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1915–2015 : Cent ans de régime d’occupation, d’ingérence impérialiste et de résistance populaire en Haïti

—par Tontongi

Nous avons commémoré le 28 juillet 2015 le centième anniversaire de l’occupation étatsunienne d’Haïti. Cent ans que le pays est dominé, soit par l’impérialisme français ou étatsunien, soit par la terreur d’un tyran psychopathe.

Les manuels d’histoire et la propagande officielle des subséquents gouvernements haïtiens ont généralement fait valoir la thèse que ce sont les événement des journées du 27 et 28 juillet 1915 (l’attaque des masses pro-cacos contre le Palais national, le massacre des prisonniers politiques par le chef de la police Charles Oscar, la fuite de Vilbrun Guillaume Sam, son arrachement de la Légation française et son lynchage, etc.) qui ont causé l’intervention et l’occupation d’Haïti.

En fait, avant l’occupation étatsunienne, il y a eu l’intervention militaire de la France, qui envoie au Cap haïtien le 19 juin 1915 son croiseur de guerre, Le Descartes, pour soi-disant protéger les ressortissants français de la ville. Dans son livre Constitution et luttes de pouvoir en Haïti, Claude Moïse écrit : « Une cinquantaine de fusiliers marins mettent pieds à pierre et montent la garde autour du Consulat [français] et du Palais Épiscopal. La paix rétablie, les Français regagnent Le Descartes qui continue à stationner dans la rade jusqu’à ce que The Washington prenne la relève le 1er décembre… »

Le but principal de l’intervention française et l’arrivée du bateau de guerre étatsunien Georges Washington à Port-au-Prince en ce moment précis, étaient d’abord de contenir, puis éliminer l’insurrection caco dont le chef, Rosalvo Bobo, rejette l’idée de toute intervention militaire étrangère en Haïti : « L’insurrection déclenchée [au Cap haïtien] le 25 avril au nom de Rosalvo Bobo, continue Moïse, avait été précédée de la diffusion du manifeste dans lequel le chef révolutionnaire s’était déclaré hostile à toute convention ou arrangement qui livrerait nos douanes, nos finances, notre souveraineté aux Américains. (…) Le 5 mai, les insurgés sont déjà maîtres du Cap. (…) Le gouvernement y envoie ses troupes pour les déloger (…). Le gouvernement français à Port-au-Prince sollicite la protection de son gouvernement. »1

On peut donc y relever que l’intervention-occupation d’Haïti par les forces armées étasuniennes a eu pour effet immédiat sinon de stopper du moins neutraliser l’insurrection caco dont le chef Rosalvo Bobo était sur le point, après ses victoires au Cap haïtien, de prendre le pouvoir à Port-au-Prince, suite à la fuite de Vilbrun Guillaume Sam le 27 juillet. La répression des forces cacos qui a suivi l’invasion étatsunienne a été soutenue par les traditionnelles classes dirigeantes haïtiennes dont l’ennemi principal était l’agitation caco et les progressistes en général qui préconisaient un régime politique favorable au peuple et à la paysannerie en particulier.

Comme on le verra en février 2004, après le coup de force franco-étatsunien qui renverse Aristide du pouvoir, en 1915 la classe politique a fait le consensus sur l’acceptation de l’occupation en adoptant le projet de Convention manigancé par les États-Unis. Même Charlemagne Péralte, dont la rébellion prend naissance en 1918, soit trois ans après l’intervention, s’est dit disposé à accepter la Convention légalisant l’occupation si elle n’amenait à sa suite l’humiliation nationale et la corvée. À vrai dire, dès 1915 (tout comme d’ailleurs en 2004) il y avait des patriotes conséquents et progressistes qui condamnaient l’occupation d’après une question de principe contre toute intervention impérialiste des nations dominantes dans les affaires des nations moins puissantes.

Comme on le verra aussi dans l’invasion-occupation étasunienne d’Irak en 2003 où Georges W. Bush a utilisé le prétexte des attentats terroristes du 11 septembre 2001 pour mettre en application un agenda pré-11-Septembre, les États-Unis avaient pris prétexte de la violence des journées du 27 et 28 juillet 1915 pour mettre en application un agenda pré-1915. En fait, en juillet 1914, soit un an avant l’occupation, Franklin Delano Roosevelt, alors sous-secrétaire des Forces navales étatsuniennes « révèle, dit Moïse, que des instructions sont passées pour rassembler à la base de Guantanamo des contingents de marines prêts à intervenir en Haïti en vue de protéger les vies et propriétés américaines ».2

Écrivant en 1922 au sujet de l’occupation étatsunienne et observant le degré de connivence entre les intérêts du Wall Street et ceux des faucons du cabinet ministériel et de l’armée des États-Unis, Frank P. Walsh a noté ceci dans le journal The Nation : « Le Ministère des Affaires étrangères étatsunien se trouve à Wall Street. (…) Wall Street et l’état-major constituent une force permanente de gestion de nos affaires étrangères entre les mains desquels nos élus sont des marionnettes. » Walsh a ajouté : « En Juillet 1915, après avoir failli d’obtenir l’acceptation par Haïti d’un traité abdiquant sa souveraineté, les États-Unis y ont fait débarquer des marines, saisi la trésorerie, subjugué le pays, et procédé à l’administrer. »

Pour Walsh, il n’y avait aucun doute que l’intervention « humanitaire » des États-Unis, supposément pour sauver des vies, fût un prétexte pour des objectifs plus sinistres : pour contrôler l’île entière. Walsh a comparé les comportements des États-Unis dans les territoires occupés d’Haïti et de la République dominicaine (occupée de 1916 à 1924) à ceux des Britanniques contre les patriotes irlandais en Irlande : « La loi martiale a pendant six ans tenu ces petites républiques dans la servitude de fer. Les journalistes qui protestent, au nom de nos propres principes immortels, les crimes contre leur pays, ont été “jugés” par une cour martiale et jetés en prison dans les travaux forcés. Ces patriotes qui retraitaient dans les montagnes avec des armes inadéquates et essayaient de faire face aux forces impériales des États-Unis étaient impitoyablement exterminés. »3

Quelques remarques d’ensemble sur l’occupation

L’occupation d’Haïti par les États-Unis, commencée en juillet 2015 pour prendre fin jusqu’en 1934, est l’une des plus monstrueuses et sanguinaires de l’histoire. Les forces d’occupation étatsuniennes agissent en Haïti la même manière dont elles se comportaient dans les Philippines au xixè siècle, c’est-à-dire en semant la terreur et la répression tous azimuts.

Le président étatsunien à l’époque, Woodrow Wilson, envoie en Haïti des milliers de marines en provenance des États racistes du sud qui considèrent les Noirs comme inférieurs. Ils ont érigé en Haïti un système Apartheid à l’Afrique du sud avant la lettre.

Quand, en 2016, nous passons un regard rétrospectif sur l’événement historique du 28 juillet 1915, nous voyons la continuité d’une habitude, d’un réflexe, d’une velléité de domination de la part des États-Unis, qui maintiennent le même modus operandi, la même méthode de fonctionnement, le même mépris des droits des nations moins puissantes qu’en 1915, sur le modèle des autres empires qui les précédaient.

Tout d’abord, nous remarquons que l’occupation continue sous d’autres formes même quand les Étatsuniens rapatrieront leurs forces militaires proprement dites. Elle continue sous la forme d’une relation néocoloniale tout au long du centenaire, jusqu’aujourd’hui encore où elle est camouflée sous la configuration de la MINUSTAH, c’est-à-dire, une force d’occupation militaire soi-disant placée sous l’auspice des Nations unies, mais qui est pratiquement contrôlée par les États-Unis, la France, l’Angleterre, le Canada et le Brésil.

Nous remarquons aussi la continuité de la complicité et de la coopération entre les États-Unis et la France pour contrôler et dominer Haïti tout au long du centenaire, et même avant. Oui, même avant, parce que la plus grande crise que le jeune État libre haïtien va rencontrer, soit la demande par la France en 1825 pour qu’Haïti paie une indemnité pour compenser les soi-disant biens que les anciens colons français auraient perdus à cause de la Révolution haïtienne, les États-Unis ont pris parti pour les Français.

Il faut remarquer également que même si la Doctrine Monroe était déjà en application depuis 1823, après que le président étatsunien, James Monroe, avait décrété que les États-Unis considéreraient comme une agression toute ingérence par les puissances européennes dans les Amérique, la France ne se gêne pas d’envoyer en Haïti, le 17 avril 1825, 14 navires de guerre sur la rade de Port-au-Prince pour demander l’acceptation de paiement de l’indemnité. Le président haïtien, Jean-Pierre Boyer, pouvait certainement refuser la demande, mais on comprend aussi pourquoi il ne voudrait pas donner à Charles X, le roi français régnant, le prétexte pour recommencer la guerre de reconquête dont la France continuait de menacer Haïti.

La Doctrine Monroe n’a pas empêché non plus l’humiliation d’Haïti par l’Allemagne qui envoie en Haïti le 6 décembre 1897 plusieurs navires de guerre pour demander au gouvernement haïtien d’accepter sans conditions le retour en Haïti de l’Haïtiano-Allemand Emile Leuders que l’État haïtien avait déporté en Allemagne. Dans l’ultimatum, l’Allemagne exige comme compensation supplémentaire 20.000 dollars de dédommagement et un salut militaire au drapeau allemand accompagné de 21 coups de canon. Bref, s’agissant de la domination d’Haïti par les grandes puissances européennes, la Doctrine Monroe a fait une exception.

La dernière configuration du régime d’occupation existant en Haïti—après l’épisode de l’occupation « amicale », « dan griyen », entreprise dans le cadre du retour d’Aristide en Haïti en 1994, puis l’occupation par moyens détournés inaugurée en février 2004 suite au renversement du deuxième gouvernement d’Aristide—, oui la dernière configuration de l’occupation, c’est-à-dire le dernier camouflage de domination néocoloniale que les États-Unis et la France, avec, malheureusement, le soutien d’autres puissances de l’ONU, ont mis sur pied en Haïti, c’est la création, après le tremblement de terre de 2010, de l’organisme bidon désigné sous le cigle CIRH (Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti).

Cet arrangement place l’ancien président des États-Unis, Bill Clinton, au poste de commande en Haïti, un homme qui a reconnu lui-même les dégâts que sa politique agricole avait causés à Haïti quand il était au pouvoir. C’est cet organisme (dominé par la soi-disant « communauté internationale », c’est-à-dire les États-Unis, la France, l’Angleterre, le Canada, plus le Brésil) qui va cuisiner, par la manipulation du système électoral et l’émotion des citoyens, la recette Martelly que nous dégustons encore aujourd’hui.

Comment répondre constructivement, en ce début 2016, au centenaire de l’occupation d’Haïti par les États-Unis ? Comme nous commémorons le centenaire de cet affront, nous avons observé une persistante pratique et une récurrence :

  1. la continuité de l’occupation sous d’autres formes et la continuité de la collaboration franco-étatsunienne pour subvertir les intérêts haïtiens tout au cours de l’histoire d’Haïti ;
  2. la récurrence de la communauté d’intérêts et de la coopération entre l’impérialisme ou néocolonialisme occidental, l’État corrompu haïtien et la bourgeoisie dominante haïtienne contre les intérêts des masses ;
  3. l’accommodation par les États-Unis de la continuelle domination culturelle française en Haïti ;

En effet, même sous le régime d’occupation étatsunienne, le Concordat de 1860—l’accord entre l’État haïtien et le Vatican qui a concédé à l’ordre catholique français, les Frères de l’Instruction Chrétienne, le monopole de l’éducation en Haïti—, continue à être honoré et exécuté.

La soupe Martelly

Pour plusieurs raisons les élections législatives et présidentielles de 2010–2011 étaient loin d’être légitimes. Certaines d’entre elles étant : 1) le fait qu’une part importante de l’électorat haïtien (en particulier le parti Lavalas de Jean-Bertrand Aristide et les représentants de la gauche socialiste) en était exclue ; 2) beaucoup des déplacés, victimes du tremblement de terre du 12 janvier 2010, ne pouvaient logistiquement pas voter et ne comptaient donc pas ; 3) à la fois le principe, les modalités et les moyens mis à profit pour l’organisation des élections ont été décidés, contrôlés et macrogérés par les États-Unis et la France, en parfait accord avec les autres grandes puissances du Conseil de sécurité de l’ONU, qui reconnaissent à ceux-ci leur prétendu droit de suzerains en Haïti. L’agence de presse Al Jazeera a révélé récemment que l’Agence américaine pour le développement (USAID) a financé plusieurs partis politiques haïtiens durant l’élection présidentielle de 2011, y compris un don de 100.000 US dollars au parti de Michel Martelly, Mouvement Tèt Kale (MTK).4

La manœuvre électorale qui a produit le gouvernement de Michel Martelly a montré à la fois la perfidie des « protecteurs » d’Haïti et leurs alliés locaux, et la faiblesse du camp populaire. Une faiblesse fort compréhensible il est vrai, étant donné les coups répétés contre les conquêtes démocratiques du peuple ces dernières vingt-cinq années.

À la veille du tremblement de terre du 12 janvier 2010, le gouvernement de René Préval penchait inexorablement vers l’autoritarisme, réprimant les manifestants contre la faim, refusant catégoriquement la rentrée d’Aristide en Haïti, disqualifiant le parti Lafanmi Lavalas dans les scrutins parlementaires fixés au 28 février 2010 (reportés pour le 28 novembre 2010). Après le tremblement de terre, le gouvernement, par l’entremise du CEP dont les membres sont choisis avec une loupe de loyauté, fera tout pour empêcher la représentation proprement dite du Parti Lavalas. C’est ainsi que des élections, celles de novembre 2010-janvier 2011, qui devaient légitimer la nouvelle donne « démocratique » en Haïti, ont exclu le parti le plus populaire à l’époque en Haïti.

Dans ces conditions, il n’était nullement surprenant d’apprendre des efforts illégaux de pomper le vote pour Jude Célestin, le candidat sacré à la dernière heure du pouvoir, à l’encontre du candidat jusqu’ici soutenu, Jacques Édouard Alexis.

Comme on se le rappelle, le jour du premier tour du scrutin, au vu des multiples actes frauduleux dans certains bureaux de vote, 12 des 19 candidats à la présidence dénoncent le déroulement du scrutin et demandent l’annulation des élections. Composé des principaux candidats—moins Jude Célestin—, ce front de candidats était assez robuste pour imposer la révision de la régularisation du scrutin ou pour le renvoyer à une date ultérieure. Mais, seulement le lendemain certains de ces candidats, dont Michel Martelly, décident de rompre le rang, plusieurs d’entre eux se déclarant gagnants, l’air triomphant.

Cette manœuvre maladroite permettra aux Étatsuniens de cuisiner leur propre recette pour une crise dont ils deviennent de plus en plus le garant. Se prévalant d’un illusoire mouvement de masse, c’est-à-dire préfabriqué par un battage médiatique state of the art, nouvelle vague, et surtout par une propulsion de fonds du Département d’État étatsunien—via l’agence fédérale USAID—au parti de Martelly, celui-ci l’a éventuellement emporté sur ses rivaux, y compris Mme Mirlande Manigat, la grande sacrifiée de la compétition.

Ainsi, l’impensable s’est-il imposé à l’entendement haïtien, un musicien à la gouyad dévergondée est devenu président de la petite république rebelle, la gouvernant à coups de carnavals et de « paroles en l’air », tout en appliquant, à petits pas systématiques et gestes symboliques à l’improviste, la réhabilitation totale du duvaliérisme.

Légitimes ou pas, les élections étaient pour les États-Unis une mise en scène propice à leur objectif d’« une transition post-séisme victorieuse » en Haïti, c’est-à-dire sans complication, sans surprise et sans questionnement du rôle principal impérial qu’ils jouent dans la tragédie haïtienne.

De plus, suite à l’alliance démoniaque que la classe politique haïtienne a ci-devant faite avec l’interventionnisme néo-impérialiste de George W. Bush et de Jacques Chirac pour renverser Jean-Bertrand Aristide au moment même où la nation célébrait le bicentenaire de l’héroïque indépendance de 1804, le pays est mis sous la tutelle étrangère, quadrillé par à la fois les résolutions restavèkiennes du Conseil de sécurité, la voracité des classes possédantes, le revanchisme des duvaliéristes soudainement amnésiques et l’opportunisme des petit-bourgeois des classes moyennes, beaucoup d’entre eux d’anciens Lavalassiens.

L’intervention franco-étatsunienne a causé des torts considérables à Haïti, aggravant une dégradation continuelle que le tremblement de terre viendra empirer. L’héritage désolant du gouvernement de René Préval, pourtant bénéficiaire du soutien initial du peuple, s’est ajouté aux déceptions.

La politique haïtienne pré-séisme a été imprévisible pour les États-Unis à bien des égards, même après leur intervention en 2004 pour maintenir la politique haïtienne sous contrôle. En effet, les paris sur Marc Bazin en 1990, sur Gérard Latortue en 2004, et sur Charles Henry Baker en 2006 ayant été un désastre, les États-Unis, désormais, feront en sorte qu’ils aient un homme sûr aux affaires en Haïti. L’échec des tentatives du gouvernement sortant de René Préval pour manœuvrer l’élection de Jude Célestin a eu pour résultat de faire rebattre les cartes dans un sens qui rend toute option possible. C’est pourquoi, presque tous les candidats restants après la défaite de la recette Alexis se déclareront gagnants du scrutin.

C’est dire que la remise du jeu occasionnée par le tremblement de terre a aussi favorisé la mise à profit du terrain propice à l’exercice du pouvoir étatsunien. C’est dans cette optique qu’on doit comprendre le choix de Michel Martelly par les États-Unis—mais aussi par la France, l’Angleterre, le Canada, le Brésil—comme président en corrompant et pressurant le Conseil électoral provisoire (CEP).

Il y a bien sûr toujours une voie alternative contre ces états de fait, y compris l’action collective révolutionnaire, comme le témoigne la continuelle mobilisation d’une grande partie des masses haïtiennes à Port-au-Prince et en provinces soit pour dénoncer la vie chère, soit pour demander la démission de Martelly ou la révision des élections législatives et présidentielles frauduleuses d’août et décembre 2015.

La crise permanente d’Haïti

Haïti, tout au cours de son histoire, a connu toute une lignée de fous non-asilés comme chef d’État, des dirigeants despotiques, certains à caractère carrément psychopathe, comme par exemple François Papa Dòk Duvalier, qui tue des familles entières, dont des membres de sa propre famille, et qui se fout bien si le pays se détériore dans l’enveloppement continuel ; ou encore, avant lui, plus d’une moitié de siècle plus tôt, Nord Alexis, conspirateur vindicatif qui, pour prendre le pouvoir, consolider son régime et réprimer l’opposition d’Anténor Firmin, a signé des traités draconiens secrets avec les États-Unis dont l’effet combiné est d’aider ceux-ci à contrôler Haïti et consolider leur émergeant empire selon les directives hégémoniques de la Doctrine Monroe.

Ni Alexis, ni Duvalier (père et fils en cela), ont la moindre notion du respect de l’intégrité de la personne humaine ou de l’éthique du service civique ou simplement de la décence. Certaines des tactiques de Papa Dòk—comme par exemples la mise à mort des membres d’une même famille et le recours à des effets symboliques comme l’exécution publique de Louis Drouin et de Marcel Numa devant le mur d’entrée principal du cimetière de Port-au-Prince le 12 novembre 1964—, ont leur précédence directement du gouvernement de Nord Alexis : capturés par les sbires d’Alexis, le poète Massillon Coicou, ses frères, Horace et Pierre-Louis, et plus d’une douzaine d’autres insurgés firministes sont sommairement exécutés dans la nuit du 14 au 15 mars 1908 devant le mur d’entrée principal du cimetière de Port-au-Prince.

L’exécution de Drouin et de Numa, tout comme celle de Massillon Coicou et de ses frères et des partisans firministes cinquante six ans plus tôt, était surtout une mise en garde par le régime duvaliériste à ses opposants de ne pas dépasser une certaine limite. L’association du cimetière, du peloton d’exécution, du dernier sacrément par un père catholique, des armes à feu, de la mort certaine qui guette à l’horizon, etc., a créé une force symbolique extraordinaire qui donne au régime sanguinaire une aura mystique, une sorte d’aspect religieux pour le mal, une complicité totale entre le Bon Dieu, Lucifer et la Raison Absolue de l’État.

Heureusement l’Histoire n’est pas toujours déterminée par l’action incivique des psychopathes. Pas toujours, car il y a d’autres déterminants qui, quand mis en fonctionnement, agissent sur le devenir historique : entre autres la praxis solidaritaire des masses concernées et la mobilisation révolutionnaire des classes vassalisées.

Corruption de la démocratie électoralo-représentative

Dans la compétition électorale du mois d’août 2015, la corruption était presque de mise. La corruption de la part à la fois du gouvernement (power influence) et de l’argent (money influence). L’influence de l’argent, des pots-de-vin et du pouvoir est une perversion qui est inacceptable dans une société à vocation démocratique. Ce n’est certainement pas un cas particulier à Haïti. Loin de là. En effet, la corruption du processus électoral par l’argent est un fait commun dans les multiples démocraties occidentales qui pourtant s’enorgueillissent d’un système politique soi-disant idéal (ce n’est nullement un hasard que les deux favoris des deux partis dirigeants dans les campagnes présidentielles étatsuniennes de 2016 soient une multimillionnaire et un multimilliardaire…)

S’agissant du cas d’Haïti en particulier, étant donné la coriacité de la corruption politique et du népotisme, il faut beaucoup plus d’efforts pour sinon les éradiquer, du moins amoindrir leurs proportions et conséquences. Pour cela, il faut d’abord établir un gouvernement populaire, progressiste et non corrompu, c’est-à-dire non lié par les entraves du grand capital, ni des objectifs de la bourgeoisie patripoche haïtienne, ni des desiderata du gouvernement en place comme on l’a vu dans la manipulation par le CEP des élections législatives du 9 août 2015 et de la présidentielle du 25 octobre 2015 pour manufacturer un parlement et une présidence à son goût.

Concernant les failles des élections législatives du 9 août 2015, voici ce qu’en dit Leslie Péan dans un article sur le site Alter Presse du 8 novembre 2015 : « La politique politicienne en Haïti s’apparente à la politique monétaire et financière aux États-Unis et sur le plan international. Avec les mêmes inégalités, les mêmes procédés machiavéliques, les mêmes dynamiques d’instabilité et de fuite en avant. D’un côté, en Haïti, c’est la réponse illusoire par l’organisation des élections fictives du 25 octobre 2015 avec 915.675 mandataires dans les bureaux de vote, soit 60% des 1.538.393 votants, c’est-à-dire 26% de l’électorat estimé à 5,8 millions. Les trois-quarts des électeurs ont boudé les urnes. Les 13 725 mandats délivrés à chacun des 54 candidats ont fait l’objet d’un commerce interlope scandaleux. Crise de confiance ! On devait s’y attendre du fait même que la feuille de route pour l’organisation de ces élections ait été confiée à Pierre-Louis Opont. Ce dernier avait révélé la fausseté des résultats déclarés lors des élections de 2010 orchestrées sous sa direction. Les fraudes massives du 25 octobre 2015 ont tout détraqué. Muller Julmiste et Gesner Jean-Geffrard, deux militants du parti Pitit Desalin, ont été arrêtés au Cap-Haïtien. De plus, Maxo Gaspard, une étoile montante de ce parti, « a été tué de balles à la tête, non loin du siège central du parti à Delmas 33 » [1] après la proclamation des résultats le 5 novembre. Enfin, Sandra Paulemon, candidat de Pitit Desalin, a été incarcérée. La réponse populaire contre le coup d’état électoral ne s’est pas fait attendre avec des manifestations des partis LAPEH, Pitit Desalin, Fanmi Lavalas et Renmen Ayiti. »5

Quand finalement, le Conseil électoral provisoire a rendu public les résultats (c’est-à-dire le produit de sa dextérité manipulatoire) des premiers tours de la présidentielle du 25 octobre 2015, Jovenel Moïse, le candidat du gouvernement, était placé en tête, avec 32.81% des votes, suivi de Jude Célestin avec 25.27% des votes. Voyant le piège de cautionner une entreprise dont il peut être éventuellement la victime, Célestin, candidat de la Ligue alternative pour le progrès et l’émancipation haïtienne (Lapeh), dénonce les résultats. Il sera rejoint par sept autres candidats qui se regroupent dans une coalition contestataire qui inclut Jean-Charles Moïse du parti Platfòm Pitit Desalin, Maryse Narcisse du parti Fanmi Lavalas, Jean Henry Céant de Renmen Ayiti, Samuel Madistin du Mouvement patriotique populaire dessalinien (Mopod), Eric Jean-Baptiste du Mouvement action socialiste (Mas), Sauveur Pierre Étienne de l’Organisation du peuple en lutte (Opl), Steeven Benoit (Conviction), et Mario Andrésol (Indépendant). Autres organisations contestataires des résultats comprennent la Solidarité des femmes haïtiennes (Sofa), le Conseil national d’observation électorale (Cno), le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (Conhane), le Réseau national de défense des droits humains (Rnddh), et d’autres, etc.

Jude Célestin a eu la lucidité de ne pas se laisser duper par la manœuvre du CEP qui le place en deuxième position, après Jovenel Moïse, un marchand de bananes jusque-là inconnu. Ayant été l’objet de la manœuvre gouvernementale lui-même cinq ans auparavant, il a vite reconnu que le but ultime du pouvoir c’est de forcer, le cas échéant, une présidence Jovenel Moïse. Combien de temps restera-t-il loyal à ce refus de principe ?

Dans un rapport publié par cette coalition le 16 novembre dans l’agence de presse Alter Presse, elle dénonce les élections du 25 octobre 2015 comme une « vaste opération de fraudes électorales planifiées ». Les chefs d’accusation énoncés par la coalition sont bien explicites : « L’interruption du processus de vote, la fermeture prématurée ou l’incendie de bureaux de vote, des bulletins non signés par les membres de bureau, des bulletins déchirés, des offres d’argent en échange de vote, des votes répétés de mandataires figurent parmi les différents cas de fraudes et d’actes de violences enregistrés dans divers départements. (…) Face à cette situation préoccupante et alarmante, la Coalition recommande de publier les noms des institutions d’observation électorale ayant bénéficié d’une subvention de l’État haïtien. Elle demande de vérifier les informations relatives à tous les électeurs ayant voté en dehors de la liste d’émargement et de conduire un audit du processus électoral, en vue de faire la lumière sur les multiples révélations faites par des acteurs politiques. Elle appelle à appliquer avec la plus grande rigueur, les sanctions prévues par le décret électoral et par la législation haïtienne contre tous les candidats, partisans, partis politiques et personnel électoral impliqués dans les opérations de fraude. »6

En vue des dénonciations véhémentes, venant de tous les côtés, des irrégularités flagrantes, ouvertement criminelles, dans le déroulement des scrutins, Martelly a été finalement amené à constituer une Commission d’évaluation des résultats du premier tour de l’élection présidentielle du 25 octobre 2015. Choisis exclusivement par l’Exécutif, les membres de la Commission sont tout de suite soupçonnés de partialité. Pris entre l’enclume des expectations de leur patron et le marteau des agitations du groupe des huit, puis des trente candidats contestataires et des protestations populaires, les membres de la Commission d’évaluation finissent par prendre une décision du juste milieu : ils ont assez de courage pour confirmer la véracité des accusations de « fraudes massives », mais pas assez pour désigner les coupables et recommander punition et rectification dans un temps raisonnable.7

En vue du constat des illégalités et irrégularités, et de la non-recommandation de la Commission d’évaluation, les spéculations se sont données libre cours à ce qui pourrait arriver après 7 février 2016, date désignée par la Constitution pour l’investiture du nouveau président…

Le nouveau Parlement, élu à l’entremise des législatives contestées du 9 août, s’affirmera sans doute de plus en plus comme une autorité centrale dans la période de transition à l’élection d’un président. Entre-temps, le front du refus exhibé vaillamment par les candidats contestataires, s’il arrive à tenir ferme jusqu’au bout, arrivera éventuellement à acculer le gouvernement Martelly sortant à accepter le remplacement du CEP par une autorité électorale plus crédible qui supervisera l’élection présidentielle, qui, nous l’espérons bien, sera renvoyée entre-temps à une date ultérieure (autre que le 24 janvier annoncé par le gouvernement Martelly, à moins que celui-ci décide d’aller jusqu’au bout dans l’illégalité et le brigandisme).

Le gouvernement Martelly et ses protecteurs de la soi-disant communauté internationale, qui mettent naturellement leur réflexe impérialiste et leurs impératifs de contrôle au-dessus des idéaux démocratiques du peuple haïtien, montreront leur vrai visage (et objectif) s’ils persistent à soutenir les velléités frauduleuses du gouvernement dans l’imposition de la mascarade Jovenel Moïse.

L’accumulation de la position ferme du front du refus et de l’opposition en général, plus les mobilisations contestataires du peuple dans la rue, constitueront une force formidable difficile à vaincre malgré le semblant de prépondérance des adversaires. Naturellement, l’atout clé ici, c’est la persévérance et la cohésion de la coalition démocratique.

Si l’opposition reste mobilisée et le front du refus maintient son rang serré, avec Jude Célestin—ou tout autre candidat collectivement choisi—à sa tête, et réussissent à forcer la constitution d’un CEP indépendant et relativement objectif, ils auront remporté une grande victoire. Car une nouvelle élection, organisée par un CEP réformé selon les recommandations de la Commission d’évaluation et des demandes de l’opposition, aura une grande chance d’être gagnée par le candidat soutenu par la coalition oppositionnelle. Cela, en dépit des outrecuidances de l’ambassade étatsunienne en Haïti. Cette possibilité ouvrira de plus amples opportunités de matérialiser les revendications populaires.

Un point est certain toutefois : aucune élection n’est légitime sans la participation et l’aval du peuple. En outre, ce n’est pas trop élastique de penser qu’aussi longtemps que les besoins et aspirations du peuple (en termes de sortie dans la malvie, de nourriture pour vivre, d’éducation pour ses enfants, de soins médicaux, de sécurité dans un foyer décent, etc.) ne soient pas matérialisés, il y aura des appels à la résistance, à la mobilisation, à la révolte contre un état de faits qui cause de la douleur, qui déshumanise, qui cultive un rapport d’oppression et d’inégalité parmi les groupes sociaux. Il y a un slogan des manifestations qui dit : « No justice ! No Peace ! », « Pas de justice ! Pas de paix ! » Oui, il ne doit, et il ne peut en terme absolu, y avoir de la paix là où existe l’injustice.

Nous devons être en mesure de fonder un régime politique où il y aura à la fois de la justice et de la paix. Un régime politique également rationnel et passionnel, passionnel pour une application constructive et toujours humaniste de la connaissance politique. Passionnel aussi dans la recherche, détection et utilisation des ressources disponibles et potentielles pour effectuer le changement nécessaire. Passionnel dans la poursuite d’une Haïti où l’État dirigeant n’est plus une bande de voleurs, de magouilleurs, de gens sans aucune conviction, d’hypocrites et de sadiques psychopathes, mais une vraie collectivité de citoyens travaillant pour la régénération nationale, pour le redressement du pays, pour simplement mettre sur pied un État décent, sincère, véritablement nationaliste, qui prend à cœur le destin de la nation, c’est-à-dire, en termes pratiques, la poursuite du développement économique, de la hausse du niveau d’éducation et de vie de la population. Une telle politique, si elle est poursuivie conjointement avec la politique culturelle de réappropriation de la langue nationale, le créole haïtien, deviendra le socle solide sur lequel la nouvelle Haïti sera bâtie.

Entre-temps, il y aura des démagogues qui feront toutes sortes de promesses et qui prétendront avoir la baguette magique de la solution à la problématique haïtienne. En fait, ce qui compte le plus et est absolument déterminant, c’est l’organisation d’une coalition de leaders, de groupes civiques, d’institutions responsables et rationnels qui se donnent pour mission d’instiguer le changement politique en Haïti.

Que faire ?

Les médias sont pleins de clichés, exacerbés après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui insinuent qu’Haïti serait « le plus pauvre pays de l’hémisphère occidental ». Rien n’est plus loin de la réalité.

En fait, en dépit des coups d’État en série, des rivalités de petits chefs et fiefs, des images de pauvreté, des crises permanentes, des incuries et médiocrités administratives des gouvernants, souvent corrompus, insouciants et répressifs, Haïti est aussi la nation qui a risqué la fureur de l’Espagne pour aider les combattants indépendantistes de l’Amérique latine. En 1805 Sebastian Francisco de Miranda vient en Haïti où le gouvernement de Jean-Jacques Dessalines lui a donné de l’aide ; c’est sur la côte de Jacmel que Miranda a conçu le premier drapeau du Venezuela. Quelques temps plus tard, en 1816, Simón Bolívar, le futur libérateur de l’Amérique latine, a hébergé, en Haïti. Le président haïtien à l’époque, Alexandre Pétion, lui a donné des hommes, des armes, un bateau et de l’argent, sous la seule condition qu’il libère les enslavés de tous les pays et régions qu’il aura libérés.

L’histoire d’Haïti n’est pas comme n’importe quelle histoire : c’est une histoire unique dans le sens le plus authentique du terme. C’est l’histoire exceptionnelle de la première république noire du monde, la seule insurrection d’esclaves de l’histoire qui ait jamais réussi à fonder un État, la première révolution de l’Amérique latine, et la seconde république indépendante du soi-disant Nouveau monde. Haïti, c’est la nation fondée par un peuple qui a tout risqué au nom de la liberté.

Haïti n’est pas seulement la seule nation d’anciens enslavés qui aient conquis leur liberté par la force des armes et de leur génie stratégique, mais aussi le pays qui ouvre sa porte aux enslavés* du monde entier, particulièrement aux Africains-Américains qui luttent au moment pour leur libération ; Haïti est le pays défenseur de l’indépendance de la Grèce. Oui, la Grèce, parce que quand les patriotes grecs luttaient pour l’indépendance de leur pays sous l’empire ottoman répressif en 1821, c’est vers Haïti qu’ils tournaient leur attention, Haïti, l’île rebelle qui se déclarait solidaire à toute action entreprise pour la liberté par les opprimés du monde entier. Dans une longue lettre datée du 15 janvier 1822, Jean-Pierre Boyer leur répondait qu’étant donné les contraintes budgétaires d’Haïti, il ne pouvait leur donner ni de l’argent comptant, ni des hommes à l’instant mais que leur cause ne pouvait laisser les Haïtiens indifférents. Il leur a envoyé, avec la lettre, une cargaison de 25 tonnes de café, une commodité très précieuse à l’époque, pour être vendues pour acheter des armes et d’autres nécessités pour aider leur lutte de libération. Deux mois plus tard, Haïti sera le premier pays à reconnaître l’indépendance de la Grèce.8

Comparé aux autres pays, Haïti est le pays qui a le plus grand nombre, per capita, d’écrivains, de poètes, de conteurs, de musiciens, de peintres, et d’artistes en général, et aussi l’un des rares pays du monde à développer une langue et une culture indépendantes des modèles épistémiques occidentaux.

Aujourd’hui encore, au risque de simplifier les choses, je dirais qu’Haïti comporte deux forces majeures, deux protagonistes qu’on peut considérer comme les ultimes décideurs de son vécu présent, voire de son futur : d’un côté la bourgeoisie mercantile et latifundiaire, très souvent alliée aux petit-bourgeois opportunistes de la classe politique et aux forces impérialistes qui veulent continuer le statut colonial d’Haïti—ou du moins le contrôler dans la pratique—et, de l’autre côté, les forces de la liberté qui ont combattu, et qui combattent encore, pour le droit d’Haïti—et de tous les peuples du monde—à l’autodétermination nationale, dans le cadre de la souveraineté populaire, y compris le droit à une vie décente, à l’habitat, à la nourriture, à l’éducation, etc.

Le rapport de force entre ces deux forces protagonistes et antagonistes n’est pas toujours facile à délimiter dans la mesure que la souveraineté populaire se joue seulement dans des circonstances fort rares, comme par exemple en 1986 et 1990. Le peuple haïtien a aussi des alliés naturels à la fois chez les autres peuples en lutte, mais aussi au sein des forces progressistes des pays dominants qui cherchent elles aussi à changer le système d’exploitation, d’exclusion et d’inégalité. Elles le font pour leur propre compte parce que elles aussi sont aliénées dans une société capitaliste inhumaine qui exploite et exclut l’Autre—c’est-à-dire, pour employer une métaphore statistique moderne, les 99% de la société ou de l’humanité. Bref, l’opposé des 1% de la société et de l’humanité qui profitent de ce que Marx appelle la plus-value du labeur exploité (ceux-ci incluent bien entendu les corporations, les banques et les complexes militaro-industriels des pays dominants).

La question que nous devons nous poser à présent est celle qu’avait posée Lénine à l’aube de la Révolution d’Octobre 1917 : Que faire ? Il est certain que les actuels dirigeants et la classe politique haïtienne en général se moquent bien d’Haïti et qu’il ne faut s’attendre d’eux rien de bon. Donc, le premier objectif que doit se donner la gauche progressiste haïtienne et les éléments démocrates et patriotes, c’est de prendre le pouvoir, par la voie électorale de préférence.

Naturellement, on ne saurait résoudre la problématique de l’enveloppement et de la paupérisation dégradante d’Haïti sans toucher au régime agraire, ni sans reverser l’instruction évasive, génératrice de la dépendance, inculquée par les Frères de l’Instruction Chrétienne, et le régime bovaryste qui coupe Haïti en deux entités inconciliables. Les Haïtiens doivent se réveiller de la zombification et non seulement revendiquer le droit à leur identité linguistique et culture afro-créole mais surtout l’affirmer et l’appliquer comme loi de redressement absolue de la nation.

Ainsi donc, les premières démarches de tout gouvernement progressiste haïtien doivent inclure les actions suivantes : 1) l’application d’une réforme agraire conséquente ; 2) la mise sur pied et la régularisation d’un nouveau système d’impôt sur les revenus et les biens qui dépassent un certain plafond ; 3) la réforme du système judiciaire sur une base révolutionnaire et efficace, un système nouveau qui protège tous les citoyens, particulièrement les pauvres et les plus vulnérables ; et 4) la réforme de la fonctionnalité ou l’intercommunication linguistique.

En effet, l’une des grandes décisions que doit prendre un gouvernement progressiste, c’est de corriger, rendre justice à l’injustice qui est faite contre la langue nationale du peuple haïtien, une langue tenue et maintenue à l’état d’infériorité dans les rapports de langues entre le français et l’haïtien. Il faut une nouvelle instruction civique qui stipule que de même que les Lumières avaient favorisé et encouragé la révolution industrielle commencée en Angleterre et qui s’est propagée dans beaucoup de pays d’Europe et, plus tard, aux États-Unis, de même la langue haïtienne peut être un facteur de développement pour Haïti.

Un mouvement politique qui aboutit à la victoire électorale de partis politiques qui défendent les intérêts et les aspirations du peuple haïtien peut susciter toute une effervescence révolutionnaire et ouvrir la voie à des changements fondamentaux. La seule grande condition de réussite d’un tel mouvement, c’est de se donner des leaders sérieux qui ont une vision positive pour le pays. Le mouvement doit choisir et se doter d’un leadership conséquent, réaliste et optimiste, composé d’hommes et de femmes conséquents, et non de magouilleurs, ni d’opportunistes susceptibles de liquider les intérêts du pays au profit de leurs propres intérêts mesquins et personnels.

Nous reconnaissons qu’il est bien difficile de contrôler et contenir les impulsions et tendances individuelles négatives dans un mouvement politique, mais c’est possible, et il incombe même à tout mouvement politique d’envergure, de mettre sur pied des mécanismes de prévention, des remparts pour ainsi dire, contre un tel dérapage, surtout pour empêcher autant que possible tout dommage aux objectifs libérationnels du mouvement politique, comme c’était le cas durant le processus révolutionnaire cubain.

Le cas haïtien est certainement difficile à cause de différentes réalités historique, nationale, culturelle, conjoncturelle et géopolitique. Et ces particularités valent pour tous les peuples du monde. Cependant, le mouvement populaire haïtien doit finalement réaliser que le pays continuera à reculer aussi longtemps que nous perpétuerions les actions autodestructives telles les coups d’État, l’ourdissage de complots conspiratifs, les coups bas pour arriver à la tête, le mépris à l’égard des règles organisationnelles, le manque de l’esprit de suivi, etc.

Nous le répétons, ces traits ne sont pas particuliers à Haïti et aux Haïtiens, vous pouvez les retrouver dans les expériences historiques de beaucoup d’autres peuples. Mais étant issue d’une expérience esclavagiste jointe à une révolution politique pour fonder une nation—la première et seule dans l’histoire—, Haïti s’inscrit dans une catégorie unique qui a causé des conséquences uniques (et iniques) et qui a très probablement besoin d’une solution unique.

Naturellement, c’est le rôle et aussi la prérogative de tout mouvement révolutionnaire haïtien d’organiser et de formuler un protocole pour prévenir et contrer tout comportement individualiste ou groupusculaire nuisible au processus révolutionnaire qu’il entame. Nous voulions seulement indiquer avec ces mots quelques points importants pour stimuler la discussion dans le but d’atteindre, finalement, une compréhension rationnelle sur la problématique haïtienne et sa solution.

L’éthique minimum d’un État de droit

Ceux-là qui jouaient la carte de la couleur de la peau pour espérer un miracle de Barak Obama peuvent bien déchanter aujourd’hui. Le département d’État étatsunien est toujours sous l’envoûtement de Hillary Clinton et de son très influent mari Bill Clinton s’agissant de la politique haïtienne des États-Unis. Les intérêts étatsuniens s’accommoderont de tout gouvernement haïtien qui respecte le statu quo impérial et accepte de jouer le jeu. Les « intérêts » étatsuniens changent d’accentuation dépendant des conjonctures politiques, mais leur nature néocolonialiste perdure. La sorte de synergie qui existe aujourd’hui entre, d’une part, les intérêts privés et officiels étatsuniens, et, d’autre part, les intérêts des milieux d’affaires et de l’autoritarisme rapacitaire de l’État haïtien, est bien inquiétante pour nous autres qui voulons fonder un État de droit en Haïti, c’est-à-dire un État basé non pas sur le droit du plus fort ou des classes dominantes, mais un État guidé par le principe des droits égaux entre toutes les composantes sociales, démographiques, et entre tous les individus de la nation haïtienne.

Pour sortir de l’enveloppement où nous nous sommes engloutis, il faut nommer l’éléphant innommé du salon : le semblant d’incapacité des Haïtiens à se gouverner rationnellement sans tomber de crise en crise. La rationalité du méchant colon impérialiste est bien raisonnable dans le fait qu’il existe bel et bien des gouvernements puissants qui veulent continuer à contrôler Haïti, mail il faut reconnaître que cette rationalité devient bien usée après plus de deux siècles d’usage et que nous pouvons reformuler la question en nous demandant, si tel est le cas pourquoi ne concevons-nous pas un meilleur rempart contre les velléités impérialistes et pourquoi ne pas leur opposer une résistance et un mode d’agir plus ordonnés, plus disciplinés, plus rationnels ?

Pour mette sur pied en Haïti un projet politique qui dure, il faut en déployer une discipline systématique à la fois dans sa conception, sa matérialisation et son application. Votre place est peut-être loin de la chose publique si vous acceptez le précepte opératif combien nuisible de la classe politique traditionnelle qui dit « ôte-toi que je m’y mette ». Si vous licenciez des hommes et femmes conséquents dans l’administration de l’État parce que vous voulez les remplacer par vos sbires à vous ; si vous devenez riche parce que vous détournez les fonds de l’État vers votre propre compte bancaire personnel ; si vous manipulez les institutions de l’État ou commettez un crime punissable sévèrement, votre place est dans la prison, pas dans les affaires de l’État. C’est une éthique de la responsabilité civique dans l’administration de l’État qui doit être obligée à tout prétendant ou titulaire d’une fonction publique.

Aux États-Unis les modalités d’acquisition de la richesse personnelle ont cette logique viciée qu’elles ne sont criminelles que parce que elles sont légales. Vous pouvez voler l’État, on suggère, mais faites-le légalement. Même ce minimum légaliste est inexistant en Haïti où l’action du chef (et de ses acolytes au pouvoir) transcende toute notion de légalité. N’en soyez pas dupe cependant, car même quand elles sont « légales », les rapacités, les outrances et les duplicités du système capitaliste, à en juger par les malheurs qu’elles causent parmi les populations concernées, n’en restent pas moins criminelles.

Nous préconisons un effort collectif pour faire autrement en Haïti, parce que nous pensons que les mêmes recettes produiront toujours les mêmes mets et qu’il faut pour Haïti une autre manière de poursuivre sa vision d’une nation libérée des entraves colonialistes.

Oui, Haïti a besoin d’une stratégie politique réfléchie et appliquée pour ouvrir la voie au changement. Le prochain gouvernement haïtien doit encourager le respect des institutions étatiques et l’esprit de contribution constructive dans un État de droit. C’est peut-être difficile de concilier le positivisme, Montesquieu, Rousseau, Dessalines, Marx et Charlemagne Péralte dans un projet de libération nationale, mais pourquoi pas l’essayer, ne serait-ce que pour refaire l’histoire, encore une fois.

Le créole haïtien comme facteur de développement

Haïti, comparée à beaucoup d’autres pays du monde, a un grand avantage sur le plan de la production artistique et intellectuelle, particulièrement dans la production de la peinture, la musique, la poterie, la littérature en général. L’homogénéité linguistique haïtienne par le créole—à peu près 99% des Haïtiens parlent le créole—est aussi un atout d’une grande importance stratégique. Le grand défi c’est de renverser le paradigme francophile érigé comme obstacle à l’épanouissement de la langue nationale, le créole, posée comme menace à l’hégémonie du français.

C’est dans cette perspective qu’on doit voir la visite de François Hollande les 10 et 12 mai 2015 dans la Caraïbe « francophone », Guadeloupe et Haïti en particulier. Comme je le dis ailleurs, les empires sont autant linguistiques et culturels que politiques, économiques et militaires. La perte d’influence et de relevance (pertinence) du français par rapport à l’anglais a causé beaucoup d’inquiétudes dans l’establishment intellectuel de la France ces dernières années. En effet, la France a du mal à accepter que la francité n’est plus le référent universel qu’elle fut durant toute la période qui suit le déclin du latin dans les empires et centres de pouvoir européens (une hégémonie qui s’affirme à partir du xviiè siècle, passant par le siècle des Lumières jusqu’à la moitié du xxè siècle).

L’offensive de charme de la France, manifestée tour à tour dans l’engagement continuel que poursuit son président, François Hollande, avec le président haïtien, Michel Martelly—lequel il a rencontré trois fois au cours d’une période de trois années—, dans l’élection du Canado-Haïtien Dany Laferrière à l’Académie française, et dans celle d’une autre Canado-Haïtienne, Michaele Jean, comme secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), témoigne de la volonté de la France d’influencer la politique culturelle d’Haïti comme elle a toujours fait. Pour elle, ce n’est pas assez de concocter un régime hybride, anti-démocratique, il faut contrôler aussi les esprits. L’importance stratégique d’Haïti en tant qu’à la fois symbole de la résistance des peuples opprimés et centre de production intellectuelle pour la marque « francophone » constitue un atout d’envergure pour la francité. Ainsi, face à la perte d’influence géopolitique de la France par rapport à l’omnipotence étatsunienne et l’émergence d’autres centres de pouvoir à ambition géostratégique globale comme la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Allemagne, etc., et face aussi à sa faiblesse au niveau de la compétition économique globale, la France essaie de compenser par le développement de son avantage au niveau politique et culturel dans les pays à appellation « francophone » comme la Guadeloupe, la Martinique, le Sénégal, Haïti, Québec (Canada), etc. Influencer par la culture des espaces si lointains, c’est aussi projeter de la puissance.

En fait, comme je l’ai dit comme avertissement dans un texte sur l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française9, la France voit l’évolution épistémique du créole haïtien en tant que langue légitime comme une menace à l’hégémonie traditionnelle de la langue et de la culture françaises. Et c’est bien compréhensible, car qui voudrait volontairement supprimer ses propres privilèges ?

Dans le cas spécifique de la disparité linguistique en Haïti, les privilèges des élites francophones sont légion et ils ne sont pas uniquement d’ordre linguistique, parce que l’exclu au niveau de la langue et de la culture, l’est aussi au niveau socio-économique : c’est une totalité traumatique qui dérange profondément à la fois son confort matériel, son entendement et son sens de lui-même.

Le créole haïtien est-il un facteur de développement ? Oui, il l’est, parce que si l’État haïtien vient à décréter, avec le soutien de la nation, le créole haïtien comme langue nationale de fonctionnement et offre des ressources concrètes pour matérialiser ce choix, il aura du coup suscité un processus biopolitique qui aidera le pays à réapproprier sa propre vision culturelle, son propre sens de son identité, voire sa propre destinée, et aussi reprendre le contrôle de l’essor productif et affirmatif que tout État souverain a droit de se prévaloir.

Le long travail de sape zombificateur de notre entendement opéré par le colonisateur a été si parfait que nous sommes arrivés à non seulement accepter ses prémisses et présupposés dépersonnalisants, mais aussi les glorifier au dépens de nos propres valeurs et compétences. Les occupants étatsuniens s’étaient bien amusés des fausses préciosités de la bourgeoisie haïtienne, semi-francophone et francophile, qui se sentait supérieure à la fois de ses frères et sœurs de race et des occupants eux-mêmes. Le scandaleux n’était pas là pourtant. Le scandaleux mais qui n’a jamais fait scandale, c’est que ces mêmes milieux qui feignaient élever leur francité comme un gage d’honneur n’avaient aucun scrupule à s’allier aux occupants et avec leurs complices locaux quand il s’agissait d’exploiter le peuple.

La langue maternelle de l’opprimé devient facteur d’affirmation de soi et de développement quand celui-ci se l’approprie et en fait un symbole de fierté, une marque d’honneur. Facteur de développement parce que, surtout, la langue maternelle est un grand médium d’acquisition de la connaissance, elle-même source de découverte et d’épanouissement. On a souvent fait valoir l’opinion que le créole haïtien, qui est parlé par « seulement » 12 à 15 millions d’Haïtiens, pourrait nous isoler du monde, comparé à la langue française, langue internationale, parlée par plus d’une centaine de millions de personnes. Cette opinion a continué une erreur qui identifie le nombre de parlants d’une langue à la possibilité ou l’avantage de développement, alors qu’il est prouvé qu’un pays à moindre démographie parlant une langue minoritaire (au concert des nations) peut avoir un niveau de développement comparativement supérieur à des pays à plus forte population parlant une langue démographiquement plus étendue (ex. le Danemark comparé au Mexique).

L’Haïtien est fier de son indépendance, obtenu au prix du sang, mais la majorité d’entre eux ont honte, même aujourd’hui encore, de leur langue maternelle qu’ils considèrent comme un « patois », une langue moindre, préférant et utilisant souvent uniquement le français dans ce qu’ils estiment être des occasions importantes comme la cérémonie du mariage, du baptême, les funérailles, les graduations, etc. Comment expliquer ce décalage d’appréhension entre l’enslavé qui prend les armes pour se libérer et s’affirmer comme être humain légitime, et le bovarysme autodépersonnalisant qui l’assaille et qu’il a accepté sans critique depuis le commencement de son histoire de peuple libre ?

Une autre habitude qui est en train de se former ces jours-ci, particulièrement parmi les immigrés haïtiens aux États-Unis, c’est l’utilisation de l’anglais comme langue de compromis. Ainsi, au lieu du créole, jugé comme langue inférieure, ou du français, jugé trop compliqué, on recourt de plus en plus à l’anglais, jugé comme plus neutre. Compromis dans le sens que la problématique créole-français en Haïti, ayant créé une dualité souvent conflictuelle, qui perturbe l’harmonie escomptée parmi les groupes, la langue anglaise, en tant que langue déclarée « universelle » (comme jadis le grec, le latin et le français s’en étaient déclarés tour à tour dans leur moment de gloire), se présente ainsi comme une alternative d’autant plus acceptable que son hégémonie semble ne pas entraver la légitimité du créole haïtien. C’est certainement une fausse impression étant donné que le fait de l’autocentrisme ou de l’hégémonisme culturel, c’est de dénier aux autres cultures et langues toute représentation d’elles-mêmes qui ne soit médiatisée par le standard de valeurs de ses référents dominants.

Dans ce cas-là, le choix de l’anglais comme langue de compromis (essentiellement pour ne pas utiliser le créole haïtien) est doublement aliénant dans la mesure qu’il fait passer le passage d’un système linguistique impérialiste à un autre comme une solution à la problématique de la domination culturalo-linguistique. Il est également insultant au droit à l’expression des deux communautés linguistiques haïtiennes—la créolo-haïtienne et la française—qui sont ainsi surpassées par une autre langue parlée seulement par une très petite minorité d’immigrants haïtiens aux États-Unis et au Canada.

De plus, la revendication haïtienne du droit de parler sa langue maternelle et de la considérer comme langue légitime ne doit pas être escamotée pour satisfaire la susceptibilité de ceux-là mêmes dont la pratique culturelle et sociale est elle-même erronée, aliénée, fausse, et en grande partie responsable de la présente condition retardataire d’Haïti dans le concert des nations. C’est certainement un héritage que même les plus inconscients des francophiles ne peuvent pas raisonnablement défendre.

C’est dire aussi que quand bien même nous admirons le grand bond de conscientisation linguistique qui a eu cours en Haïti ces dernières trente années, il y a malheureusement encore beaucoup à faire tant sur le plan de la conscientisation politique et linguistique que sur le plan de la mise sur pied des institutions et infrastructures solides qui supportent les aspirations nationales haïtiennes.

Si vous faites un sondage d’opinion pour savoir le nombre d’Haïtiens, en Haïti et en Diaspora, qui soutiendraient la promotion du créole haïtien comme langue légitime et principale de la nation haïtienne, vous recevriez probablement une majorité qui préfèrerait le français, mais, après un travail d’éducation, et de prise de conscience linguistique pour ainsi dire, une majorité changerait d’opinion et soutiendrait un changement. C’est ce travail qui reste à faire.

Haïti comme projet de l’Être

Les empires n’aiment pas le vide et ils s’en méfient d’autant plus que les enjeux sont considérables, politiquement et stratégiquement parlant, comme ils le sont dans le cas d’Haïti d’aujourd’hui, nation historiquement rebelle, représentant le symbole de la résistance, du défi d’être ; nation de va-nu-pieds incarnant l’idéal de la Révolution, la radicalité du projet régénérateur de l’humain, la victoire de l’esclave devenant le champion de la liberté, parce que, comme le remarquent Antonio Negri et Michael Hardt, on ne peut réprimer que ce dont qui a déjà existé comme liberté.10 Les Noirs vendus en esclavage, étant libres et fiers et dignes avant leur kidnapping et leur mise en servilité dans la géhenne saint-dominguoise, le resteront durant leurs odyssées et jusqu’à aujourd’hui encore, même après les sévices douloureux de l’Histoire.

Haïti est aux prises aujourd’hui à une crise multiforme—écologique, politique, économique, linguistique—qui demande une réponse multilatérale et radicale de par l’intensité des dommages et risques, de par la profondeur des peines endurées, de par l’enracinement, le retranchement, des intérêts en jeu.

L’idéologie haïtienne de l’irréductibilité de l’être humain—il est total ou il ne l’est pas—est l’épistémè dominante aujourd’hui dans le monde (en tout cas au niveau de la pensée politico-philosophique qui soutient que l’Être—indépendamment de la couleur de sa peau, de son rang social ou de sa richesse économique—, est une entité ontologique fondamentale qui a des droits jugés inviolables sous peine de punition).

L’épilogue du centenaire de l’occupation pourrait se résumer à ces trois événements qui ont eu une force symbolique de grande importance : 1) la nomination de Bill Clinton comme co-président (avec Jean Max Bellerive) de la CIRH ; 2) la visite du président français François Hollande en Haïti le 12 mai 2015 (reconnaissant la « dette morale » de la France envers Haïti et non pas la restitution matérielle de l’argent soutiré à Haïti) ; 3) la récente déclaration de l’ambassadeur étatsunien en Haïti, Peter F. Mulrean, disant que les observateurs déployés par son ambassade pour vérifier l’élection présidentielle du 25 octobre 2015 « n’ont pas vu de fraudes massives » et qu’ils n’ont « pas encore vu de preuves ». Cette déclaration et d’autres par les instances étrangères en Haïti ont suscité une réplique de l’opposition qui menace, dans une note en date du 14 janvier, de porter des plaintes formelles contre eux « [au] cas où ces ambassadeurs persistent dans leur ingérence, pour supporter, à leur profit, l’inacceptable et la corruption, à travers un processus électoral frauduleux, illégal et inconstitutionnel… »11

Les propos de l’ambassadeur étatsunien sont une flagrante ingérence de la part d’une nation qui connaît très bien le poids de son influence dans la politique haïtienne. Il témoigne du non respect de la souveraineté nationale d’Haïti et de son processus politique au moment où beaucoup de citoyens et citoyennes demandent la révision des résultats frauduleux des élections. En se prononçant, essentiellement pour garantir la véracité des résultats quand la commission d’évaluation délibère encore, les États-Unis semblent suggérer qu’ils sont prêts à cautionner, a priori, toute intention qu’aurait le gouvernement Martelly d’entériner les résultats frauduleux contestés, donc imposer à la population, une fois encore, un président choisi d’en-haut.**

Encore une fois, le politologue haïtien Leslie Péan vient à la charge, dans un article publié en réaction à la déclaration de l’ambassadeur Mulrean où il détecte « une mise en scène pour l’annonce du verdict que doit prononcer le 30 décembre [déféré pour le 3 janvier] la Commission d’évaluation électorale partisane. On ne voudrait pas soupçonner l’ambassadeur d’intelligence avec les bandi legal ». Dans cet article, Péan cite l’ambassadeur suisse en Haïti, Jean-Luc Virchaux, qui se dit avoir « une grosse interrogation sur l’ensemble du processus [électoral]… ». Nous regrettons simplement que Péan croie nécessaire d’applaudir Dominique de Villepin dans ce contexte, car quelque éloquent qu’il fût dans son allocution devant le Conseil de sécurité pour dénoncer l’option de guerre contre l’Irak préconisée par les États-Unis en 2003, de Villepin s’affublera plus tard de son manteau de grand duc impérial de Jacques Chirac quand il s’agit de la souveraineté nationale d’Haïti et du respect de son processus démocratique.12

Après la mission Debray en 2003 et le « succès » de sa duale opération avec les États-Unis pour renverser Jean-Bertrand Aristide en 2004, les États-Unis et la France ont toutes les raisons d’être satisfaits de leur politique haïtienne d’autant plus que les rendements sont appropriés à peu de frais de leur part.

En effet, comme je le dis dans un récent article, en « élisant » des Haïtiens à l’Académie française et à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), la France veut acquitter la dette « morale » qu’elle dit avoir reconnu envers Haïti à peu de frais : « Et c’est justement là le danger : la possibilité qu’avec des gestes symboliques et un verbe complaisant la France puisse se dispenser de payer réparation ou compensation pour les crimes contre l’humanité commis durant l’esclavage, et après par voie de l’indemnité et des complots ultérieurs contre l’aspiration démocratique haïtienne. »13

De même qu’il y a une critique de l’indépendance d’Haïti qui insinue qu’elle était prématurée et que la continuelle colonisation nous aurait apporté du « développement économique » que l’indépendance nous a ravi, de même il y a une apologie de l’occupation qui a fait supposer qu’elle aurait été bénéfique parce que les États-Unis nous ont empêchés de nous entre-tuer et qu’ils ont construit des égouts et des ponts.

Naturellement, ces deux opinions proviennent souvent des mêmes prédispositions colonialistes que les colons ont inculquées aux colonisés, les amenant à internaliser la justification de cela même qui leur était nuisible et dont ils auraient grand avantage à s’en débarrasser. Frantz Fanon a critiqué cette prédisposition caractérielle qu’il a trouvée dans le livre de Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, etc.14

Conclusion

D’aucuns ont affirmé que la problématique de crise permanente haïtienne est une sorte de madichon, une malédiction historique, jetée sur Haïti et qui l’empêche d’avancer. Nous, nous dirions que cette malédiction a déjà trop duré et qu’il est temps de l’exorciser par une praxis de lutte pour le progrès qualitatif dans les conditions de vie du peuple, une praxis guidée par une nouvelle rationalité et nouveau paradigme qui fixent le développement agraire et industriel d’Haïti comme des objectifs réalisables, sans compromettre ni les valeurs humanistes ni le respect de l’indépendance nationale dont Haïti et les Haïtiens sont si fiers.

Nous pouvons appeler la commémoration du centenaire de l’occupation étatsunienne d’Haïti « Cent ans de régime d’occupation, d’ingérence impérialiste et de résistance populaire en Haïti », cent ans que le pays est empêché de poursuivre sa propre voie. On ne peut comprendre les causes de l’occupation sans les situer dans le contexte de la politique de puissance des États-Unis dans cette conjoncture spécifique de la Première guerre mondiale et avant. Avant, parce que les menées interventionnistes des États-Unis ne commençaient pas en 1915, on peut en fait les remonter au cours de la guerre civile d’Haïti commencée en 1902. Concernant l’antécédence de l’occupation, voici ce qu’en dit Claude Moïse : « Pour les États-Unis en ce début du 20è siècle, Haïti doit être soumise au strict contrôle de l’Empire. Situé au cœur de la Caraïbe, elle constitue un élément du glacis défensif pour la protection du canal interocéanique. »

Naturellement, l’intervention est aussi bonne pour les affaires, Moïse a cité Alain Turnier qui a noté : « Les importations américaines de marchandises passèrent de 3.424.622 $ à 7.042.772 $ ». « Les contrats McDonald, reprend Moïse, ainsi dénommés confient à la Compagnie Nationale des Chemins de fer d’Haïti la construction de la voie ferrée “devant traverser les départements de l’ouest, de l’Artibonite et du Nord”… »15

Les États-Unis utiliseront la confusion et la faiblesse d’Haïti causées par la guerre civile pour imposer leur contrôle sur Haïti à la fois militairement, économiquement et politiquement. On peut certainement se laisser endoctriner par la propagande officielle des gouvernements haïtiens, répétée à merci par les economic schools, que la dépendance est un processus irréversible et qu’il n’y a rien à faire contre. Une conception qui a eu le vent en poupe vers la fin du xxè siècle qui a fait Francis Fukuyama proclamer que l’Histoire a trouvé sa fin dans le système globalo-capitaliste post-guerre froide.

Le pari que la soi-disant « communauté internationale » (entendez l’impérialisme franco-anglo-canado étatsunien) a fait en Haïti—via l’imposition de Michel Martelly comme président en macro-dirigeant la politique haïtienne, raffermissant ainsi son contrôle sur l’orientation économique du pays, du coup son choix de société—, a bien marché. Peut-être même à son grand étonnement.

Jusqu’à un certain point, naturellement, car il y a bien sûr toujours la souveraineté populaire qui, même accablée sous le poids de la domination étrangère et de la tyrannie intérieure, peut toujours, par l’insurrection, renverser l’ordre des choses. C’est ce qu’ont dit essentiellement Antonio Negri and Michael Hardt dans leur ouvrage Multitude ci-mentionné.

Nous mentionnons plus haut les valeurs humanistes haïtiennes, parce que, n’en déplaise aux psychopathes du pouvoir qui se sont succédé en Haïti, le pays était né dans la lutte pour la liberté et la dignité de l’Être, et il était bien conscient non seulement des dangers que recèle son choix, mais aussi des responsabilités qui lui incombent, comme le témoignent les aides matérielles de Dessalines à Miranda, et de Pétion à Bolívar dans un moment où Haïti était vulnérable et placée en quarantaine comme pays vilain, pays bête noire de toutes les grandes puissances de l’époque.

Avec une grande culture, une langue nationale parlée sur toute l’étendue du territoire, un peuple toujours résistant, des ressources minières supposées immenses, une Diaspora formidable résidant à travers le monde, une histoire riche de solidarité avec les autres peuples opprimés, Haïti a une grande chance de se remettre, parce que Haïti est le projet de l’Être, la mère de l’Amérique latine, le pays fondateur de notre modernité. Il lui faut seulement une autre politique pour honorer la grande vision de son projet original.

—Tontongi 19 janvier 2016. Cet essai est un chapitre constitutif de mon livre en préparation Mes prêches dans le désert : Penser Haïti à travers ses crises et ses aspirations / Prèch mwen nan mitan dezè : Panse Ayiti nan tribilasyon ak nan aspirasyon l yo.

(Cet essai est aussi publié dans Alter Presse, Haïti Liberté et Potomitan)

Notes

1.Cf. Claude Moïse, Constitution et luttes de pouvoir en Haïti / Tome II : De l’occupation étrangère à la dictature macoute (1915–1987), CIDIHCA, Montréal, 1990.
2.Ibid…
3.Frank P. Walsh, « American Imperialism », The Nation, 1er février, 1922.
4.Al Jazeera, “ USAID funded group supporting Haitian president in 2010”, July 15, 2015 : http://america.aljazeera.com/articles/2015/7/15/usaid-funded-group-supporting-haitian-president.html
5.Cf. Leslie Péan « Haïti : Au bord de l’implosion et de l’explosion », Alter Presse, 8 novembre 2015 : www.alterpresse.org/spip.php?article19167#.VkC2V7erSig
6.« Haïti-Elections : Une vaste opération de fraudes électorales planifiées, dénonce une coalition de plusieurs organisations » : www.alterpresse.org/spip.php?article19212#.Vks3F3arSig
7.Cf.: « Le rapport de la “Commission d’Évaluation Électorale Indépendante” remis à l’exécutif (officiel) » : Alter Presse, 3 janvier 2016: www.alterpresse.org/spip.php?article19452#.Vo2C2PkrKig
8.Cf. « How Haiti helped Greece in its fight for independence », Hougansydney, 11 janvier 2016 : www.hougansydney.com/haiti/how-haiti-helped-greece-in-its-fight-for-ndependence
9.Tontongi,« Les implications malheureuses de l’élection de Dany Laferrière à l’Académie française », Alter Presse, 4 février 2014 : www.alterpresse.org/spip.php?article15940#.ValbUPlVhHw
10.Antonio Negri et Michael Hardt, Multitude, War and Democracy in the Age of Empire, The Penguin Press, New York, 2004.
11.Cf. « L’opposition politique annonce des plaintes contre l’ingérence d’ambassadeurs étrangers dans les affaires internes d’Haïti », Alter Press, 15 janvier 2016 : www.alterpresse.org/spip.php?article19527#.Vplg4_krKig
12.Cf. Leslie Péan, « Haïti-Élections : Un message annonciateur de l’ambassade américaine ? », Alter Presse mercredi 30 décembre 2015 : www.alterpresse.org/spip.php?article19440#.Voq3zfkrKig
13.Tontongi, « Dany Laferrière et la néocolonisation d’Haïti par la culture », Alter Presse, juillet 2015 : www.alterpresse.org/spip.php?article18511
14.Cf. Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, cité par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, pour illustrer la sorte de dépersonnalisation et d’autodévaluation que l’opprimé(e) opère en lui-même par le procès d’internalisation des présupposés justificatifs de l’oppression même qu’il ou elle subit.
15.Claude Moïse… ibid…
*Je préfère le néologisme enslavé que j’emprunte du néologisme étatsunien enslaved qui suggère que l’esclave n’est pas une caractéristique d’être, mais une condition imposée du dehors par autrui.
**Le lendemain de la « Déclaration spéciale » de Michel Martelly et d’Evens Paul en ce jeudi 21 janvier confirmant qu’ils entendent aller jusqu’au bout dans la farce d’élection-sélection de Jovenel Moïse, le CEP fait sortir une déclaration annonçant le report sine die du deuxième tour. Les pressions populaires du jeudi 20 et vendredi 21 janvier où des dizaines de milliers de manifestants descendent dans la rue pour demander l’annulation du second tour, certains manifestants allant jusqu’à brûler quelques bureaux de vote, ont finalement eu gain de cause. C’est donc une grande victoire du droit contre l’arbitraire que la volonté et les velléités frauduleuses de Martelly et Paul aient été contrecarrées et vaincues par la mobilisation collective du peuple pour l’instauration d’un État de droit en Haïti.

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