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Adieu Jacques Borges le «Parrain» de Boston»

—par Charlot Lucien

Tu as mené le bon combat, Inspiré, motivé et fait des disciples. Tu as établi si besoin est, la contribution de l’immigrant à la terre d’accueil. L’ingénieur Jacques Borges nous a quitté en ce 25 novembre à 85 ans en sa résidence à Brockton, Massachusetts. La communauté haïtienne de Massachusetts, la confrérie des ingénieurs haïtiens de la diaspora, subissent une perte majeure. (Voir ci-dessous un article antérieurement paru en 2003 en anglais, et édité en français en 2014 pour le Nouvelliste, toujours d’actualité.)

Jacques Borges avec sa femme Mona.

Jacques Borges avec sa femme Mona.

La couronne de cheveux gris argentés qui entoure son haut front inspirerait plutôt de la déférence et du respect, mais une fois que ce sourire spontané illumine son visage, ou que sa voix rocailleuse, genre Al Pacino, s’adresse à l’interlocuteur, on se rend compte immédiatement que cet homme, jeune de quatre-vingts ans comme il aime à le rappeler, ne s’incommode point de certaines formalités que confère l’âge. Doté d’une mémoire prodigieuse, Jacques Borges reste l’une des sources d’information les plus prolifiques de la communauté haïtienne du Massachusetts—que ce soit sur un terrain de sport bruyant, dans la salle de conseil d’administration d’une institution financière, ou sur un chantier de construction, transpirant sous un casque industriel. Vous voulez parler de football ? Peut-être de l’année précise où le Victory Sportif Club infligea une défaite au Racing Club Haïtien en 1947 ? Ou de ces années glorieuses où le Jazz des Jeunes ou l’Orchestre de WÉBERT SICOT dominaient la scène musicale ? Il est votre homme. Ou de quelques structures souterraines de la ville de Brockton dans le Massachusetts, ou d’une certaine ville de la Géorgie ? Il est encore votre homme.

Quand je lui fîs un appel pour l’avertir que je devais lui servir « un coup de journal », il me fit une de ces réponses à la Borges : « Moi ? Qu’est-ce que j’ai encore fais ? » « Justement, c’est là le problème. Je suis en train d’investiguer. » Investigué-je ? Son ami de longue date, le détective Yves Dambreville de la police de Boston, et ancien formateur à la Police nationale, me confia : « Pour moi, Jacques est le parrain de cette communauté. Il est l’un de ses membres les plus dévoués que je connaisse. Pense à son âge et où il réside, et l’on se demande comment il s’arrange pour toujours répondre présent quand la communauté a besoin de lui.» Sa femme Mona avec laquelle il est marié depuis 53 ans renchérit : « Il est le genre d’homme sur lequel et les amis et les parents peuvent compter. Ne demande pas comment ses enfants le considèrent comme le meilleur père au monde malgré son horaire surchargé.» Henri Milorin, un vétéran retraité de l’armée américaine, renchérit : « Il est un grand frère pour beaucoup et pour moi en particulier. Il est rare de pouvoir accomplir quelque chose de sérieux dans la communauté sans consulter Jacques.»

Un enfant du pays Jacques Borges est né le 15 novembre 1934 à Port-au-Prince, fils de Maurice Liautaud et de Simone Borges, dont le père fut ambassadeur à Cuba dans les années 1930 sous le président Vincent. Après des études à l’institution secondaire Saint-Louis de Gonzague, un passage dans les boys scouts en 1952, il décrocha un diplôme en génie civil à l’École Polytechnique de l’Université d’État d’Haïti en 1959, et plus tard une maîtrise en administration à Suffolk University à Boston. Il considère sa transition d’Haïti à Boston comme l’une de ces rares exceptions heureuses pour un professionnel haïtien doté d’une solide formation. Les expériences acquises sous la férule des ingénieurs et scientistes Parnel Marc, Eugène Roy, Pierre Saint-Come, Alexandre Goutier l’avaient préparé à se jeter d’emblée dans le marché professionnel, sans faire l’expérience de certains « jobs » qui démoralisaient tant les nouveaux immigrants académiquement formés. « Je te dirai que sans la formation extraordinaire reçue à l’École Polytechnique en 1959, je n’aurais pas pu m’adapter professionnellement. Mes collègues rencontrés aux États-Unis et dans les Antilles te diront la même chose, et encore que nous ne disposions pas de laboratoires sophistiqués… » Contacté au Québec, quelques années de cela, le professeur Marc Parnel, alors âgé de 82 ans, confirma : « J’avais vite noté en lui un étudiant brillant, studieux et doté d’un bon sens des relations sociales. Il a gardé un sens de la fidélité envers ses anciens professeurs. Il m’a rendu visite après une opération à l’hôpital. Je ne m’y serai jamais attendu… »

Charlot Lucien et Évangeline de visite avec Jacques Borges en convalescence, septembre 2019.

Charlot Lucien et Évangeline de visite avec Jacques Borges en convalescence, septembre 2019.

Les débuts aux États-Unis vers la fin des années 1960 lorsque Jacques Borges laissa la firme de génie Pavlo à New York et s’établit à Boston, il n’y avait qu’un groupe réduit d’Haïtiens concentrés dans les parages de Mattapan et de Dorchester. Ils se rencontraient souvent au cours des années soixante-dix, organisant des convois—la caravane—grâce aux chanceux qui possédaient une voiture. Ils se rendaient chez des amis où ils dégustaient la soupe de giraumont du dimanche, jouissaient d’un bon jeu de domino ou de cartes—bésigue —, tout en évoquant le bon vieux temps et parlant politique. C’était le temps où la communauté haïtienne de Boston, du Massachusetts, s’il faut être plus exact, ne disposait point de plus d’une vingtaine de programmes de radio, d’une dizaine de programmes de télévision ou de l’indispensable téléphone portable. Les informations sur le pays se transmettaient de bouche à oreille, par le biais de ces coups de fil d’un parent enfermé dans une cabine de la Teleco, surveillant un espion du régime ou un tonton macoute susceptible.

Avec le temps, Jacques élargit sa participation, de la « caravane » à la création d’institutions publiques visant à revitaliser la vie culturelle et sociale de la communauté. En tant que trésorier, de membre fondateur, de membre de conseil de direction, ou de contributeur financier, on va retrouver son nom associé à la création du Volo-Volo de Boston, de la Fondation haïtienne de reconnaissance et du mérite, de la HAPHI (Haitian American Public Health Initiatives / Initiative de santé publique haïtiano-américaine), du Comité de soutien du sport en Haïti, de la Fondation du conseil haitiano-américain, etc. Au fil du temps, il a accumulé toutes sortes de distinctions : du Sénat de l’État du Massachusetts, du maire de la ville de Brockton ou de ses compatriotes—il a été nommé haïtien-américain de l’année.

Au niveau professionnel, après des passages dans plusieurs firmes à New York, Atlanta, Miami, Géorgie, Los Angeles et Boston, il ouvrit sa propre firme, JAB and Associates en Floride, avant de devenir le vice-président de Bryand and Associates à Boston en 1989 et d’aller travailler pour la ville de Brockton en 1999. En 1999, il fut sélectionné par la Boston Society of Engineers pour recevoir le prestigieux prix Lester Gaynor, qui honore les ingénieurs qui se sont distingués dans leur carrière et sont devenus ingénieurs pour une municipalité. Il sera célébré au cours de ce mois de novembre, à l’occasion de son 80e anniversaire, par ses collègues de la Société des ingénieurs et architectes haïtiens de Boston. L’ingénieur Luckner a expliqué ainsi l’initiative de ses collègues : « Pour nous, Jacques représente une institution en lui-même. Il a démontré la qualité des institutions académiques de chez nous. Il n’a cessé d’aider nos compatriotes à comprendre le statu quo aux USA et à émerger. Nous lui devons un grand respect.» Un modèle pour les jeunes, « ayant tant bénéficié gratuitement de mon pays, le moins que je puisse faire est de donner en retour et de contribuer à l’avancement des plus jeunes », confie Jacques.

Ingénieur pour la Metropolitan Atlanta Rapid Transit Authority (MARTA), il intervint pour exiger qu’un superviseur accordât des tâches appropriées à des jeunes ingénieurs noirs auxquels on confiait le soin de copier des cartes. L’une de ces jeunes, Guanda B. Ellis, devint l’ingénieure en chef pour le comté de la Géorgie. Lionel Lucien, qui travaille pour le Département de transportation de Boston, section des autoroutes (Mass Highway), a aussi bénéficié de sa bienveillance. « Jeune stagiaire à la firme Bryand and Associates, Jacques, alors vice-président, a été ma principale référence, tout comme il le devint pour des centaines de jeunes ingénieurs. Sa réussite, son sens du travail ont été pour moi une source d’inspiration, et c’est toujours avec fierté que j’entends parler de lui avec admiration par les collègues du Département des autoroutes », a dit Lucien de Borges. Un autre ingénieur, Kevin Cagney, qui, dans sa jeunesse travailla avec Jacques Borges dans la firme Mistry Associates, explique : « Il était du genre grand-père protecteur. Que ce soit pour une affaire professionnelle ou privée, il trouvait toujours le temps pour moi, ce qui était extraordinaire vu la position qu’il occupait. Trois ans après que j’eus laissé la firme, il prit le temps de me passer des livres et de m’aider à obtenir ma licence. »

La musique et le sport : une archive ambulante. On ne saurait passer sous silence deux grandes passions dans la vie de Jacques Borges : le sport et la musique. Ses interlocuteurs peuvent sortir abasourdis de ses innombrables souvenirs : voyages à Kingston à la Jamaïque pour l’équipe de Saint-Louis de Gonzague pour participer aux Jeux Olympiques ; buts marqués en 1946 au parc Leconte par l’équipe de Saint-Gérard sous l’obédience de l’ingénieur Frank Civil ; et plus tard création du Victory Sportif Club avec les Jacques Cassagnol, Joseph Baptiste, Georges Serres, Robert Michaud Segionol, Fritz Verna, James King, Dodo Bastien. Il joua dans l’équipe pendant neuf ans. Si le football est du passé, la musique demeure encore la passion de Jacques. Pour les mélomanes haïtiens de Boston, il a été pendant longtemps sur Radio Canal tropical au cours des années 1990–2000, le point de mire du programme « Souvenirs d’antan ». Faisant preuve d’une mémoire prodigieuse, il énumérait et analysait sans erreur la longue liste des musiciens des années 40-50-60 et leurs succès de l’époque : Issa El Saeih, Nemours, Sicot, Dupervil, Widmaier, Ti Paris, Candjo, grand-père de Richard Morse de RAM, etc. Sa passion pour la musique remonte à la fin des années 30, lorsqu’il rejoignit, enfant, la chorale de Saint-Louis de Gonzague. Plus tard, il performa le saxophone avec Charles Dessalines (doctorat en musicologie), contribua à la formation du groupe Shoo-Boom en 1953, et du groupe Volo-Volo de Boston en 1975. Il possède une collection impressionnante de musiques anciennes sur 33 tours, à faire rêver n’importe quelle institution sérieuse. Ces jours-ci, il aime à caresser son saxophone et à souffler quelques notes nostalgiques par le bec…

A près de quatre-vingts ans, Jacques continue toujours à travailler pour la ville de Brockton et se retrouve activement dans la plupart des salles où se tiennent ces conseils d’administration, ou dans les grandes rencontres culturelles ou communautaires, accordant sa bénédiction aux uns, un mot d’encouragement aux autres ou dispensant de sa sagesse de parrain avec son proverbial « ti frè…». Docteur Georgette Jeanty s’étonnait de cette vitalité : « Il pensait récemment à un musée de la musique haïtienne. Je me demande s’il entend jamais prendre sa retraite. » Quand j’ai commencé à rouler un « R » pour aborder la question de retraite, Jacques me fit un sourire plein de condescendance, à croire que j’avais proféré une « profanité ». Il me proposa de me parler de cet Haïtien qui avait été un « butler » (un majordome) sous les Kennedy…

—Charlot Lucien Boston, MA

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