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Brûler l’État !

—par Samy Janvier publié pour la première fois sur Facebook en octobre 2018

Les événements du 6, 7 et 8 juillet 2018 marquent désormais un tournant dans la lutte des couches les plus vulnérables pour un changement de leurs conditions socio-économiques. Il n’est pas superflu de rappeler que lors de ces événements, survenus à la suite d’une augmentation drastique des produits pétroliers par le gouvernement Moise-Lafontant, des casses, des pillages ont été enregistrés. Des voitures de particuliers ou d’entreprises publiques et privées ont également été incendiées. Ces mouvements plutôt spontanés ont eu l’effet d’une bombe à travers tout le pays que les déclarations successives de l’ancien Premier Ministre M. Jack Guy Lafontant et du Président de la République, M. Jovenel Moise, n’ont pas pu calmer. Depuis ces événements qui ont occasionné la chute d’un Premier Ministre et de son gouvernement, la situation politique et socio-économique en Haïti n’est plus la même.

Tout le monde vit soit dans l’attente ou dans la crainte que de tels évènements se reproduisent. Sur les réseaux et dans les conversations courantes de citoyens, ils disent souvent que certaines institutions publiques et/ou entreprises privées, qui représentent selon eux le symbole de leur oppression et la source de leur misère, doivent être brûlées. On se rappelle du fameux tweet du Président de la Chambre basse déclarant détenir des informations faisant état d’un complot visant à incendier les locaux du Parlement haïtien. Car les parlementaires ont été pointés du doigt comme faisant partie de ceux qui sont responsables de la situation actuelle du pays et sont accusés à la fois de corrompus et de corrupteurs. Certaines personnes, un peu trop pressées d’ailleurs, n’hésitent pas à qualifier les événements du 6, 7 et 8 juillet 2018 d’un début de la révolution qui devra libérer Haïti et renverser la situation actuelle.

À la suite de ces événements, un autre mouvement est né à travers les réseaux sociaux. Il s’agit du Petrocaribe challenge où des citoyens vivant en Haïti comme à l’étranger décident de demander des comptes sur l’utilisation des fonds de l’accord Petro Caribe survenus entre les États haïtien et vénézuelien en 2008 pour la vente à crédit de produits pétroliers dont les bénéfices devraient être investis dans des projets d’envergures visant à améliorer la situation du peuple haïtien pour lequel la République bolivarienne du Vénézuela reconnaît une dette morale. Kot kòb Petro Karibe a ? est le leitmotiv qui retentit sur tous les réseaux sociaux. Des citoyens qui en général ne se mêlaient pas de la politique se retrouvent à demander eux aussi où sont passés les fonds de l’accord Petrocaribe ? Il s’agit de 3.8 milliards de dollars américains dépensés au nom du Peuple haïtien dans des projets d’infrastructures dont le peuple n’arrive pas à retrouver les traces. C’est l’ancien Premier Ministre Laurent Salvador Lamothe qui a lui-même dit que cet argent a servi pour construire 25 stades de football à travers tout le pays. Or, l’audit social mené par les Petro challengers, ainsi les appelle-t-on, ont montré des photos de quelques terrains de jeu pour la plupart inachevés et qui ne sauraient coûter le montant qui a été dépensé. De ce fait, l’on est de demander où se trouve l’argent ?

À ce stade des faits, il y a deux remarques à faire : premièrement, il n’existe pas directement un lien entre les événements du 6 juillet et les petro-challengers. Si les deux mouvements ont le pétrole à la base, ils ne se réclament pas mutuellement. Ainsi dit, les pétro-challengers se démarquent de la violence, même si certains supporteurs du mouvement Petro Caribe s’en réclament. Tout compte fait, il n’existe aucun lien organique entre les Petro-challengers et les Six-juilletistes. La deuxième remarque vient du fait que les Petro-challengers se démarquent aussi des politiciens et politiques qui ont bien avant eux entamé la reddition des comptes sur ces fonds. En effet, il y a eu un premier rapport du Sénat mené par le fameux Youri Latortue, qui a dû laisser la tête de la Commission Ethique et anti-corruption du Sénat au Sénateur Beauplan qui a finalisé le premier rapport et dont les résultats ont indexé plusieurs actuels et anciens hauts dignitaires de l’État appartenant aux gouvernements de René Préval à Jovenel Moise et Jovenel Moise lui-même. Il s’agit là, après le procès de la consolidation, l’un des plus grands scandales de corruption que la république haïtienne n’ait jamais connus. Le Président de la République et la majorité au Sénat ont tenté d’enterrer ce rapport en l’envoyant à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux administratifs pour une enquête plus approfondie. Mais l’affaire avait déjà été récupérée par la Société et des citoyens ont déjà commencé à porter plainte et les bases juridiques d’un procès étaient en train d’être jetées.

Cependant, les Petro-challengers ne s’inscrivent pas dans la continuité des actions déjà entreprises par des politiciens ou des acteurs de la société civile et ne s’inscrivent non plus en faux par rapport à ces mouvements parallèles. De la demande de reddition de comptes à travers les réseaux sociaux à l’organisation de manifestations de rues, les Petro-challengers ont évolué. Plusieurs manifestations ont été organisées mais celle du 17 octobre 2018 a été particulièrement intéressante en ce sens qu’elle a drainé une foule immense. Aujourd’hui, désormais, les Petro-challengers constituent un nouvel acteur politique avec lequel il faudra compter. Avant ils se disaient sans leaders mais peu à peu certains leaders émergent et parlent au nom du groupe. La reddition de comptes des fonds de l’accord Petro Caribe doit nécessairement passer par le départ du Président de la République car il est lui-même impliqué dans le scandale. Toutefois, les Pétro-challengers disent qu’ils ne sont pas encore là. Mais n’écartent pas une telle possibilité. Une bataille de nuance pour une même bataille. La réticence des Pétro-challengers envers les politiciens vient du fait que la perception globale veut que tous les politiciens haïtiens sont tous des corrompus car trop souvent ils changent de camps sans souci d’idéologie et de position politique ou encore ils sont trop avides de pouvoir.

Entre les six-juilletistes, les Pétro-challengers et les politiciens traditionnels, trois propositions politiques se retrouvent sur le tapis :

  1. Il faut bruler l’État (6, 7, 8 juillet) ;
  2. Les jeunes non-corrompus doivent prendre le pouvoir (Pétro-challengers) ;
  3. Jovenel Moise doit partir pour faire place à une transition politique.

Par dérogation au principe de l’ordre croissant, permettez que notre analyse commence par le deuxième point. Après la grande manifestation du 17 octobre 2018, les Petro-challengers, étonnés de leur force et de leur capacité de mobilisation ont jugé nécessaire de commencer à consolider cette force et investir l’espace politique. Cette déclaration d’un des Pétro-challengers a été des plus éloquents : « …Sa nou pa janm vle konprann, Ayiti w vle an, se ou ki pou batay pou li. Pouvwa pa gen blag ladann non. » Peu à peu se dégage parmi les Pétro-challengers l’idée selon laquelle ils doivent investir les espaces de pouvoirs sinon ils auront travaillé en vain. Et le mouvement Petro-Caribe se transforme en un mouvement plus politique que citoyen sous le slogan : « Ayiti nou vle a ! » Et Ayiti nou vle a a déjà un rendez-vous placé pour le dimanche 11 novembre prochain en vue de proposer un nouveau modèle de société autrement dit un nouveau contrat social. Alors que des rencontres se multiplient pour proposer un nouveau modèle de société, la mobilisation des rues continuent et le prochain rendez-vous est prévu pour le 18 novembre à l’occasion de la bataille de Vertières. Structuration et mobilisation, le mouvement Petro Caribe Challenge/Ayiti Nou vle a est en train de s’implanter dans le paysage politique en Haïti.

Parallèlement, les politiciens traditionnels ne jurent que par le départ de l’actuel Président de la République. Me André Michel qualifie de grande naïveté toute personne qui croit que le procès Petro Caribe peut avoir lieu sous le gouvernement de Jovenel Moise. Ils pensent que M. Moise n’a ni la volonté ni la capacité de mener un tel procès. Entre temps, les démarches judiciaires se multiplient du côté de l’opposition. Alors que le pouvoir se lance dans un vaste mouvement dilatoire, s’agitant dans tous les sens, faisant croire à une certaine volonté politique de faire la lumière sur les fonds du Petro Caribe, mais heureusement, la société toute entière s’en est emparée et l’on ne peut plus faire marche arrière.

Pendant que les Pétro-challengers se préparent à prendre le pouvoir, l’opposition attend ou précipite le départ du Président de la République et que le gouvernement continue à ignorer les cris de la société et s’investit davantage dans la démagogie et la propagande politique. Il y a un volcan qui se prépare aussi à entrer en ébullition. D’ailleurs, on l’a déjà vu en action et ce n’était qu’un entrainement. En effet, ce que nous appelons ici les Six-juilletistes ne sont pas des personnes connues ni des leaders qui ont peine à se dévoiler et qui se voilent la face. Ni des politiciens véreux qui mentent impunément tous les jours, mais une puissance de feu. Le Six-juilletisme est une réaction spontanée de nos inconséquences. Tous les marqueurs économiques sont en rouges. Le dollar américain continue à gagner du terrain. Aujourd’hui, il faut environ 75 gourdes pour un dollar. La vie chère bat son plein. Le pays s’enlise alors que les débats se multiplient et les batailles rangées s’enchainent. Comme quoi, le jeune qui a grandi dans l’adversité depuis sa tragique enfance jusqu’à ses 16 ans aura le temps de demander des comptes ? Celui qui a dû se battre contre le froid, la faim, les abus sexuels, le soleil et les mauvais temps prendra le temps d’identifier qui est nantis ou qui ne l’est pas ? Cet enfant-là qui n’a pas connu les bancs de l’école ni la douceur des jambes de sa mère, pourra-t-il savoir qui est innocent ou qui ne l’est pas. Paraphrasant Jacques Roumain dans Gouverneurs de la rosée, ils diront à l’instar de Délira Délivrance : Nous brûlerons tous… Et les politiciens, et les Petro-challengers, et les gouvernants et les gouvernés ; les innocents comme les coupables ! Le Six-juilletisme est l’action qui portera le feu à ce qui reste de l’État qui, au lieu de les nourrir, a préféré manger ses propres fils, pour citer Achille Mbembe. Le six-juilletisme est ce mouvement qui ne pourra ne pas advenir, si les élites s’entêtent à fonctionner dans la plus grande cécité. Et il aura tout emporté sur son passage. Il n’a pas de date précise, ni de leaders encore moins de structure propres. Il n’a ni radio ni télé encore moins les réseaux sociaux. Il n’a ni conscience ni morale propres. Il ne fera pas de différence entre casse et pillage, entre vol et rapine. Il ne sera pas révolutionnaire. Il ne voudra rien changer. Il voudra tout simplement bruler l’État et tout ce qui bouge. Et ce sera la loi de la jungle.

Tout compte fait, l’action politique en soi devrait se converger à éteindre ce volcan en ébullition. Pour ceux qui sont adeptes du cinéma, c’est la bataille contre les Marcheurs blancs, l’armée des morts qui prévaut sur les batailles rivales (Games of Thrones). Ils seront nombreux et sans pitié. Ils ne parleront pas la langue des réseaux sociaux. Or, Brûler l’État, ce n’est pas mettre le feu dans les édifices publics. D’autres édifices seront construits et l’on recommence à fonctionner pour la plus belle. Brûler l’État, c’est d’abord empêcher que des élections frauduleuses portent à la tête des institutions des voleurs et des corrompus. Brûler l’État, c’est empêcher que des puissances étrangères infiltrent nos instituions pour y placer leurs valets. Bruler l’État, c’est éradiquer la corruption sous toutes ses formes.

Mais comment y parvenir ? Comment brûler l’État sans y mettre le feu ? Naturellement pas en projetant simplement « Ayiti nou vle a ». Mais surtout en détruisant d’abord « Ayiti nou pa vle a ». Car les racines de celles-ci sont profondes et nombreuses. Seule la naïveté peut amener une personne ou un groupe de personnes à croire que l’on peut changer ou renverser une situation en empruntant les mêmes voies. En marchant sur ses plates-bandes. Cette tentative du tout nouveau tout neuf a déjà échoué par le passé. Je suis jeune donc je suis clean. Par conséquent, je vais prendre le pouvoir à la place des politiciens traditionnels. Il s’agit là d’un optimisme béat qui pue la naïveté politique et le désir de vedettariat.

Je voudrais conclure en utilisant une formule de Faubert Bolívar, qui, écrivant une critique du livre du feu Maximilien Laroche, L’avènement de la littérature haïtienne, avait dit pour conclure son texte qu’« autant la littérature haïtienne est à venir, autant le texte pour le dire est aussi à venir ». Je dirai pareille en imitant Bolívar pour dire qu’autant Ayiti nou vle a est à venir, autant le groupe qui l’annoncera est aussi à venir.

—Samy Janvier octobre 2018

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