Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com



Hommage à Roger Gaillard

À l’Inauguration de la Fondation Roger Gaillard

—par Suzy Castor

Déjà un an depuis que Roger nous a quitté laissant un vide irremplaçable pour nous et pour tout le pays… L’émotion nous empoigne tous en ce jour, à l’occasion de l’inauguration de cette Fondation Roger Gaillard qui représente à la fois, un hommage à l’homme, et l’expression d’une reconnaissance à l’œuvre qu’il avait entreprise avec tellement de courage et de vision.

La concrétisation de cette Fondation correspond aux rêves de nous tous. Elle a pu se réaliser grâce à la ténacité de toute la famille Gaillard, particulièrement de Heidi, sa compagne de toujours, «qui pour notre pays, a su me garder» selon les tendres paroles de Roger, grâce à l’esprit de suite de Micha et de sa directrice exécutive, Klara Gusti. Un jour Gusti me confiait sa grande chance d’avoir un père historien et j’ai dû compléter sa phrase en lui soulignant la grande chance de Roger d’avoir une fille historienne. Nous devons les féliciter et les remercier, parce que nous sommes conscients des efforts et sacrifices que représente n’importe quelle construction dans ce pays, quelqu’en soit le domaine. Cette Fondation Roger Gaillard, pour représenter à la fois une œuvre de gratitude intellectuelle, un geste de continuité, un cadre et une incitation pour la recherche historique a déjà dépassé la dimension familiale et arrivera, nous n’en doutons pas, à constituer une référence pour la recherche et la création intellectuelle dans ce pays.

Il est vrai que la Fondation s’orientera principalement vers le champ historique en honneur à l’œuvre de Roger. Cependant, il est difficile d’enfermer—malgré les horizons, je dirais, presqu’illimités de la discipline historique—cet homme uniquement dans son rôle d’historien. Roger appartient à cette génération d’humanistes—qui tend d’ailleurs à disparaître dans notre temps de globalisation et de spécialisation—dont le savoir, la curiosité et la sensibilité leur permettaient d’embrasser la culture universelle et de pénétrer dans tellement de champs d’activités!

Comment séparer l’éducateur qui a formé tant de générations, le littéraire et le critique littéraire qui nous a laissé des analyses tellement pénétrantes, le chroniqueur de récits de voyage qui a fait découvrir, quand nous étions enfermés dans le cocon de l’isolement et de l’obscurantisme, d’autres pays, d’autres peuples, d’autres coutumes, l’essayiste, le journaliste, le grand connaisseur de la peinture haïtienne, le philosophe toujours présent, l’orateur séduisant. Tout cela, c’était Roger, et il amplifie cet énorme héritage qu’il a laissé à nous tous et au pays. La Fondation ne pourrait laisser dans l’ombre ces aspects multiformes et combien riches de la personnalité et de l’œuvre de Roger Gaillard.

Cependant, malgré cette réalité et son empreinte dans les autres domaines, Roger sera connu certainement par la grande majorité des haïtiens surtout comme historien. Il s’est lancé dans le domaine historique avec passion, au cours des dernières 25 années de sa vie. Tard venu dans le domaine historique, il y rentre avec tout son vécu, sa formation marxiste, son érudition, solide et richement diversifiée et la vaste culture intellectuelle qui le caractérise. En deux séries de publications, Les Blancs Débarquent et La République Exterminatrice, il nous délivre plus de 10 titres où il aborde en environ 3.000 pages l’époque nationale de 1880 à 1920. Il fait surgir avec une force singulière, ces quarante ans d’une histoire déchirée, divisée, tourmentée, cette période charnière dans notre processus social de peuple, dans notre vie de nation confrontée à son destin, à l’heure de la première grande crise de la société haïtienne et des ambitions impériales de la grande puissance continentale… Il a contribué à éveiller l’intérêt d’un large public pour notre histoire nationale moderne, et marqué toute une génération d’haïtiens et d’haïtiennes de cette seconde moitié du vingtième siècle.

Aux heures sombres de la nation, au moment où la dictature à vie avait plongé le pays dans la médiocrité obligeant la plus grande partie des élites intellectuelles à fuir vers des horizons de liberté où la seule expression publiquement admises était celle des thuriféraires, Roger se tourne vers l’histoire comme bouclier et instrument de mise en valeur de son travail intellectuel. Il commence dans la décade des 70 ses recherches historiques, en s’approchant de personnages très peu connus jusqu’alors du public. Le fascinent le nationalisme et le panache de Rosalvo Bobo et la gigantesque stature de Charlemagne Péralte, enterrés à dessein dans les tombes de l’oubli. Et, commence ainsi cette galerie tellement fascinante, enrichie jusqu’au dernier moment de sa production. Défilent devant nous des personnages de premier plan et d’autres moins connus, peints tous de façon minutieuse, avec force détails, et une couleur à la Gaillard, dans leur complexité, leur grandeur et faiblesse, leur héroïsme et lâcheté… Cependant, constituant toujours la toile de fond où agissent ces acteurs, des personnages d’une importance capitale s’imposent: les cacos, les masses urbaines et rurales. Il a eu la vertu de ressusciter ceux que l’histoire avait assassinés et de multiplier leur vie.

Dans la première moitié du xixè siècle les pionniers et fondateurs de l’historiographie haïtienne, tels les Thomas Madiou, les Beaubrun Ardouin, embrassèrent dans une colossale synthèse l’évolution de notre histoire nationale. Cette œuvre, l’épopée des vainqueurs, représentait un moment de la conscience collective. L’image exaltante de notre passé devait agir comme un ciment dans ce conglomérat humain qui avait accédé à l’indépendance tiraillée par ses contradictions et menacé dans sa survie comme nation indépendante. Ces historiens exaltaient dans leurs œuvres, le surgissement d’une nation née d’une histoire singulière, héroïque par laquelle elle s’affirmait en tant que nation.

Vint cette période agitée de la deuxième moitié du xxè siècle, notre peuple tenaillé par des vicissitudes de toutes sortes, s’interroge—avec toutes les angoisses du présent et du futur—sur les causes qui nous ont conduit à cette inquiétante crise permanente de société. De façon consciente ou inconsciente, dans les moments d’incertitude, où, comme le dit si bien Eduardo Galeano, «les problèmes du présent brise notre mémoire et notre vision de la réalité», les peuples se retournent anxieusement vers leur passé, et cherche à comprendre et à expliquer.

Ainsi, la question qui agitait lors les esprits curieux était de trouver le fil conducteur qui amenait au tableau cauchemardesque de ces années sombres. Suivant cette piste et parce qu’il ne pratiquait ni le tourisme historique ni le voyeurisme biographique, Roger l’intellectuel, formé dans la pensée scientifique, remontait notre parcours historique.

En commençant son aventure de recherche par la grande débâcle de l’occupation, il veut mieux comprendre notre passé. Il nous raconte, de façon chronologique dans chacun de ses textes—mais non dans le rythme de l’apparition des publications—les événements. Avec une modestie coquette, un brin de malice provocatrice et de douce moquerie comme il l’avouait lui-même, Roger ne cessait de dire «Je ne suis pas historien, je ne suis qu’un chroniqueur du passé». «Je suis un amateur», «je n’ai pas de méthodologie», je ne fais pas de grandes considérations, je ne décris que des faits»

D’abord quelle description! À la Michelet, notre historien-littéraire nous conte avec détails, couleurs, maîtrise et force, les grands événements de notre processus historique, suivis quelquefois mois par mois ou même jour par jour. Il faut vraiment avoir une écriture vivante et fluide, des qualités littéraires remarquables, pour arriver à cette «mise en intrigue» et maintenir le lecteur en haleine dans la complexité des faits et les méandres des agissements de ces acteurs. Tout ceci, soutenu par une solide documentation. À cet égard, il faut rendre un hommage spécial à Roger qui, outre le respect scrupuleux de ses abondantes sources bibliographiques, des archives et journaux, qu’il soumet à un contrôle rigoureux, (l’influence heureuse de l’analyse littéraire!), a renoué avec la pratique du témoignage oral, pour ne pas laisser se perdre dans la nuit des temps des événements significatifs, des détails précis que nos sources écrites laissent bien souvent dans l’ombre, en raison de notre tradition de culture orale.

Notre historien-littéraire-philosophe, avec une formation marxiste toujours présente mais jamais étalée, nous fait partager sans même que nous nous en rendions compte, ses réflexions sur les problèmes de la nation, la question de couleur, le noirisme, les préjugés sociaux; les luttes de pouvoir, la psychologie des personnages, l’idéologie et les conflits au sein de l’oligarchie, les mœurs et coutumes de notre société, le militarisme, les luttes sociales, la classe politique, l’ingérence des grandes puissances, la situation internationale et les rivalités inter impérialistes de l’époque; les relations avec les pays de la Caraïbe et particulièrement avec la République Dominicaine. Quelle matière à réflexion nous livre Gaillard qui se définit comme «un historien des hommes et de leurs opinions».

Avec le flair du chercheur, la patience du bénédictin, l’intelligence et l’ouverture du philosophe, il recourt à la fois à la chronique, au narratif, au romantisme, à l’académisme etc. Impossible de l’enfermer dans une catégorie. Son objectif est d’amener le lecteur à vivre et comprendre cette tranche historique. Roger nous signalait «Je me définis à partir de l’objet de mon étude et non en fonction de postulats méthodologiques qui me serviraient de guide». De là, la grande richesse de sa production historique.

Quarante ans d’histoire! La féconde œuvre historique de Roger Gaillard a eu le grand mérite de ressusciter cette étape du «despotisme exterminateur» et de dépérissement de la société traditionnelle de l’Haïti Tomas, avec des acteurs retrouvés dans leur mentalité et leur dimension culturelle. Il faudra toujours en revenir à Roger Gaillard pour comprendre ou approfondir le contenu de cette époque, de cette mutation manquée. En effet, par les méandres d’un chaos apparent, Haïti vit dans son dynamisme propre la quête d’un renouvellement et d’une modernisation de la nation et de l’État. L’irruption de forces externes, au service de leurs propres intérêts, interrompt brutalement le processus interne haïtien. Et ce fut l’occupation nord-américaine. Le nouvel ordre établi en déviant le projet national de modernisation de sa continuité, ne fit que renvoyer à plus tard la crise qui marquera fortement «le xxè siècle perdu» pour la nation.

Au-delà de l’intellectuel, l’homme

Il y a peut-être un aspect qu’il sera difficile à cette Fondation de restituer au public: c’est la dimension humaine de Roger Gaillard.

De l’île de Gorée, au Sénégal, où il se trouvait en exil, Jean Brierre, en un certain mois de mai, 15 ans avant la mort de Roger, lui dédiait un poème pour ses œuvres historiques. Et le poète disait:

Je vous rencontrai un jour je ne sais où.
Je me souviens de votre sourire discret
Et de votre première poignée de main…
Et c’est plus tard qu’on se dit devant un verre imaginaire.
qu’on avait rencontré… au carrefour des quatre chemins du temps
un HOMME (avec majuscule)

Oui, Roger était un homme, humain dans toute l’acception du terme, avec cette ambivalence tellement riche qui nous caractérise tous dans nos choix personnels, nos options, nos héroïsmes, nos faiblesses…Grand romantique, fidèle et délicat en amitié, il aimait profondément ce pays dont la situation l’angoissait de manière charnelle. Il aimait la vie dans tous ses aspects et jouissait en bon esthète des plaisirs les plus simples au plus sophistiqués. Personnellement, sa formation encyclopédique, son humanisme me fascinaient. À une certaine époque, avec Gérard Pierre-Charles et Michel Hector on se réunissait tous les mercredis à Camille Léon avec Roger et Heidi. Non seulement la bonne chaire constituait un régal toujours renouvelé, mais ces discussions tellement enrichissantes qui fusaient en toute franchise sans danger de mésinterprétations en faisaient un lieu de privilège, une vraie oasis, dans notre milieu. Et je dois avouer que ces rencontres du mercredi m’ont beaucoup manqué depuis lors!

Le meilleur hommage à Roger

La création de cette Fondation, représente le meilleur hommage à Roger. Son fils Misha disait que son père est parti voyant revenir avec effroi «l’âge de la barbarie». C’est malheureusement vrai. Défié par le vide du futur, nous vivons dans un monde dur. Nous vivons une époque qui nous expose à de grands risques, parce qu’elle nous invite continuellement au désespoir et à nier le futur dans une Haïti où l’humiliation paraît être l’unique destin possible, où la capacité de l’espoir devient chaque jour plus difficile et plus compliquée. Un monde où nous ronge la sombre intuition d’un naufrage qui met en cause une nation écartelée par tellement de forces centrifuges que nous craignons l’écroulement des fondements même de notre nationalité.

C’est justement pour cela, que, plus que jamais il nous faut interroger notre passé pour comprendre la genèse et les perspectives de la crise actuelle. Approfondir l’œuvre historique de Roger Gaillard. La continuer pour reprendre le fil de ces rendez vous manqués de notre nation avec l’histoire, pour comprendre l’échec des postérieures tentatives de modernisation, de solutions temporaires. Le système post-occupation américaine pour avoir masqué la profonde crise de fin de siècle par un vernis de modernisation édifia une structure qui déboucha sur une dictature archaïque. Le rendez-vous de 1986 permettait les rêves les plus fous qui éclatèrent en bulle face à la structure néo-militariste. Plus tard, l’illusion mobilisatrice de 1991 n’a pu conduire à la rupture désirée avec les vieilles pratiques de satrapie et réaliser la mutation nécessaire. Et s’impose aujourd’hui après un siècle, cette crise non résolue, dans toute sa profondeur, dans un système mondial beaucoup plus complexe. La décomposition accélérée d’un système caduque requiert une analyse historique, pour en comprendre le processus et les perspectives.

La démarche de la Fondation d’appuyer la recherche historique sur notre xxè siècle est une innovation qui correspond à une nécessité du moment. C’est continuer ainsi l’œuvre d’historiens qui comme Roger Gaillard ont dû produire, sans appui aucun, dans des conditions extrêmement pénibles, par des heures supplémentaires, après de longues journées de travail. Étudier l’histoire et faire l’histoire afin de construire ce pays que Roger n’a pas pu voir et c’est aussi construire des sujets politiques, des citoyens et citoyennes à la hauteur des nécessités du moment.

L’optimisme qui caractérisait Roger doit toujours animer cette Fondation. Je continue à penser que malgré les rêves déçus, les conflits exarcerbés, l’échec des tentatives de changement, les difficultés du moment et leur ombre sur le futur de la nation, le mot espoir doit rester comme le dernier mot. En effet, dans ce processus que nous vivons, souvent de façon douloureuse, nous croyons fermement que la démocratie n’est pas une plante qui pousse spontanément n’importe où ou dans n’importe quel climat. Elle surgit là où il existe des acteurs sociaux et politiques qui sont intéressés à assumer leur passé et à construire leur avenir. Les historiens et intellectuels de notre pays doivent faire face à leur responsabilité et participer à la grande tâche collective à laquelle nous invitait Roger Gaillard: «il nous reste, disait-il, à devenir une nation».

—Suzy Castor mai 2001

Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com