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Mon vieux, prends ton sang…

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches. » —Victor Hugo

—par Fanfan la Tulipe (Frantz Latour)

Ah la misère! La misère humaine, la déchéance humaine, l’avilissement du plus grand nombre par un petit nombre, la dégradation humaine, la dégradation des conditions de vie, la dégradation de l’environnement, la dégradation de la qualité de la vie, la paupérisation croissante des démunis, l’entassement dans de sordides bicoques d’un plus grand nombre de sans-logis dans les bidonvilles et favelas de Manille, Port-au-Prince, Rio de Janeiro, la mort violente réservée aux enfants des barrios pauvres de Lima, la mort à petit feu des paysans de l’Altiplano bolivien, le ratissage de hameaux indigènes au Guatemala par des bandes de sin mamá (sanmanman) à la solde de l’extrême-droite, il paraît que tout ce bavardage, ce verbiage, t’émeut, mon vieux.

Volontiers tu ferais bavarder les fusils de colère tellement tu te sens révolté. Je te comprends. Mais patience mon ami, take it easy, prends ton sang, mon vieux, pran san w. Imagine un peu, fais travailler tes méninges : si toute cette misère humaine n’existait plus, que se mettraient-ils sous la dent, enfin, sous la plume, les journalistes occidentaux avides de sensationnel, d’émotionnel, de reportages décrivant goulûment les enfants faméliques du désert sahélien ou de la Somalie. Qu’écriraient-ils ? Que montreraient-ils à la télé, s’il n’y avait pas toutes ces horreurs à étaler aux yeux d’un public friand de breaking news ? Tu ne veux quand même pas jeter au chômage la plus grande partie de la presse occidentale, les journalistes du Figaro ou du New York Times, les reporters de la chaîne ABC ou CNN, les photographes du National Geographic Magazine. Non, un peu de convenance, de décence, d’élégance, un peu de conscience, mon ami ; laisse vivre l’Occident pour que ne se dégradent pas ses conditions de vie, pour qu’elle continue de promouvoir la charité bien distribuée par les organisations de bienfaisance à but non lucratif, même si tout l’argent doit retourner dans les poches des pays donateurs.

Bay loksidan yon chans, mon ami. Ne te tourmente pas, ne t’énerve pas, ne t’irrite pas, ne t’indigne pas, prends ton sang, mon vieux, pran san w. T’imagines-tu priver les touristes des États-Unis, du Canada et de l’Europe du pathétique spectacle des femmes africaines, haïtiennes ou péruviennes marchant des kilomètres, en file indienne, pour aller chercher l’eau kay gwo mouche ? Il n’y aura plus moyen de photographier ce paysan armé de sa houe, courbé sous le poids de sa misère, pieds nus dans la boue des terres du grandon et plantant le maïs pour les gwo batiman ; ce paysan qui n’a pas le droit de dire kouman parce que li rete ap koukouman.

Oublies-tu ces gosses « pêchant au pied des quais / la pièce d’or de l’étranger », ces gamins noirs aux yeux pleins d’envie de vivre attendant la main blanche attendrie par leur misère, la main du touriste ému qui leur tendra de quoi se payer un pate kòde. Ce sont ces images-là qui émeuvent, apitoient, attendrissent, affectent, bouleversent l’Occident et qui amèneront d’autres touristes à venir faire d’autres photos, donner d’autres vennsenk kòb pour que d’autres gosses de Cité Soleil puissent apaiser leur faim. Alors, es-tu contre la charité chrétienne, mon ami ? Pran san w, monchè.

Pour être honnête, je dois dire que si tu continues ainsi à t’émouvoir et souhaiter que disparaissent les inégalités, tu priverais les artistes et poètes progressistes locaux de leur inspiration. Tu t’imagines ? Ce serait une catastrophe. Jan doktè Fanfan renmen chante, il se dessécherait au jour le jour s’il ne pouvait plus puiser au répertoire de Manno Charlemagne : « malere tout fòs li se manchèt se pikwa se latè, ki sa l pral chèche nan lapriyè ? », ou bien : « sa k ennmi n se sa k ap kraze n pou n ka viv san limanite nan oun sosyete ki dwe chanje ».

P r e n d s ton sang, mon vieux, ne plains plus la misère des autres ; surtout ne dénonce rien, autrement il n’y aura plus d’inspiration pour nos sambas, pour nos konpòz. Et moi qui vis bien, bien porté par le bon air de l’Occident, je ne pourrai plus m’enivrer de la prose de Galeano, des beaux poèmes de Neruda, de Paul Laraque qui dénoncent la misère de cette humanité toujours sous la table, anba tab la. Kite m viv, camarade. Donne-moi une chance, prends ton sang, mon vieux.

Qu’adviendrait-il des cameramen de CNN, de NBC s’ils ne peuvent plus montrer en direct les bidonvilles de Ciudad Panamá sous le feu des chasseurs-bombardiers américains pilonnant le quartier pauvre d’El Chorrilllo, les corps d’hommes et de femmes à Cité Soleil, défigurés par les coups de machettes des maniaques aux bracelets roses, les gros ventres luisants des petits Rwandais victimes d’un système prédateur et meurtrier hier encouragé par la complicité de Paris, les cheveux roux et cassants de gamins soudanais rongés par le kwashiorkor, la détresse infinie dans les yeux de fillettes et adolescentes charriées des confins montagneux du Népal pour être livrées comme prostituées dans des hôtels de Bangkok ?

Dis-moi, mon vieux, qu’adviendra-t-il de ces cameramen s’ils n’ont plus rien à montrer à leurs téléspectateurs avides de newsbreak, de flash, de nouvelles dures à contempler, entre deux hamburgers et deux bières Heineken ? Non, faut pas faire ça à CNN, à Wolf Blitzer et autres présentateurs qui ont besoin de sensations fortes pour commencer leurs émissions, alimenter les exclusivités (les scoops) et finir leur journée en beauté ? Prends ton sang, mon vieux. Allons-nous oublier les politiciens sankoutcha ? Allons-nous les priver de cette mine d’or qu’est la misère des laissés-pour-compte, misère qui leur permet d’étaler leurs fausses promesses, leurs mauvaises consciences, leurs hypocrites sursauts de conscience ?

Plus il y aura de miséreux, plus il y aura d’occasions pour les représentants de la société civile, les porte-parole de partis politiques constipés, les candidats diarrhéiques, de pleurer leurs larmes de crocodiles, de donner libre cours à leurs pets de lapin et de kabrit Tomazo. Plus il y aura de gens sous la table, plus il y aura de faux serments, faux jetons, fausses assurances, fausse candeur, fausses promesses, faux intellectuels en faux-col, fausses dents ak tout kras manti ladan yo, faux monnayeurs, faux démocrates, faux patriotes, faux frères, faux airs, faussaires, foskouch makak.

Et puis, fò m di ou, si les antagonismes de classe, de couleur, de quartiers disparaissaient; s’il n’y avait plus de grande bourgeoisie, moyenne bourgeoisie, petite bourgeoisie et pitit boujwazi pour maintenir les rapports de classe dans l’état vermoulu où ils sont actuellement, pour perpétuer la misère; s’il n’y avait plus de grandons, petits dons, dindons, dindonneaux et autre kodenn grands propriétaires terriens pour maintenir le système de moitié en vie ; si le grand capital n’entretenait plus son image des sept péchés capitaux k ap toupizi malere, comment pourrions-nous nous laisser aller aux considérations théoriques, pratiques, analytiques, synthétiques, dialectiques, didactiques, maïeutiques, critiques, philosophiques, idéologiques ?

C’est la vie même du journaliste, de l’écrivain : Comment pourrions-nous nous étaler sur vingt pages de journal, saisir la réalité de la conjoncture sous toutes ses coutures, courbures, cambrures et ensellures, pour lui tordre le cou, pou toufe l ak yon kòd verite ? Dis-moi camarade, pourquoi persister dans ton approche humaniste surtout si elle a un parfum nationaliste, socialiste, marxiste, léniniste, trotskyste, titiste, maoïste, castriste, guévariste, bref, communiste ? Laisse faire pour que nous ayons la possibilité de mieux pénétrer, sonder, explorer, sillonner, dépecer, disséquer, percer les différentes propositions de la gauche dont certains quartiers sont passés à la droite et d’autres carrément en proie à des lubies dwategòch. Donne aux intellectuels une chance de s’exhiber dans les pages d’un journal et de se faire une notoriété. Ça raffermit les zizis sénescents, vieillissants, déclinants, décadents, dégénérescents.

Prends ton sang, mon vieux, pran san w. Je plaisantais, mon vieux, comme tu dois t’en être rendu compte. Tu sais, des fois je me lâche, juste pour me détendre, parce que tourner en dérision cette société malade me fait du bien, relâche les tensions internes. Tu comprends. Mais laisse-moi te dire aussi, mon vieux, pendant que journalistes, analystes, annalistes, éditorialistes, feuilletonistes, courriéristes, moralistes, artistes, inspirationnistes, et autres puisent à la source même de la misère humaine, tandis que continue de tourner la roue du statu quo, pendant que je te conseille de prendre ton sang, fais quand même attention, car le peuple, lui, porté par la vision et le patriotisme d’un leadership conséquent, finira un jour par prendre son fusil parce qu’on lui a suffisamment pris son sang comme ça. Ne dis pas que je ne t’avais pas averti. Je n’en dirai pas plus.

—Frantz Latour le 16 janvier 2016, publié pour la première fois dans Haïti-Liberté du 20 au 27 janvier 2015

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