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Papadòs s’accuse, se défend et nous parle de l’avenir

Une interview avec Fritz Dossous, alias Papadòs, qui nous parle de son théâtre, de sa dernière pièce, de l’Idéologie de fuite et du rôle de l’œuvre artistique dans le processus révolutionnaire [l’interview est réalisée par Tontongi pour la revue Nouvelle Stratégie en 1985.]

Papadòs sur scène.

Nouvelle-Stratégie

Puisque votre dernière pièce, Yon malèt kado pou Ayiti, a fait beaucoup de bruit, commençons par elle. Paul Cauvin, à Haïti-Progrès, a fait état de certaines faiblesses de la pièce, comme par exemple les jeux d’acteurs, qu’il dit manquer de cohérence, un trop-plein de comédie qui envoile le message central, etc. Bien que le public de Boston, lui, ait réagi d’une manière plutôt favorable, il paraît que ce que vous appelez les « théâtreman » n’ont, eux, que des critiques pour la pièce ?

Papadòs

Je donnerais volontiers 75% de points positifs à l’article de Cauvin, car à la vérité certaines de ses critiques sont indiscutablement correctes. Cependant, d’autres remarques qu’il y a insérées sont carrément osées. Quand il dit, par exemple, que la pièce est écrite à la manière de Justin Lhérisson, qu’elle est « grotesque » etc., il exprime une opinion qui est loin de traduire la vérité. Je pense qu’il a basé sa comparaison sur un simple détail de la pièce, quand la voisine a fait parvenir à Jésuilom un billet écrit dans un français créolisé où, pour justifier sa sollicitation d’argent, elle a dit : « Mr Jésuilom, depuis une semaine ma chaudière n’a pas monté le feu.» C’est évidemment cette phrase isolée qui décide Cauvin à faire la comparaison avec Lhérisson. Pour ce qui concerne l’excès de comique, il faut comprendre que le personnage Rabouk de la pièce est fondamentalement comique par la lâcheté et la peur dont il est continuellement tenaillé ; or la trouille, au théâtre haïtien, est traditionnellement comique. Il y a surtout le fait que c’était moi-même qui jouais le rôle de Rabouk ; dans la perception du public tout ce que je fais ne doit être que comique : si je ris le public rit, si je pleure… il n’en rit pas moins ! C’est plus fort que moi.

N-S.

Nous au Nouvelle Stratégie qui avons vu la pièce, nous ne sommes pas d’accord avec la qualification de grotesque formulée, nous avons relevé au contraire une certaine continuité dans le théâtre de conscientisation et de dévoilement que Teyat Lakay a traditionnellement représenté ; mais certaines critiques, comme vous le reconnaissez vous-même, sont plus que fondées : que comptez-vous faire pour diminuer les faiblesses relevées ?

PPD.

Il faut connaître avant tout les conditions difficiles dans lesquelles nous travaillons. L’énormité des tâches et l’absence de « bras » font que très souvent nous devions « doubler » les personnages pour combler les vides. Yon malèt kado pou Ayiti, par exemple, devait avoir normalement douze acteurs au lieu des six présentés : ce qui nous a mis dans la nécessité de « doubler ». Un personnage initialement tragique peut ainsi devenir comique dans un autre acte ou encore quelque chose d’autre dans un autre… Naturellement, la scène elle aussi en souffrit grandement : à la place de billets écrits, de cassette électronique, etc., des figurants réels pouvaient intervenir dans des décors appropriés ; mais nous avons dû nous débrouiller avec les moyens du bord. L’excès de comique ? Je vous répète que c’est plus fort que moi. Rappelez-vous le personnage de Yon fou nan Pòtoprens, eh bien, c’était un type foncièrement tragique, qui disait des choses sérieuses, mais ça n’a pas empêché au public de rire après pratiquement chacune de ses répliques.

N-S.

Il y a une dimension dans Yon malèt kado pou Ayiti que la majorité des critiques a choisi d’ignorer complètement, c’est ce que nous pouvons nommer sa thématique virtuelle : un fils qui n’envoie pas d’argent pour longtemps et qui rentre soudainement muni d’une mallette remplie, non pas de cadeaux, comme on l’attendait normalement, mais d’armes à feu, de mitraillettes… Bref, une critique en règle de l’Idéologie de fuite et de la mentalité d’assistés que nous avons nous-mêmes dénoncées dans un récent article. Pour nous, c’est un bon signe que de voir le théâtre s’attaquer à cet aspect fondamental de notre situation. Tout le monde est d’accord que le problème est en Haïti et que seuls les Haïtiens sont capables de le résoudre, mais nous continuons à voir le pays et à nous comporter comme un vaste asile d’assistés sociaux et de mendiants dont l’ultime rêve est de fuir. Êtes-vous conscient de cette thématique et comptez-nous continuer dans cette direction ?

PPD.

Sachez que dans cette pièce j’accuse pratiquement tout le monde, à commencer par moi-même, de lâcheté d’avoir fui le pays et ses problèmes au lieu de rester et de les combattre de front. C’est de ma part une sorte d’acte de constriction pour avoir réalisé ce grand mal fait à notre pays. Entre les années soixante et les récentes vagues d’émigration plus d’un million d’Haïtiens ont ainsi quitté le pays pour s’installer à l’étranger. Bien entendu tout le monde vous parlera de son rêve de retour, mais en réalité seulement toute une petite minorité s’en décidera, car, comme l’Histoire l’a amplement montré, après un certain nombre d’années passé en pays étranger la possibilité de retourner au pays d’origine devient moins certaine. Le cas des Syriens et des Juifs d’Haïti est ici très typique : on peut concevoir qu’ils n’avaient pas l’intention d’y demeurer pour la vie ! En ce qui concerne les Haïtiens vivant aux États-Unis, on peut affirmer avec plus ou moins de certitude qu’ils n’abandonneront pas facilement les avantages, supposés ou réels, qu’ils en tirent. Autant que passe le temps autant que les liens se relâchent ; les enfants grandissent et deviennent plus américanisés, cela dit : ne vous étonnez pas si demain ce seront nos propres enfants que les Américains enverront en Haïti pour nous combattre…

Tout cela indique combien nos problèmes sont complexes et combien il est urgent de les poser dès maintenant. C’est ce que j’ai essayé de faire à travers le personnage de Jésuilom : montrer sans trop de formalisme la nécessité de reposer le problème de la fuite des Haïtiens dans une perspective de lutte à l’intérieur, dans une perspective de solidarité politique entre les Haïtiens de l’intérieur et ceux de l’extérieur afin de démasquer et de chasser les « mardi-gras » de là-bas.

N-S.

Pouvez-vous nous faire l’historique des circonstances qui ont produit Teyat Lakay et pourquoi ce théâtre-là, ce théâtre de conscientisation politique, mais pas un autre ?

PPD.

Sans vouloir me vanter, je dois d’abord affirmer que ce n’est pas par hasard que je produis ce type de dramaturgie. Depuis mon adolescence, déjà en Haïti, j’écrivais des poèmes explicitement politiques. Naturellement, il n’était pas question de les publier ni de les lire sur les ondes, mais seulement pour vous dire que le germe était là. Dès ma venue ici, en 1974, je me remettais à écrire. Ma première pièce, Clichés d’une époque, a été écrite dans l’optique d’éducation politique qui caractérisera toutes mes œuvres dramatiques ultérieures ; bref, pour moi l’œuvre d’art ne doit pas être gratuite. Vous savez, chaque époque a sa chanson, si l’époque que traverse votre pays est une époque de richesse et de joie, il est normal de chanter la richesse et la joie, mais si en revanche l’époque est une époque de tristesse, de tribulations et de lutte, comme il est malheureusement le cas aujourd’hui d’Haïti, l’artiste a donc pour devoir d’exprimer cette réalité afin d’en dévoiler toute l’hypocrisie. Bien entendu, cela doit être vrai pour toutes les autres catégories, les intellectuels, les travailleurs, les femmes, etc. Tout, tout le monde doit se joindre à la grande croisade contre la tyrannie, la pauvreté, contre le précipice où s’enfonce le peuple haïtien.

N-S.

Oui, vous avez raison ; Jean-Paul Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, a lui aussi fait allusion au rapport de réciprocité que l’artiste ou l’écrivain soutient avec son public ; il a dénoncé l’art pour l’art qui, très souvent et sous prétexte de chanter la « beauté », ne fait que cautionner un statu quo fait d’oppression et d’exploitation. Puisque l’artiste n’est pas tombé du ciel, dit-il, puisqu’il boit, mange et dort comme tout le monde, l’art authentique est celui qui exprime la réalité sociale environnante dans sa totalité…

PPD.

Oui, Sartre a montré que toutes les formes d’art et de littérature sont engagées, même celles qui prétendent le contraire.

N-S.

Absolument, elles sont engagées dans l’autre camp. Une autre question, Papadòs : Il y a ces derniers temps une sorte d’offensive subtile mais réelle venant du côté des artistes, particulièrement de ceux de la Diaspora, je cite pêle-mêle : Manno Charlemagne, Farah Juste, Moumousse, Anaïka, Idi [Jawar] Akim, le groupe Zeklè etc. pour la chanson ; Teyat Lakay, Koralen, Franckétienne, Konpè Plim, Sito Cavé etc. pour le théâtre ou encore Paul Laraque, Frantz Minuty, Michel Soucard, Cauvin Paul et d’autres poètes créolophones, pour la poésie etc. Comment voyez-vous cette offensive ? Comment concevez-vous le rôle des artistes dans le processus révolutionnaire, y compris après la prise du pouvoir par le peuple ?

PPD.

Je l’ai plus ou moins déjà dit : le rôle des artistes ne doit être rien de moins qu’une entreprise de dévoilement, de démasquation, des mardi-gras. Pour ce qui a trait à l’offensive dont vous parlez, je la trouve très positive ; souhaitons seulement qu’elle continue dans un sens moins individualisé, plus organisé, car l’assaut final contre le duvaliérisme doit être un assaut collectif regroupant toutes les forces qui luttent pour le changement. Le rôle des artistes après la prise du pouvoir ? Je le vois, du moins pour ce qui concerne le théâtre, comme un prolongement autrement important du travail précédent. Après la Révolution, c’est-à-dire après un changement réel et total au niveau des structures de corruption et d’exploitation, le théâtre gardera encore toute son importance car, ne l’oubliez pas, les anciens profiteurs du ci-devant système d’oppression ne manqueront pas de vouloir le réimposer, le théâtre alors sera un théâtre de vigilance et de rééducation continue afin de consolider les acquis de la Révolution.

N-S.

Merci pour l’interview Papadòs ; tenez ferme ! Un dernier mot ?

PPD.

Je remercie également la Nouvelle-Stratégie, particulièrement Eddy [Toussaint] et Gillian [Turner], de nous avoir donné l’opportunité de communiquer avec ses lecteurs. Le travail que vous faites est très remarqué et très utile à la communauté. Je serai pour ma part toujours disponible pour vous apporter ma collaboration.

—propos recueillis par Eddy Toussaint alias Tontongi, pour la revue Nouvelle Stratégie, édition janvier 1985, Volume II No 2.

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