le peuple le réclame, mais de veiller à ce que les intérêts de leurs investisseurs en Haïti et de leurs alliés de la bourgeoisie patripoche locale soient protégés et respectés—cela même s’il doit le faire à l’encontre des intérêts du peuple pour la délivrance duquel il prétend œuvrer.

Le régime de « gangstérisation de l’État » que nous observons aujourd’hui en Haïti, et que la population malheureusement doit endurer, ne date pas d’hier. Elle a même précédé l’existence de la nation haïtienne, parce que, quoi d’autre est un régime esclavagiste sinon la gangstérisation organisée. Le régime de Nord Alexis, déjà, c’était l’univers où les hommes forts du régime avaient pouvoir de vie et de mort sur la population et sur toute l’élite politico-intellectuelle, comme l’exécution de Massillon Coicou et de ses frères Horace et Pierre-Louis en 1908 le témoignait tragiquement. L’état actuel des choses n’est que le fruit d’un processus de dégradation qui commençait longtemps, depuis vraisemblablement le temps de l’esclavage.

Où mène-t-il, en effet, le régime esclavagiste qui abêtit l’humain, qui réifie l’esprit et qui exploite le labeur des autres jusqu’à l’épuisement, et qui, de plus, construit un environnement oppressif, abusif, orwellien et sadique ayant pour seule finalité le profit et la jouissance égoïste ?

Aux États-Unis, ce processus de dégradation apparaît sous la figure de Donald Trump et de l’idéologie nativiste et conspirationniste des QAnon. En Haïti, il mène au régime de Martelly/Moïse/Henry, à l’impasse des gouvernements sous l’obédience onusienne, aboutissant, finalement, au régime de la dictature des gangs alliés aux bandits légaux.

Sur une terre qui a vu tant de malheurs, si pétrie dans la crise permanente, la réalité de la putréfaction actuelle est loin d’être incroyable, même si toujours inacceptable. Inacceptable, parce que, simplement, nul être humain ne doit vivre dans de telles conditions lamentables de rareté, de la faim quotidienne, de désarroi vis-à-vis l’avenir, de la peur qu’à chaque instant on peut-être agressé(e), violée(e) et tué(e), dans l’impunité impartie aux agresseurs qui jouissent de l’impuissance des victimes, sinon de l’indifférence de la société, en tout cas de ce que Sartre appelle la sérialité, la démission ontologique face au malheur et à la crapulisation de l’existence.

On peut comprendre pourquoi le premier réflexe des victimes serait de chercher de l’aide d’où qu’elle vienne, et des étrangers aussi de bonne foi de se demander comment intervenir, que peut-on faire pour aider à alléger les peines. Cependant, à la lueur de l’histoire tragique et toujours bouleversée d’Haïti, on doit se demander aussi pourquoi ça dure si longtemps, et la réponse, toujours, est dans la soi-disant intervention humanitaire elle-même, parce qu’elle est part du problème—et non de la solution.

Vue partielle des manifestants anti-interventionnistes à Mattapan Square, Boston, Massachusetts, le samedi 29 octobre, 2022.

Vue partielle des manifestants anti-interventionnistes à Mattapan Square, Boston, Massachusetts, le samedi 29 octobre, 2022. —photo Tanbou

Dans son livre L’échec de l’aide internationale à Haïti1, Ricardo Seitenfus, l’ancien représentant spécial de l’Organisation des États américains (OEA) en Haïti et de l’intervention brésilienne poursuivie par le gouvernement socio-démocrate de Luiz Inácio Lula (cautionnant ainsi le projet interventionniste macabre de Georges Bush et de Jacques Chirac), a montré les chimères de ces genres d’intervention humanitaire. Seitenfus avait le privilège de l’accès aux rencontres où les décisions majeures du Core Group sur Haïti ont été prises.

Manifestants anti-interventionnistes à Mattapan Square, Boston, Massachusetts, le samedi 29 octobre, 2022.

Manifestants anti-interventionnistes à Mattapan Square, Boston, Massachusetts, le samedi 29 octobre, 2022 —photo Tanbou

Le mandat de Saitenfus en Haïti est étalé sur la période d’intensification de la crise politique haïtienne faisant suite au tremblement de terre de 2010. Sa position privilégiée d’observation l’amenait aussi, fort souvent, à voir et entendre des choses qui ne devraient pas être vues ni entendues. Des choses qui, dans des cas, bouleversent sa conscience, comme par exemple la décision par la secrétaire d’État Hilary Clinton de manipuler les résultats des élections présidentielles de 2010 au profit de Martelly : « La communauté internationale, écrit Seitenfus, souhaitait faire table rase du système politique haïtien aux élections présidentielles de 2010 pour permettre l’avènement d’une nouvelle classe politique. (…) Pour ce faire, elle a choisi de soutenir d’une seule voix un prétendu néophyte en politique : Michel Martelly—lequel manifestera d’ailleurs plusieurs fois sa gratitude, notamment à l’occasion du cocktail organisé pour le départ de Mulet. Dans son discours non programmé, le nouveau président s’est rappelé de la promesse que lui avait fait Mulet pendant la campagne présidentielle, à savoir “qu’il ne quitterait pas Haïti avant de le faire Président de la République”. Et Martelly d’ajouter euphoriquement : “il a tenu sa promesse”.2 »

Et Ricardo Seitenfus de commenter : « Ce qui aurait déclenché un scandale dans n’importe quel autre pays n’a pas fait de vague en Haïti, comme s’il avait été naturel qu’un représentant du SGNU élise et choisisse des présidents…3 »

En effet, le jeu des réflexes entre Grands Blancs et Petits Nègres était dûment en opération au cours du processus électoral de 2010–2011, tout comme il l’était dans la crise de 2004. Dans les deux cas, la classe politique haïtienne n’a pas su conceptualiser et articuler une alternative démocratique indépendante et hors de l’ingérence étrangère. Hier comme aujourd’hui les secteurs militants de cette classe politique qui arrivaient à concevoir un programme libérateur sur le plan idéel n’étaient et ne sont pas assez puissants pour l’imposer. C’est toujours le cas par exemple des organisations populaires résistantes comme le PAPDA (La Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif) animée par Camille Chalmers ou le MODEP (Mouvement Démocratique Populaire). La confusion créée par la crise de 2010–2011 aura finalement bénéficié la droite réactionnaire et les néoduvaliéristes, heureux de prendre leur revanche même si au prix de détruire toute la démocratie haïtienne naissante.

Il y a dans l’édition brésilienne du livre un court passage de la préface de Fernando Cabeira qui est au cœur de la problématique haïtienne : « Le pays, dit-il, est devenu une page ouverte sur laquelle tous veulent inscrire leur épopée ou exorciser leur fantômes. Mais le peuple haïtien, lui, qu’est-ce qu’il veut ? Quand sera-t-il maître de son destin ? » Ce genre de questionnement, si suivi d’une praxis pertinente, est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à Haïti. C’est-à-dire le cadeau de respect de sa souveraineté, le cadeau de valorisation de ce qu’elle est et représente, et surtout son droit au choix politique qui lui convient.

Le grand écrivain uruguayen, Eduardo Galeano, a dit un jour, je cite : « Je ne crois pas à la charité ; je crois à la solidarité. La charité est verticale, donc elle est humiliante. Elle va de haut en bas. La solidarité est horizontale. Elle respecte l’autre et apprend de l’autre. J’ai beaucoup à apprendre des autres. »

Le livre de Seitenfus, controversé dans les milieux de l’« international », est un document d’une extrême importance eu égard à l’aide internationale—dont certains ont fait une panacée à la problématique d’appauvrissement dans le monde, particulièrement en Haïti, malgré l’expérience empirique et historique du contraire.

Professeur d’université et intellectuel indépendant, Seitenfus approchait ses obligations dans la bureaucratie diplomatique avec l’œil d’un critique, même s’il respectait les consignes plus souvent que son livre le laisserait croire.

Les rapports de pouvoir géopolitiques, le réflexe impérialiste des grandes puissances—France, États-Unis, Angleterre et Canada en particulier—sont pour une large part responsables des crises haïtiennes et du continuel empêtrement dans la pauvreté.

Le cas critique haïtien du moment, une fois encore, est servi comme un exemple négatif pour montrer là où en arrivent les velléités impérialistes de contrôle quand il n’y a aucun frein efficace pour les retenir. Les Clinton étaient en Haïti en terrain conquis. Ils se réjouissaient de la nostalgie du temps de leur première escapade comme nouveaux mariés dans ce pseudo-paradis tropical. Leur Haïti est une Haïti idyllique, envisagée et jouie au-delà de la réalité pratique, ou mieux, en parallèle avec cette réalité, car les deux se rejoignent à la fois dans l’exercice courant du pouvoir, dans l’exploitation du travail des autres, dans la domination en général, qui est, elle, empirique et réelle.

La conclusion du livre de Ricardo Seitenfus, nonobstant la bonne volonté et l’option pour les pauvres sincèrement adoptée par des hommes comme Paul Farmer et nombre de philanthropes de sa trempe, est bien tranchée : « En s’institutionnalisant dans les activités les plus diverses et les plus variées sur l’ensemble du territoire, les ONGAT et leur philosophie purement d’assistance ont fini par plonger une grande partie de la population dans la misère. Le milieu fermé du monde rural et son agriculture de subsistance sont sans doute le dernier bastion de la résistance. Pour combien de temps ? »

Nous sommes d’accord entièrement avec l’ancien assistant secrétaire-général de l’OEA, Albert Ramdin, quand il appelait en 2009, soit dans une autre conjoncture de crise politique, à un changement du discours et de la préconception vis-à-vis d’Haïti, demandant la cessation du « stéréotype négatif et incorrect envers Haïti », disant qu’il voit Haïti « comme un pays plein d’opportunités, comme un pays plein de futur où toute chose est possible », et exprimant le vœu que « toute aide donnée par la communauté internationale soit basée sur les priorités et les besoins du peuple haïtien»4.

Haïti, en tant que nation souveraine, a ses propres intérêts. S’il se trouve à la Maison Blanche un occupant qui prend à cœur les péripéties de la nation haïtienne, tant mieux ; mais les Haïtiens ne doivent pas attendre d’une autre nation, quelque sympathique que soit son président, qu’elle vienne la « sauver ». L’exemple du temps d’Obama est bien révélateur en ce sens, Haïti n’avait pas besoin de la charité, mais du respect de son droit à un choix de développement qui lui soit propre et spécifique. Haïti avait besoin des amis et des pays qui lui étaient solidaires, comme elle a été jadis solidaire des peuples et pays dans le monde qui luttaient pour leur indépendance. Mais, nous devons retenir toujours dans nos esprits la boutade attribuée à Charles de Gaulle stipulant que « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Spécialement les grandes puissances.

À cet égard, faisons une courte digression sur les stéréotypes, de la notion qu’Haïti serait « le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental ».

Comment définir la « richesse et être riche » ?

En fait, la soi-disant pauvreté d’Haïti qui lui donne le superlatif de « pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental », ruminé à tout bout de champ par les occidentaux, est une conséquence du colonialisme et des relations de pouvoir dont Haïti est victime. La question à se poser, tout d’abord, est de savoir comment « richesse / riche » est définie par rapport à son contraire « la pauvreté », et à quel degré de calcul Haïti est-elle considérée comme « le pays le plus pauvre » ?

Quand on appréhende le contexte de la pauvreté d’Haïti, c’est-à-dire le climat historique, géopolitique et épistémique dans lequel le pays était né, il n’est pas si difficile de comprendre sa mauvaise situation économique d’aujourd’hui. D’abord la rancœur de trois puissances européennes : la France, l’Espagne et l’Angleterre ; l’indemnité débilitante sous la menace d’une invasion qui dura plus d’un siècle (de 1825 à 1947) ; et une puissance émergente, les États-Unis, le voisin du Nord, qui a imposé son propre embargo imperméable qui a duré cinquante ans, condamnant Haïti pour avoir constitué un « mauvais exemple » et une menace contre le maintien de sa propre économie esclavagiste.

Si vous ajoutez à cela la dégradation écologique causée par les déboisements et les exploitations du sucre, du café, du bois, du caoutchouc, etc., des décennies d’occupation étrangère et d’absence d’investissement dans le développement du pays, une collusion déprédatrice sans fin entre les prêteurs internationaux, une bourgeoisie parasite locale totalement indifférente et des gouvernements tyranniques et politiciens corrompus, le tableau devient plus clair.

Si vous définissez « richesse et être riche » en termes d’évaluation quantitative de la production ; en termes du nombre de banques qu’il y a ou de personnes qui sont au chômage, en termes de combien de prédateurs qui s’enrichissent sur le dos des pauvres qui s’appauvrissent de plus en plus ; si vous définissez « richesse et être riche » en termes du nombre de personnes qui ont des maisons de la taille d’une villa en kilomètre carré, par rapport aux millions d’Haïtiens et d’Haïtiennes (sur une population totale de 11 millions aujourd’hui) qui vivent dans des bidonvilles et des huttes rudimentaires. Si vous définissez « richesse et être riche » en termes du nombre des habitants du pays qui peuvent manger à leur fin et recevoir des soins médicaux appropriés lorsqu’ils/elles tombent malades, par rapport au nombre d’autres qui se couchent le ventre creux presque chaque nuit et qui meurent par centaines de milliers faute d’infrastructures et de soins médicaux. Si vous définissez « richesse et être riche » en termes de dégradation de l’environnement, de sa nocivité et de la précarité de la vie, oui, si vous appliquez ces statistiques et cette méthodologie de mesure, Haïti est certainement pauvre.

Cependant, d’un autre côté, si vous définissez « richesse et être riche » par une autre mesure méthodologique et une perspective épistémologique différente, par une norme et un critère différents, par une valorisation ontologique différente de l’Avoir et de l’Être, vous arriverez certainement, en évaluant Haïti, à une valeur et un grade différents. Par exemple, comparée à la plupart des pays du monde, Haïti a historiquement pondu un nombre considérable d’artistes, d’écrivains, de poètes, de conteurs, de musiciens, de peintres, de sculpteurs, etc., par rapport à sa population. C’est un fait qui a été observé et loué.

Si vous définissez « richesse et être riche » en termes d’ingéniosité humaine et de résilience ; en termes de validation et de réalisation intellectuelle et philosophique ; en termes de potentiel humain du pays et de la beauté de ses terres (malgré la déforestation et la pollution des sols) ; si vous définissez « richesse et être riche » en termes de valeur de la Révolution haïtienne dans le fondement de notre modernité, en termes à la fois d’impact direct de la Révolution sur l’établissement d’États-nations libérés dans l’hémisphère occidental (aide sous forme d’armes, argent et combattants aux libérateurs sud-américains Sebastian Francisco de Miranda en 1806, et Simón Bolívar en 1811), et sa référence symbolique sur les plantations d’esclaves aux États-Unis.

Si vous définissez « richesse et être riche » en termes d’acquisition, via l’achat de la Louisiane, de près de la moitié des États-Unis de 1804, que les révolutionnaires indépendantistes et anti-esclavagistes d’Haïti ont forcé Napoléon à vendre pour financer les guerres qu’il menait contre eux et contre l’Angleterre ; si vous définissez la « richesse et être riche » en termes de la position anticolonialiste de l’État haïtien dans la politique mondiale, qui a profité à d’innombrables pays luttant pour l’indépendance nationale, y compris la Grèce.; si vous définissez « richesse et être riche » en termes d’humanisme et d’hospitalité du peuple haïtien ; oui, si vous utilisez plutôt ces mesures, Haïti fait partie des pays les plus riches du monde.

Ce dont Haïti a vraiment besoin aujourd’hui, ce n’est pas l’ingérence impérialiste dans ses affaires, quelque « humanitaire » qu’on veuille la parer, mais des gestes de solidarité pour son énorme contribution historique à la lutte de libération des autres peuples. Elle a besoin surtout que la France lui restitue l’équivalent des 19 millions de dollars en Franc-or qu’elle lui a soutirés via l’indemnité imposée en 1825, une escroquerie qui a coûté à Haïti tout son projet de développement en tant qu’une jeune nation.

Le réflexe impérialiste des interventions

Dans un article de son édition du 18 octobre 2022, le journal Christian Science Monitor s’est demandé dans le titre même : « Intervention en Haïti : le monde peut-il répondre sans intervenir ? » Dès le premier paragraphe, l’auteure, Sophie Hills, révèle la problématique sécuritaire qui inspire le titre : « Même pour une nation qui a fait face à de constantes turbulences politiques et à la violence, le chaos en Haïti s’est intensifié à un niveau non précédent depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021. Des gangs armés ont immobilisé la capitale, Port-au-Prince, et paralysé une économie qui était déjà troublée, créant parmi les citoyens la peur même de marcher dans les rues. »

Le journal fait état de l’appel de « détresse » à l’intervention militaire étrangère du premier ministre de facto Ariel Henry, rapportant que « les États-Unis et le Canada ont répondu au cours du weekend avec une cargaison de véhicules blindés ; et les États-Unis et le Mexique préparent une résolution des Nations Unies qui autoriserait une mission internationale pour aider à améliorer la sécurité en Haïti. » Remarquons qu’« une cargaison de véhicules blindés » était déjà en route même avant la résolution annoncée des Nations Unies.

L’article semble reconnaître l’échec des interventions étrangères en Haïti, citant l’historien et metteur en scène Frantz Voltaire qui aurait dit : « Quand bien même les interventions apportent une stabilité temporaire, ça dure rarement longtemps—et de nouveaux problèmes s’ensuivent souvent. »

Même si nous aurions aimé que l’article soit moins fataliste et plus condamnable envers le projet interventionniste, nous apprécions néanmoins que l’auteure mentionne la nature néocoloniale de ces genres d’entreprise : « L’impulsion à intervenir en Haïti, ouvertement avec des troupes et de l’aide humanitaire, ou de manière opaque par la diplomatie et l’économie de la carotte et du bâton, dépend de la crise en cours. Et cette impulsion apporte toujours avec elle l’odeur de ce qu’un observateur d’Haïti appelle “l’apparat néocolonial”»5.

Le quotidien britannique The Guardian, dans son édition du mercredi 19 octobre 2022, a rapporté la nouvelle du projet de la « force multinationale d’action rapide » avec une expression d’outrage perceptible dans le titre même et dès les deux premiers paragraphes : « L’intervention étrangère soutenue par les États-Unis a conduit au désastre en Haïti », dit le titre, résumant ainsi l’essentiel de nos remarques dans ce présent essai. L’article, signé de Pooja Bhatia, a relevé l’attitude cavalière des États-Unis envers une si flagrante ingérence dans les affaires nationales d’une nation, fût-elle se vouloir inscrite dans la sphère d’influence du grand voisin du Nord. « Les justifications américaines de l’intervention ignorent les façons dans lesquelles Haïti a rarement, voire jamais, été autorisée à gérer ses propres affaires », se lamente l’auteur.

C’est un réflexe colonial, parce que l’épistémè dépendancière dans laquelle Haïti est insérée commande qu’elle soit prise en charge parce qu’elle est moulée dans ce que David Brooks avait dédaigneusement qualifié en 2010 d’absence d’une « culture d’accomplissement » pour expliquer son sous-développement : « Haïti, écrit-il, comme la plupart des pays les plus pauvres du monde, souffre d’un réseau complexe d’influences culturelles résistantes au progrès. Il y a l’influence de la religion vodou, qui répand le message que la vie est capricieuse et la planification futile. Il y a des niveaux élevés de méfiance sociale. La responsabilité n’est souvent pas intériorisée.6 »

S’ironise Pooja Bhatia du prédicat dépendancier : « Restée seule, Haïti sombrerait dans le chaos et la crise humanitaire : maladie, violence, mort. C’est alors que les soi-disant amis internationaux d’Haïti—principalement les États-Unis, ainsi que le Canada et la France—sont obligés de venir à la rescousse avec leurs gros canons et leurs forces d’élite. »

Bhatia prend pour exemple la dernière intervention « humanitaire » des États-Unis en Haïti en 2010 où « le chef de la mission de l’ONU en Haïti [Edmond Mulet] avait menacé le président René Préval d’exil forcé s’il n’acceptait pas les résultats contestés d’un premier tour de scrutin. Cette élection a résulté à la présidence de Michel Martelly, dont l’administration a été trouvée coupable d’avoir détourné ou mal géré des milliards de dollars d’aide du programme PetroCaribe ». Elle conclut l’article avec ce que tous les critiques de l’ingérence étatsunienne en Haïti affirment comme un leitmotiv : « D’une manière générale, l’intervention évide l’action de l’État, réduit les chances d’Haïti à se démocratiser et légalise l’impunité officielle—tout cela jette les bases d’un plus grand désastre. Les effets de la catastrophe s’aggravent au fil des décennies. “Haïti est noire, et nous n’avons pas encore pardonné à Haïti d’être noire”, déclarait Frederick Douglass il y a plus d’un siècle. Hélas, c’est aussi vrai que jamais.7 »

L’historique traumatisante des interventions

Les interventions étatsuniennes en Haïti sont toutes supposées être guidées par des considérations soi-disant humanitaires, pareilles à l’intention d’intervention d’aujourd’hui qui évoque la résurgence du choléra et des exactions des bandits armés pour justifier ce qui sera, essentiellement, un soutien crucial au gouvernement d’Ariel Henry, qui a fait tant pour saboter les stipulations consensuelles de l’Accord de Montana. Or, cet accord, quelque insuffisant qu’il fût, était une voie réaliste sinon pour sortir Haïti de la crise, du moins pour créer une ouverture de départ.

Aujourd’hui, étant donné la coriacité de la crise politique, seule une révolution en profondeur apporterait la solution structurelle capable de renverser les choses d’une manière fondamentale. En attendant, c’est bien louable que les forces politiques en situation avaient pu et cherchent encore à mettre sur pied un début de solution qui prévoit des étapes préparatoires pour aboutir à des élections démocratiques crédibles. C’est ce processus que les vrais amis d’Haïti se doivent de soutenir, et non une douteuse expédition militaire qui ne ferait que renforcer davantage le pouvoir des bandits légaux actuels.

Les trois dernières interventions d’envergure des États-Unis en Haïti se révèleront des échecs en fin de compte. La première (1994) a restitué à Jean-Bertrand Aristide le pouvoir qu’il avait perdu par un coup d’État réactionnaire trois années auparavant, mais c’était au prix de la souveraineté nationale haïtienne ; la deuxième (2004) avait soi-disant évité un bain de sang entre le gouvernement Lavalas et les rebelles soutenus par la Convergence démocratique et le Group des 184, mais, là encore, le réflexe colonial de grands Blancs dirigeant des petits Nègres était douloureusement en évidence sur la terre de Dessalines. La dernière intervention non-militaire étatsunienne en Haïti en 2010, on le sait, avait non seulement violé les notions élémentaires du droit à l’autodétermination nationale, elle a fait aussi une moquerie du respect des élections démocratiques en concoctant, par le menu, l’élection présidentielle, ignorant tout bonnement le vote des électeurs et électrices, y compris les appels du gouvernement central qui était à la fois trop faible, trop compromis et trop passif pour être de quelque valeur. Bref cette sauce est bien connue, elle n’assouvirait ni la faim, ni le bon goût.

Tout cela, bien entendu, sans compter l’intervention traumatisante du 28 juillet 1915, les États-Unis prétextant les actes de violence de la journée, suite à l’exécution de 167 prisonniers politiques ordonnée la veille par le président Vilbrun Guillaume Sam. Une bande d’émeutiers fait irruption dans le palais de la présidence et saccage la place ; n’y trouvant pas le président Sam, qui s’enfuit en catastrophe, les émeutiers le poursuivent et le trouvent réfugié dans la légation de France située non loin de là. Ils le déchiquettent en plusieurs morceaux. C’est cet événement et d’autres actes de violence commis par les rebelles et les partis politiques qui les soutiennent que les États-Unis utilisent pour justifier l’occupation d’Haïti qui s’ensuit et qui a duré plus de dix-neuf ans (1915–1934).

En février 2004, des bandes d’opposants armées menacent Port-au-Prince, le palais national et le président en fonction, Jean-Bertrand Aristide. Elles n’auront pas besoin d’envahir le palais : les troupes spéciales des États-Unis et de la France feront le coup d’État à leur place…

Les États-Unis n’étaient pas guidés par la vertu de la philanthropie quand ils envahissaient Haïti ce jour-là, pas plus qu’ en 1915, en fait, ce qu’ils faisaient effectivement en effectuant l’invasion d’Haïti, c’était d’utiliser la confusion et la faiblesse d’Haïti causées par la guerre civile des années 1902–1915 pour y imposer leur contrôle à la fois militairement, économiquement et politiquement.

Le pari que la soi-disant « communauté internationale » (entendez l’impérialisme franco-anglo-canado étatsunien) a fait en Haïti—via l’imposition de Michel Martelly comme président en macro-dirigeant la politique haïtienne, raffermissant ainsi son contrôle sur l’orientation économique du pays, du coup son choix de société—, avait bien marché pour un temps. Jusqu’à ce que le peuple descende dans la rue en 2018 et ouvre une nouvelle perspective de lutte en s’attaquant à la corruption au sein du régime, le scandale du Petro-Caribe lui présentant une occasion propice.

Le pendant du réflexe interventionniste, c’est la dépendance, un processus prétendument irréversible si on se réfère à l’agissement charitabiliste des gouvernements haïtiens, ou aux préceptes des economic schools, qui enseignent l’inéluctabilité de l’étau capitaliste.

Il y a en effet un certain discours fataliste qui suppose, selon le prédicat de Francis Fukuyama vers la fin du xxe siècle, qui stipulait qu’on aurait atteint « la fin de l’histoire » et des idéologies, et que le marché libre capitaliste est le seul coq qui chante—prenant pour exemple l’insuccès des régimes politiques se réclamant du communisme. En réalité, avec l’avantage analytique que nous permet la distance du temps, on aperçoit que c’est plutôt la dégradation du capitalisme libéral qui est mise en évidence aujourd’hui, le point de putréfaction du processus de profit à tout prix, et son corollaire le pouvoir à tout prix, souvent au prix d’ignorer les impératifs sociétaux et le malheur humain, invitant, à ce stade-là, les gangs armés (ou l’idéologie trumpiste et des QAnon) à faire la relève.

Tout cela est possible jusqu’à un certain point, naturellement, car il y a bien sûr toujours la souveraineté populaire qui, même accablée sous le poids de la domination étrangère et de la tyrannie intérieure, peut toujours, par l’insurrection, renverser l’ordre des choses. C’est ce qu’ont dit essentiellement Antonio Negri and Michael Hardt dans leur excellent ouvrage Multitude publié en 20058.

Le réflexe interventionniste transcende les partis aux États-Unis

Il faut remarquer que le réflexe interventionniste des dirigeants étatsuniens transcende l’affiliation politique des administrations en charge. Il traverse toute la classe politique. Woodrow Wilson, qui donnait l’ordre d’envahir Haïti en 1915, était un démocrate qui s’inquiétait des avancées du mouvement d’opposition des Cacos de Rosalvo Bobo, une coalition urbaine-paysanne qui revendiquait les droits du peuple haïtien, tout près de prendre le pouvoir à l’époque.

John F. Kennedy, un démocrate, membre de la frange libérale du Parti démocrate, n’avait cure de téléguider l’invasion de la Baie des cochons en 1961 contre le régime révolutionnaire du Ché et des Castro à Cuba—ni l’escalade au Vietnam à ce propos. De même pour son successeur, Lyndon Johnson, un démocrate, qui très louablement signait la loi sur la reconnaissance des droits civiques des Noirs en 1964, mais ne s’embarrassait pas d’envoyer, l’année suivante, une force d’invasion en République Dominicaine, y déclenchant des répressions tous azimuts.

Les présidents républicains Georges H. Bush et Georges W. Bush, père et fils, avaient tous les deux envahi Haïti durant leur mandat respectif, le premier pour instiguer le premier coup d’État contre Aristide, le second pour le retirer du pouvoir après y être retourné par Bill Clinton, le démocrate, en 1994.

Je me joignais à l’époque à la revue Tanbou, pour prendre une position très tranchée contre cette intervention militaire étatsunienne. Certes, nous condamnions le coup d’État du 30 septembre 1991 contre Aristide et soutenions le principe et la cause de son retour au pouvoir et de la restauration de l’ordre démocratique constitutionnel en Haïti. Mais nous étions contre la décision de le faire avec l’aide des marines étatsuniens. Nous pensions, surtout, prophétiquement il s’avèrera, que si vous donnez à quelqu’un le droit de vous placer au pouvoir, vous lui donnez également le droit de vous en enlever.

Dans un éditorial en quatre parties publié juste après le vote de la résolution 940 du Conseil de sécurité de l’ONU du 31 juillet 1994 donnant carte blanche aux États-Unis d’intervenir en Haïti, par « tous les moyens nécessaires », pour déloger le « régime de facto illégal » et restaurer « les autorités légitimes » au pouvoir en Haïti, j’ai averti le public que c’est « un véritable trompe l’œil que dissimule très malhabilement son langage magistral… La résolution est à la fois un danger, un piège et une insignifiance. »

Et j’ai expliqué pourquoi cette résolution est tout cela et une mauvaise idée : « Elle est, d’abord, un danger parce qu’elle autorise, cautionne et justifie a priori l’intervention militaire de “l’unique superpuissance” impérialiste dans la crise politique interne d’un pays latino-américain, créant ainsi un dangereux précédent, quitte à violer sa propre Charte constituante. Elle est aussi un piège, parce qu’avec son faux ton indignatoire face aux méfaits du régime putschiste, avec ses envolées légalistes et son semblant de compassion “humanitaire” pour le sort haïtien, elle peut leurrer et illusionner plus d’un—ne serait-ce parce qu’elle vient valoriser leur propre penchant pro-colonialiste, leur ignorance des choses ou simplement leur propre démission. »

Cette résolution est « surtout une insignifiance, j’ai dit, parce que, en fin de compte, les États-Unis n’avaient pas si grandement besoin d’une résolution des Nations-Unies pour mettre en application leur plan interventionniste pour Haïti. La caution légaliste de l’intervention est pur accessoire. En fait, l’intervention militaire américaine proprement dite était déjà, bien avant l’adoption de la résolution 940, un fait accompli ».

Dans cet éditorial, j’ai aussi indiqué pourquoi je pensais que toute l’entreprise était un trompe-œil : « Le tout dernier tour de phrase d’Aristide pour appeler à une “action militaire ponctuelle” pour déloger les putschistes tout en semblant se démarquer de l’intervention-occupation classique, est un trompe-œil dont nous nous étonnons qu’Aristide se soit laissé si aisément attraper. L’intervention militaire impérialiste dans les crises du Tiers-monde n’est jamais “ponctuelle”, ni simplement “chirurgicale” dans le sens d’une opération bénéfique au patient. Au juste, la décision de l’intervention est toujours d’ordre stratégique, motivée par des données et intérêts tangibles qui participent tous des priorités géopolitiques de la puissance intervenante. En fait, les raisons avancées par Clinton lui-même pour a priori justifier l’intervention militaire dévoilent en grande partie le réflexe impérialiste derrière la décision.9 »

Les gens qui préconisent la décision interventionniste peuvent être de bonne foi et croient sincèrement à la panacée interventionniste pour engendrer une situation favorable à la « paix sociale » ou à la « restauration de la démocratie ». Cependant, tout compte fait, ils sont très vraisemblablement des dupés, qui croient encore que la puissance militaire des forces dominatrices du monde impérialiste puisse être mise candidement au service d’une « cause juste » qui, en dernière analyse, condamne la raison d’être même de ces forces dominatrices…

Ce n’est certainement pas tout le monde qui accueille ce nouveau projet d’intervention avec les bras grand ouverts, loin de là. L’hebdomadaire newyorkais Haïti Liberté l’a dénoncé à sa « une » en grandes lettres dans un titre qui dit sans détours « Non à l’intervention impérialiste ! », sous la plume d’Isabelle Papillon qui montre l’espièglerie de l’intention d’intervenir : « La vérité, les pays impérialistes n’ont aucun souci de la souffrance du peuple haïtien, car ils sont l’architecte de notre misère. Le seul souci de l’impérialisme américain à l’égard d’Haïti est qu’elle fait partie des pays qu’il considère comme son “arrière-cour”, où il se donne le droit d’intervenir politiquement et militairement quand il le désire10 », écrit-elle.

Dans une lettre ouverte adressée à Sacha Llorenti, la secrétaire générale de l’ALBA, le directeur du journal, Berthony Dupont, qualifie le projet interventionniste de « grave menace qui pèse sur la région des Caraïbes en général et sur l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique… en particulier. […] C’est une violation flagrante de la souveraineté d’Haïti. C’est une menace pour la souveraineté de tous les pays de la région »11.

Le romancier Lyonel Trouillot pour sa part, qui habite en Haïti, a fait circuler une déclaration où il dénonce le projet d’intervention comme un moyen camouflé pour soutenir le régime en place : « [Cette] force militaire étrangère sera une aide en faveur de la répression que le pouvoir exerce contre le peuple qui réclame sa démission. La solution des problèmes de sécurité est un élément de la solution des problèmes politiques qui doit provenir de la mise en place d’un gouvernement issu des propositions de toute la société haïtienne. Nous invitons les intellectuels, écrivains et artistes du pays à dénoncer l’arrivée de cette force militaire dans le pays. Nous invitons les intellectuels, écrivains et artistes du monde entier à prendre position contre l’idée de dépenser leur argent pour envoyer des forces militaires qui deviennent complices de la répression. Nous demandons aux institutions de défense des droits de l’homme de dénoncer la répression qui s’exerce contre les manifestants, issus pour la plupart des quartiers populaires où les gangs sont actifs. Sous prétexte de combattre les gangs, ils veulent faire taire les principales victimes des gangs.12 »

Les racines de l’instabilité

On n’a pas besoin d’aller trop loin pour savoir que les racines de l’instabilité haïtienne remontent au temps de la plantation esclavagiste, s’intensifiant durant la lutte de libération des ensclavés dans la politique dite « diviser pour régner » des esclavagistes. Cette instabilité, apparemment permanente, est conditionnée par deux facteurs également contributifs et pernicieux : 1) l’ingérence étrangère, avec ce qu’elle implique de politique coloniale et néocoloniale de domination ; 2) le réflexe maladif de crabes dans le panier souffert, tout au long de l’histoire du pays, par sa classe politique.

Jean-Jacques Dessalines et Henry Christophe, lieutenants de Toussaint Louverture engagés ensemble dans la grande cause de libération anticoloniale, composaient avec l’invasion Leclerc derrière le dos de Toussaint. Certes, ceux-ci se rachèteront en poursuivant la lutte de libération jusqu’à son aboutissement, mais le péché originel de la méfiance et de la guerre intestine était déjà commis. Combien de fois n’a-t-on pas vu la répétition, telle une continuité génétique, de cette tare originelle ?

Seulement deux années après que Dessalines a conduit au succès cette grande lutte glorieuse d’élévation nationale des anciens ensclavés, ses frères-ennemis, c’est-à-dire issus du même camp de la résistance anticoloniale, lui tendent un piège au Pont Rouge et l’abattent. François Duvalier pensait que ses pires ennemis étaient parmi ses amis ; il les éliminait l’un après l’autre.

Pour longtemps, tout au long du xixe siècle, la recette de la prise du pouvoir était conçue et appliquée selon un schéma prédictible : l’ambitieux aspirant présidentiel organise un groupe armé dans les provinces, attaque les villes principales comme Gonaïves, Saint-Marc, Petit-Goâve ou Léogane, se dirigent vers Port-au-Prince qu’il conquiert sans trop de difficultés, et se nomme président. Il est là jusqu’à ce qu’un autre aspirant comploteur, souvent issu de son sein, poursuive la même voie. C’est un peu caricatural, mais vous avez l’idée.

Ma mère m’a révélé qu’une langue vipère rapportait à François Duvalier que Lucien Daumec, son ami d’université, parlait contre lui derrière son dos et ambitionnait sa position. Pour en être certain, Duvalier décide de tendre un piège mental å Daumec. Il feint de n’être plus intéressé à rester au pouvoir et demande à Daumec de le succéder. Si Daumec l’encourage à rester, ce sera la preuve de sa loyauté. Si, par contre, il accepte la proposition avec un tant soit peu d’enthousiasme, ce sera la confirmation de sa traîtrise.

Selon ma mère, qui était la cousine de Lucien Daumec du côté paternel, il accepte la suggestion de Duvalier, allant jusqu’à organiser une réunion de campagne présidentielle à Carrefour-Feuille. Naturellement toute cette intrigue pourrait être le fruit de l’imagination de ma mère, mais c’est tout de même une réflexion du réflexe de suspicion et de questionnement de la loyauté des autres qui contamine la biopolitique haïtienne.

Pour la petite histoire, rappelons aux lecteurs et lectrices, que trois frères Daumec ont été assassinés par le régime de François : Lucien, Marcel et le sénateur Dato Daumec. Je revis encore la profonde douleur que ces morts avaient causée à toute la famille, y compris leur mère Madame Auguste, qui restait alitée jusqu’à sa mort.

Un tel état d’esprit, joint à l’action délétère de la bourgeoisie parasite, toujours en quête d’un avantage qui sert ses intérêts mesquins, plus l’impérialisme néocolonial poursuivant ses propres intérêts et cherchant toujours des alliés compromis, ne pourraient qu’aboutir à la situation déplorable et détériorée que nous connaissons aujourd’hui.

Pour une solution « haïtienne » de la crise

Nous mentionnons plus haut les valeurs humanistes haïtiennes, parce que, n’en déplaise aux psychopathes du pouvoir qui se sont succédé en Haïti, le pays était né dans la lutte pour la liberté et la dignité de l’Être, et il était bien conscient non seulement des dangers que recèle son choix, mais aussi des responsabilités qui lui incombent, comme le témoignent les aides matérielles de Dessalines à Miranda, et de Pétion à Bolívar dans un moment où Haïti était vulnérable et placée en quarantaine comme pays vilain, pays bête noire de toutes les grandes puissances de l’époque.

Avec une grande culture, une langue nationale parlée sur toute l’étendue du territoire, un peuple toujours résistant, des ressources minières supposées immenses, une diaspora formidable résidant à travers le monde, une histoire riche de solidarité avec les autres peuples opprimés, qui me l’a fait surnommer la mère de l’Amérique latine, Haïti a une grande chance de se remettre, parce que, Haïti, comme je l’ai dit ailleurs, est le projet de l’Être, le pays fondateur de notre modernité. Il lui faut seulement une autre politique pour honorer la grande vision de son projet originel. Une autre politique qui poursuit une approche endogène à la problématique, vers une solution « haïtienne » de la crise.

Le soutien militaire à la police nationale pour l’aider à établir et maintenir la paix publique est justifiable seulement si elle n’est pas une manœuvre pour raffermir les muscles répressifs du régime de facto, du coup l’aider à perpétuer son emprise sur le pays. L’impératif sécuritaire est certainement important pour un peuple qui souffre tant de l’arbitraire des bandes de sanguinaires armés, mais toute aide en ce sens doit être accordée à une autorité légitime chargée à faciliter l’ordre publique, et cela dans une démarche englobante, tenant place dans le cadre d’une discussion nationale sérieuse pour valider les prescriptions constitutionnelles.

C’est à la lueur d’une telle considération constitutionnelle que doit se mener toute praxis conséquente pour sortir de la crise générale d’aujourd’hui. Toute autre démarche n’est qu’un artifice pour donner le change et laisser l’impérialisme étatsunien ou canado-français renforcer leur soutien à leurs amis et coquins locaux, au détriment d’une perspective nationale, comme l’Histoire l’a malheureusement trop montré.

—Tontongi Boston, 1er novembre 2022. Cet essai est également soumis à l’hebdomadaire newyorkais, Haïti Liberté, à la revue en ligne martiniquaise Potomitan et au quotidien port-au-princien Le National

Notes

1.Cf. Ricardo Seitenfus, L’échec de l’aide internationale à Haïti, édition 2020, North Haven, Connecticut.
2.Edmond Mulet, on se rappelle, était le représentant spécial du secrétaire général pour Haïti et ancien chef de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti.
3.Ibid… SGNU = Secrétaire général des Nations-Unies.
4.Albert Ramchand Ramdin a été assistant secrétaire général de l’OEA de 2005 à 2015. Il vient de Suriname.
5.Sophie Hills, “Intervention in Haiti: Can the world respond without interfering?” (« Intervention en Haïti : le monde peut-il répondre sans intervenir ? »), Christian Science Monitor, 18 octobre 2022.
6.David Brooks, “The Underlying Tragedy” (« La tragédie sous-jacente »), New York Times 14 janvier 2010.
7.Cf. Pooja Bhatia “US-backed foreign intervention has led to the disaster in Haiti” (« L’intervention étrangère soutenue par les États-Unis a conduit au désastre en Haïti »), The Guardian, mercredi 19 octobre 2022. Notre traduction de l’anglais.
8.Antonio Negri and Michael Hardt, Multitude: War and Democracy in the Age of Empireéd. Penguin Books, 2005.
9.Éditorial de la revue Tanbou, « De la Résolution 940 du Conseil de Sécurité », édition été 1994.
10.Isabelle Papillon, « Non à l’intervention impérialiste ! », Haïti Liberté du 26 octobre au 1er novembre 2022.
11.Ibid… ALBA : l’Alliance bolivarienne pour les Amériques.
12.Lyonel Trouillot dans une déclaration envoyée à un groupe courriel et publiée dans la revue Tanbou du mois d’octobre 2022.

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