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Les présidentielles étatsuniennes :

Enjeux, rêves et réalité

—par Tontongi

Le second débat présidentiel : Le réveil d’Obama

Sa léthargie du précédent débat lui ayant presque coûté la présidence, du moins selon les sondages, Obama était prêt à entreprendre sa revanche. Tout comme le premier débat avait consacré la reprise de Mitt Romney, le candidat républicain dont on chantait déjà le libera—songez les blâmes anticipés sur qui a « perdu » la présidence—, le second débat a revigoré le camp obamayen, qui avait beaucoup de raison de s’en réjouir étant donné la performance vigoureuse du président.

En un sens, le premier débat ayant été si dommageable à la candidature d’Obama on dirait qu’il n’avait d’autre choix que d’être agressif. En effet, on doit remonter jusqu’en 1980—Carter contre Reagan—pour trouver un débat présidentiel étatsunien qui ait été si influent sur le processus, même si dans le cas présent la probabilité de victoire n’était pas du côté du challenger républicain.

Les jours précédant le premier débat, la cote de préférence d’Obama était si considérable que beaucoup s’attendaient à ce qu’il donnait le coup de grâce à Romney dès les premiers échanges. C’est tout le contraire qui s’est produit.

L’effet de surprise au-devant d’un Romney inédit n’était pas de mise dans le second débat. Obama avait compris l’imposture et s’en était prémuni. Quelle que soit la version de Romney qui se présentait au second débat, Obama était prêt à l’accueillir avec à la fois la discipline systématique du procureur, l’instinct de préservation du politicien menacé et l’indignation légitime face à une entreprise de mystification. Ses partisans le réclamaient à cor et à cri.

Romney, lui aussi, était venu au débat pour gagner ; il s’attendait bien aux attaques d’Obama mais n’était pas donné le champ libre pour les combattre ou contredire comme bon lui semble, sans égard aux règlements et à la vérité, comme c’était le cas durant le premier débat. Ça l’a un peu déconcerté, et il a répondu par la rudesse envers la modératrice, Candy Crowley, du CNN.

Obama a contré Romney point par point, récusant son raisonnement et ses bases factuelles. Par exemple quand Romney a affirmé qu’il a un plan en cinq points, Obama a rétorqué qu’il a un plan d’un seul point : donner la passe aux riches aux questions d’impôt et de régulation gouvernementale.

Vers la fin du débat, dans un moment crucial sur une question concernant la réaction de l’administration d’Obama tout suite après l’attaque contre le consulat étatsunien à Benghazi, en Libye, où l’ambassadeur et trois autres Étatsuuniens ont perdu leur vie, Romney a contredit l’assertion d’Obama qu’il avait désigné l’attaque comme une action terroriste dès sa première déclaration sur le sujet. Croyant trouver une occasion pour acculer Obama, Romney demande à celui-ci de réitérer son assertion. Obama l’invite à consulter le dossier. Sur ce, la modératrice a concouru qu’Obama avait en effet désigné l’attaque comme terroriste le jour indiqué.

L’historien qui étudie l’échange retiendra que c’est la première fois dans l’histoire des débats présidentiels étatsuniens que le mensonge—ou la fausse représentation—d’un politicien est pris en flagrant délit et pointé du doigt au cours même du débat. Dans toute autre élection, pris dans le contexte de la perception de Romney comme un flip-floppeur et un caméléon, le fait qu’on l’a prouvé incorrect devant 63 millions de téléspectateurs aurait pu renforcer la négative perception à son égard ; mais dans une élection où les mensonges sériels du candidat républicain sont traités comme des éléments acceptables de la campagne, Romney en a plutôt bénéficié.

Obama a essentiellement reversé le rôle passif qu’il jouait dans le premier débat ; cette fois il faisait feu de tout bois, récusant pièce par pièce les fabrications de Romney, montrant du doigt, par des points précis, l’illusionnisme de Romney et les implications de son élection à la présidence.

On a estimé que cette performance d’Obama au second débat a stoppé la saignée qu’il subissait à la suite du premier, mais ce n’était pas assez pour bloquer complètement le momentum de Romney, aidé presque à 50% par des procédés de manipulation des médias et des opinions…

Le débat présidentiel final

Les feux tirés et suspense des deux débats précédents ont augmenté l’anticipation et l’attente du dernier, tenu deux semaines avant l’élection. Beaucoup des commentateurs avaient souligné l’avantage du président sur Romney dans ce débat, mais aucun d’entre eux ne pouvait anticiper le grand décalage entre les deux candidats dans la maîtrise du sujet de la politique étrangère, le thème principal du débat.

À voir l’attitude de Romney, tout au long des 90 minutes du débat, il saute aux yeux qu’il avait décidé de ne pas contester la suprématie d’Obama en politique étrangère. Il exprime son soutien, ou plutôt son manque de désaccord, sur plus d’une des positions et décisions de l’administration d’Obama, entre autres : l’opposition contre l’armement nucléaire par l’Iran ; le plan de désengagement en Afghanistan ; le soutien inconditionnel à Israël ; la non-intervention militaire en Syrie ; les assassinats « invisibles » par les avions drones télécommandés, etc.

La similarité de vue entre Romney et Obama en termes de politique étrangère nous rappelle ce tempérament d’Obama à vouloir toujours « diviser la différence » entre les deux partis ou parties, à un tel point que ses applaudisseurs pour sa politique d’Afghanistan sont en grande partie des républicains. Malheureusement cette tendance est aussi évidente en politique domestique, comme le témoigne la timidité de la loi sur la couverture médicale, le « Obamacare », qui, quand bien même elle fait bénéficier beaucoup de monde, a laissé intact le pouvoir des compagnies d’assurance et des multinationales pharmaceutiques.

La politique des genres

Le vote des femmes a été un grand facteur dans la victoire d’Obama quatre ans auparavant, cette fois il s’avèrera crucial étant donné la tiédeur de l’enthousiasme des jeunes, qui sont pour la plupart déçus par le manque de vigueur de l’administration d’Obama dans la poursuite de la justice sociale et de la paix.

Au cours du deuxième débat présidentiel, organisé sur le mode de l’assemblée communale—le town square gathering—, une question de l’assistance est portée sur la parité salariale entre hommes et femmes. Obama réitère la position démocrate qui supporte généralement l’égalité de rémunération pour un même boulot. Romney n’a pas répondu à la question mais il cite ses initiatives pro-femmes quand il était gouverneur de l’État du Massachusetts en 2003–2007, mentionnant en particulier « des classeurs pleins de femmes » qu’il aurait gardés pour l’aider à recruter des femmes dans son administration. L’organisation féministe MassGAP, qui a pressuré le nouvellement élu gouverneur pour recruter des femmes, a disputé la version auto-glorifiante de Romney, mais l’expression « des classeurs pleins de femmes » (binders full of women) a fait du chemin sur Internet, devenant l’objet de la moquerie publique.

Les observateurs ont relevé la double et contradictoire position de Romney sur le sujet de l’accès aux contraceptifs par les femmes : il s’en dit favorable durant le débat avec Obama, mais on a vite fait sortir un clip de télévision où il exprime son soutien à un projet de loi provenant de la majorité républicaine au Congrès qui coupe toute aide du gouvernement aux contraceptifs pour les femmes. Il tient un discours schizophrénique, dirigé à deux différents auditoires : d’un côté les votants indépendants et non-décidés qui aiment voter au centre, et de l’autre les enragés de la droite chrétienne et du Tea Party qui abhorrent la légalité constitutionnelle accordée à l’avortement et l’accès des femmes aux contraceptifs. Obama a signifié aux téléspectateurs, et aux téléspectatrices en particulier, que ces droits sont menacés par les idéologues du Parti républicain qui leur refusent ces droits, un point avancé par Biden au cours du débat vice-présidentiel.

Le plus grand facteur qui a sans doute bénéficié Obama plus que les autres, c’est le vote des femmes en sa faveur. À vrai dire avec bonne justification, car le Parti républicain les a beaucoup aliénées en présentant des candidats, à un niveau aussi important que le sénat, qui expriment ouvertement leur déni des droits de la femme, comme par exemple le candidat sénatorial Todd Akin qui a dit, contre toute évidence scientifique, que les femmes victimes du « viol légitime » sont rarement enceintes et que la physiologie des femmes leur donne une aptitude particulière pour avorter la grossesse provenant d’un viol, ou encore l’autre candidat sénatorial Richard Mourdock qui a dit qu’il s’oppose à l’avortement même dans le cas de viol parce que « cette vie est un cadeau de Dieu, quelque chose voulu par Dieu ».

Venant dans une atmosphère électorale où presque tous les candidats présidentiels républicains expriment leur désir de reverser la légalité de l’avortement et rendre difficile l’accès des femmes aux contraceptifs, les femmes, en votant Obama et les candidats sénatoriaux démocrates, ont voté leurs intérêts. Étant donné l’âge avancé de beaucoup des neufs juges de la Cour suprême, le président en exercice dans les quatre prochaines années aura l’occasion de nommer au moins deux d’entre eux, les démocrates ont avancé l’argument que la nomination d’un juge hostile à l’avortement par un président républicain modifiera la balance du pouvoir au sein de la cour et menacera les acquisitions libérationnelles des femmes en général. Apparemment cet avertissement a été dûment entendu par les électrices.

La surprise d’octobre

La « surprise d’octobre » est une attente de l’imprévisible que la campagne des deux parties redoute d’autant plus terriblement qu’elle est capable de changer le jeu d’un moment à l’autre. Quatre ans auparavant, c’étaient les ramifications de la crise économique et le rôle positif du candidat Obama dans le projet de sauvetage du capitalisme. Quatre ans avant ça, durant la compétition entre John Kerry et George W. Bush, c’était la cassette diffusée par Osama Bin Laden, le 29 octobre 2004, demandant au peuple étatsunien de tenir compte de sa sécurité dans son intention de vote. Beaucoup d’observateurs—y compris John Kerry—ont crédité cette interférence de Bin Laden comme la « surprise d’octobre » qui a saboté—après les dégâts du swift-boating des républicains—, la chance de succès des démocrates. La réputation de sheriff de Bush lui ayant donné l’avantage face à Kerry « défini » comme un peureux.

Cette caractérisation de Kerry, par rapport à Bush, a été une distorsion énorme de la réalité, car Bush a été dispensé d’aller en guerre au Vietnam tandis que Kerry y a été un combattant honoré pour ses prouesses (il dénoncera plus tard l’engagement des États-Unis dans cette guerre, devenant un militant pour sa cessation).

Bien que, pour ma part, Kerry soit plus condamnable que Bush pour avoir participé dans cette guerre criminelle où il a reçu des médailles d’héroïsme, une faute qu’il a reconnue lui-même, c’était un grand coup de la propagande contre la réalité que d’utiliser l’expérience militaire de Kerry contre lui par ceux-là même qui croient que les États-Unis avaient le droit d’envahir le Vietnam du Sud.

La surprise d’octobre en 2012, c’est naturellement le cyclone Sandy. Elle n’a pas vraiment changé l’opinion des votants dans les neufs États dits « États champs de bataille » (battleground states), car en dépit de l’avancée de Romney après le premier débat présidentiel, sa cote n’a jamais changé dans ces États. Même avant le cyclone, la probabilité des 270 délégués nécessaires du Collège Électoral pour être élu président favorisait Obama à une proportion de 70% contre 30%.

Ce qu’a fait Sandy, en termes à la fois de la force de la réalité et de l’imagerie, c’est d’exposer le vide et l’illusionnisme de la campagne de Romney. Elle montre comment la propagande anti-gouvernement de la droite étatsunienne est une absurdité nuisible au bon gouvernement des choses et des humains. Le gouverneur de New Jersey, Chris Christie, un républicain en vedette, considéré comme un prochain candidat à la présidence, a exprimé publiquement son admiration pour la générosité d’Obama à venir en aide à son État. Il le répète à plusieurs reprises. Le jour après, c’est le tour du maire de la ville de New York, Michael Bloomberg, un indépendant, d’annoncer son soutien à Obama, citant en particulier sa politique favorable à l’environnement.

Élection-sélection ou représentation médiatée

La présente élection présidentielle étatsunienne est significative pour plusieurs raisons, l’une d’entre elles est la relative popularité du président en exercice dans une récession économique où le taux du chômage reste relativement haut. Une autre raison est le fait que Romney, un candidat pas trop attrayant, malgré son look présidentiel hollywoodien, reste si formidable, maintenant une continuelle parité avec le président dans presque tous les sondages d’opinion. Il est possible que la haine du président ait motivé quelques uns, mais, à la fin, d’autres facteurs, d’ordre démographique et économique, l’emporteront dans la décision de la majorité.

Quand on voit les multiples efforts par une certaine droite dérangée pour qualifier Obama comme « Autre », donc le disqualifier comme président (en font preuves les insinuations sur son certificat de naissance, sa désignation comme islamiste, l’accusation anti-américaniste, etc.), on ne peut que déplorer la persistance du racisme chez une part considérable de l’électorat étatsunien. Ce racisme a empoisonné les choix en y inoculant un « racialisme » qui les teinte. Ce même « racialisme » imprègne la décision du vote des Noirs étatsuniens, qui ne semblent porter aucune critique sérieuse sur le manque de performance d’Obama en termes d’amélioration des conditions de vie des minorités en général, et des Noirs en particulier.

Pourtant ceux-ci sont les premiers à lui pardonner, car ils comprennent bien le haut taux de malheurs et de problèmes qu’il avait hérité de son prédécesseur. Certes, mais doivent-ils pour autant ignorer que la politique de conciliation à tout prix avec les républicains que poursuivait Obama jusque-là, se menait à leurs dépens, parce que après que les banques, l’industrie automobilière et les requins du Wall Street eussent eu la part du lion dans la largesse d’Obama du début, il ne restait presque rien pour leurs problèmes sociaux et économiques à eux, d’autant plus que les républicains au Congrès utilisent à tout bout de champ les surenchères pour bloquer toute initiative favorable aux « intérêts spéciaux », nom dérisoire pour désigner les intérêts des Noirs, des femmes, et des minorités sociales et ethniques en général.

Comme on l’a vu (encore une fois) dans l’élection présidentielle de 1980, plus spécifiquement dans le « packaging » de Ronald Reagan, l’effet compte plus que la substance. Ses puissants amis de Hollywood et de l’establishment républicain, forçant sur ses attributs d’ancien acteur, avaient créée une image « reaganesque » si parfaite qu’on arrivait a épater le public jusqu’à le faire élire président. Ce recours à l’imagerie médiatique pour packager un candidat à une fonction élective a trouvé perfection dans la présentation de Romney durant le premier débat et durant les jours qui suivent. Même quand les démocrates ont réussi à le définir, aux yeux du public, comme un riche arrogant et flip-floppeur sans aucune loyauté convictionnelle, il s’est réinventé dans le premier débat comme une nouveauté, comme un homme raisonnable qui a le bien du public à cœur. Et il a trouvé une large part de l’électorat pour le croire.

Quand on analyse le phénomène Romney, on verra combien il incarne le prototype du candidat-produit qu’on promeut et vend comme on fait pour une pâte dentifrice. Dès lors l’exacte position idéologique ou l’objectif programmatique du candidat n’importe presque plus, ou du moins cela importe dans la mesure que celui-ci—ou celle-ci—puisse changer ses positions suivant les besoins du moment ou suivant les impératifs de la campagne. Les diverses positions de Romney sur les sujets et enjeux de la campagne présidentielle sont l’expression symptomatique de sa dépersonnalisation comme individu-sujet pour devenir le représentant du Parti républicain, le représentant du Capital, du Big Business, prétendu défenseur de la soi-disant exceptionnalité étatsunienne. Il ne saurait être autrement. Fière capitaliste de la souche la plus traditionnelle et la plus vorace dans son incarnation moderne, il est déjà un gagnant, il le dit lui-même à tout bout de champ au cours de la campagne.

Le problème, au juste, ce n’est pas un Romney problème, c’est le problème d’un système politique qui privilégie l’effet ou la forme contre la substance, le produit contre l’idéal, la performance contre l’authenticité, l’imagerie contre la réalité, la facticité contre la vérité. Romney, avec son argent et sa connexion, a pu s’épanouir dans un tel système, pour lui c’est une question de droit du sang, de redevance.

En cela, les deux partis de la duocratie se partagent non seulement les privilèges et les exclusivités conférés par le système, ils en partagent aussi l’adhésion à l’imagerie médiatique et à la ritualité performative qui caractérisent le pouvoir. En ce sens, la campagne de Romney est l’héritière la plus directe de celle de Reagan, ne serait-ce que dans l’interaction constante et les jeux de miroir entre les effets médiatiques, les sensibilités pseudo-nationalistes, les fabrications de la perception (exemples : la rationalité de l’affaire Iran-Irak-Contra ou la fausse réputation de Reagan comme un faucon redoutable tandis que sa plus grande fonction gouvernementale a été comme gouverneur de la Californie, et il n’a jamais été un chef d’arme ni même un militaire d’importance).

Comme ce sera le cas avec George McGovern, Jimmy Carter et John Kerry (tous trois ayant des expériences militaires considérables comparées à leurs adversaires respectifs Richard Nixon, Ronald Reagan et George W. Bush), ce qui compte ce n’est pas vraiment la compétence, ni l’expérience, mais l’aptitude à manipuler les données (factuelles ou inventées) pour créer l’impression souhaitée. Dans les trois cas précités, les opposants étaient moins qualifiés comme candidats à la fonction de chef suprême de l’armée, mais ils ont néanmoins emporté l’élection selon la fausse perception qu’ils étaient les « plus forts » ou « plus capables » d’assurer la protection de la nation. Le plus grand succès de ces procédés de manipulation médiatique, c’était quand le Parti républicain, dans la campagne présidentielle de 2004, arrivait à « définir » John Kerry, un ancien combattant décoré en Vietnam, comme un lâche et un mou. Le dictionnaire s’est enrichi d’un nouveau mot aux États-Unis depuis lors, le « swift-boating », en référence à cette attaque médiatique, une attaque dévastatrice, aux mains du SuperPAC original, au nom provocateur de « Swift Boat Veterans for Truth / Les Anciens Combattant Pour la Vérité du Bateau Swift ». Leur méthode de prédilection : Usant du point fort même de l’adversaire pour l’acculer.

Une démocratie contrôlée du haut

Si nous voulons jouer avec les clichés, nous dirions que dans le tiers-monde nous avons les coups d’État en série, l’ingouvernabilité institutionnelle, le gangstérisme comme programme de gouvernement, l’unique parti à vie. Ici, nous avons une orthodoxie masquée comme démocratie parce qu’on a pu l’insérer dans la structure fondatrice de la nation, dès le départ. Ce macro-contrôle dans la structure est complémenté, pour colmater les brèches et serrer les boulons, par une perversion systématique du processus de sélection des soi-disant représentants du peuple, de par l’infusion de l’argent et des influences de classe et de standing dans le choix. Ceux-ci sont choisis d’office par les magnats des deux partis de la duocratie monopolistique étatsunienne. La force de l’argent et de la propagande—déjà bien avant les Super PAC—fera le reste. L’électorat « choisit » finalement l’un ou l’autre des deux figurants « packagés » par les experts en marketing des deux partis.

L’élection présidentielle aux États-Unis n’est pas directe, comme en France ou en Haïti. Elle est médiatée pour ainsi dire par un article tout-puissant de la constitution qui dit que le candidat doit réunir 270 des 538 délégués au Collège Électoral désignés par les 50 États. Il y a eu des cas où le président-élu a accumulé les 270 délégués sans pour autant avoir la majorité des votants, comme c’était le cas en 2000 quand Georges W. Bush fut élu président alors que Al Gore a recueilli la majorité des voix populaires (les démocrates croient que cette élection leur a été pratiquement volée par les républicains quand la Cour suprême a stoppé le recompte des votes en Floride).

Il y a deux vices fondamentaux qui pervertissent la prétention démocratique des États-Unis : d’abord le vice institutionnel de la duocratie monopolistique où deux partis concordants contrôlent le pouvoir et les institutions étatiques sans partage. Leur rivalité est d’ordre purement formel puis qu’ils s’entendent sur l’essentiel : la défense de l’État capitaliste et du système de classe ambiants. En cela, les États-Unis ne sont pas trop différents des autres états-nations occidentaux développés. Quand bien même la démocratie formelle occidentale n’a de leçon à donner à personne en termes de représentation démocratique, on comprend bien pourquoi elle paraît moins instable que les autres, et fort supérieure au brigandage dans les néo-colonies.

Les efforts de suppression des votes de la populace qu’on a observés dans plusieurs États compétitifs n’ont rien de nouveau sous le soleil étatsunien, excepté qu’on s’étonne qu’elle puisse être faite avec tant d’impunité en 2012. C’est le même réflexe de contrôle qu’ont mis à profit depuis les premiers jours de la république les Pères Fondateurs et les barons de l’industrie. Il devient une vraie science de la normalisation, particulièrement au cours et après le processus d’incorporation et de consolidation du capital qui a eu lieu après la guerre civile. C’est l’époque où les compagnies de chemins de fer telles Union Pacific et Central Pacific combinent leurs ressources, souvent par voie de fraude, rapace et le sang des Indiens et des travailleurs, pour s’agrandir et raffermir les grands profits capitalistes. Vers 1890, les banques auront tout contrôlé par le systématique usage de l’escroquerie ou plus précisément, comme l’a bien formulé le grand historien étatsunien Howard Zinn, par l’organisation « du profit par la loi plutôt que par le vol ». L’union devient parfaite entre les grandes banques, les patrons de l’industrie pétrolifère et des chemins de fer, les législateurs, gouverneurs et présidents élus par leurs soins. C’est la synergie totale parmi les grands icons du capitalisme étatsunien : les J.P. Morgan, les Thomas Edison, les Loeb, les Rockefeller, les Andrew Carnegie, et j’en passe.

Malgré les discussions fiévreuses durant les campagnes présidentielles, les maîtres du système savent comment sauvegarder ce que j’appellerais les « essentialités » du système, c’est-à-dire les grands intérêts en jeu et les enjeux. « Le gouvernement étatsunien, dit Howard Zinn, se comporte exactement comme Karl Marx a décrit l’État capitaliste : il prétend la neutralité dans le maintien de l’ordre, mais sert les intérêts des riches. » Zinn donne l’exemple de Grover Cleveland, un démocrate, candidat à la présidence dans l’élection de 1884 : « L’impression générale dans le pays, c’était qu’il s’opposait au pouvoir des monopoles et des corporations, et que le Parti républicain, dont le candidat était James Blaine, supportait les riches. Mais après la défaite de Blaine par Cleveland, Jay Gould lui a télégraphié : “Je sens… que les énormes intérêts des affaires du pays seront entièrement protégés dans vos mains.” Et il avait raison.»1

Un Paul le poulpe humain

Malgré l’état de suspense continu qu’ont entretenu les médias sur l’égalité de chance entre les deux candidats, les plus experts des curieux savaient tout au long de la campagne qu’Obama avait une proportion de 70% contre 30% de chance de gagner l’élection. Cette probabilité statistique est sortie du modèle mathématique développé par Nate Silver, un mathématicien et écrivain de 34, qui a commencé sa carrière d’oracle en pronostiquant le résultat des matches de baseball. Il avait prédit, avec une précision remarquable, le résultat de l’élection présidentielle de 2008 dans 49 États, excepté Indiana. Durant l’élection de 2012, il est devenu une sorte Paul le poulpe humain,2 à la seule différence que contrairement à Paul le poulpe dont la méthodologie privilégiait l’instinct, Nate Silver lui étudie les composantes et tendances démographiques, les intérêts de groupe, le recensement et les motivateurs idéologico-émotifs, bref le même matériel qu’étudient David Axelrod et David Plouffe, les deux principaux stratégistes d’Obama.

En fait, ceux-ci reprennent le même modèle suivi depuis 2008 qui est basé sur l’observation que la société étatsunienne a changé profondément. Est désormais révolu le temps où la majorité ou une pluralité de Blancs décident l’élection du président. Aujourd’hui, en dehors de la coalition noire-blanche sur laquelle le Parti démocrate a compté pour prendre le pouvoir durant les derniers 50 ans, il y a une nouvelle coalition composée des Noirs, des Latinos, des femmes blanches ayant une éducation universitaire, des Asiatiques, des LGBT (lesbiennes, homosexuels, bisexuels et transsexuels) et des jeunes. C’est cette coalition qui avait voté Obama en 2008, sa réélection a vérifié et confirmé la force potentielle de cette coalition pour remodeler la société étatsunienne.

Conclusion

Finalement le ticket Obama-Biden aura été réélu par une impressive majorité à la fois des voix populaires (50.6% contre 47.9%) et des délégués au Collège Électoral (332 contre 206). Il a reçu 93% des voix des Noirs, 73% des Asiatiques, 71% des Latinos, 62% des femmes et 39% des hommes blancs (à peu près la même proportion que Al Gore en 2000 et John Kerry en 2004).

La réalité étatsunienne étant ce qu’elle est, sa politique reflète cette réalité. On se perdra dans l’insignifiance ou la marginalité si on ne tient pas compte de cela. Le rapport de force se joue dans ce paramètre. Et il concerne des gens réels qui luttent pour l’y apprivoiser ou simplement survivre. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’émotion profonde que manifeste une bonne partie de la population pour la réélection de ce président, un Noir qui se réclame de la tradition de lutte pour les droits civils, mais qui représente également les intérêts d’autres grands décideurs du système. Cette contradiction d’intérêts a été mise en évidence durant les premiers quatre ans de l’administration Obama, et continuera sans doute dans les quatre prochains.

En effet, même si l’élection de Mitt Romney nous aurait beaucoup déplu par sa vérification de la puissance de l’arrogance personnelle, alliée à la force de financement des grandes corporations, pour soutirer une présidence aussi importante que celle des États-Unis, nous ne partageons guère l’euphorie de ceux qui croient qu’Obama puisse faire plus que lui permet le système capitaliste et impérialiste dominant dont il est le serviteur et le défenseur. Un rôle qu’il n’a jamais renoncé.

Vue dans le contexte de la réalité étatsunienne, la réélection d’Obama, même quand elle empêche le phénomène de pourrissement qui favorise une révolution, signifie aussi un avancement dans la tradition de lutte du peuple étatsunien pour l’égalité politique, ne serait-ce que dans la grande force symbolique qu’elle représente.

Bien entendu, au-delà du symbole il y a la réalité. Obama restera-t-il obsédé par la conciliation avec les républicains, au lieu de pousser pour la réalisation du programme d’aide à l’éducation, à la main d’œuvre en chômage, aux classes moyennes rétrécies et aux démunis en général ? Choisira-t-il, comme déjà l’y poussent les républicains au Congrès, le faux impératif de la réduction de la dette nationale, ou bien poursuivra-t-il une politique rigoureuse et progressiste de relance de l’économie par voie de l’investissement étatique dans les travaux infrastructurels comme la construction de routes, de ponts, d’écoles et d’hôpitaux ? Poussera-t-il pour la couverture médicale universelle garantie par l’État, ou tout au moins pour l’adoption de l’Option Publique qui offre une vraie compétition aux compagnies d’assurance ? Poussera-t-il pour la réforme de l’immigration en incluant les travailleurs et les jeunes non-documentés dans un processus de légalisation générale ? Soutiendra-t-il l’appel pour le retrait de la MINUSTAH en Haïti, un objectif d’une grande importance pour Haïti ? Recourra-t-il à son autorité pour mettre fin à l’embargo contre Cuba et fermer Guantanamo ou bien continuera-t-il à se déférer aux réactionnaires anti-cubains au Congrès ? Cherchera-il un processus de paix avec Iran ou bien se laissera-t-il manipuler par les Israéliens et les néocons (qui reprennent influence à Washington) pour attaquer Iran ? Protégera-t-il l’intégrité de l’écosystème par une politique rigoureuse de conservation de l’environnement ou bien se laissera-t-il guider par les impératifs économiques des grandes transnationales ? Ce sont autant de questions qui demandent des réponses concrètes de la part de l’administration d’Obama.

Obama, en tant que personne humaine réelle, a été le catalyseur principal dans la présentation de son drame. Il est le meilleur articulateur de son histoire, comme on l’a vu dans son livre Dreams From my Father, un chef d’œuvre d’autobiographie politique. Beaucoup de ses supporteurs, comme témoignent les résultats de vote, ont gardé leur confiance en lui, particulièrement les jeunes dont on estimait faussement qu’ils allaient l’abandonner.

Dans le domaine de la politique étrangère, à part les convulsions dans les pays arabes, des crises latentes attendent à l’horizon, comme le programme nucléaire iranien, l’intransigeance israélienne, la crise financière européenne, l’indépendance latino-américaine, l’émergence asiatique, etc.

Je doute qu’Obama puisse jamais regagner le capital moral que l’opinion mondiale lui a initialement réservé au début de sa présidence comme témoigne sa nomination pour le prix Nobel (même s’il le contredit en annonçant une semaine plus tard l’escalade en Afghanistan). Brutus a tué César, cela fait-il sa gloire ? Je ne le crois pas. Barack Hussein Obama a tué Bin Laden et Mohamed Khadafi, cela fait-il sa gloire ? Je ne le crois nullement, surtout pas dans sa représentation comme un héros du tiers-monde. Je parie qu’il aura failli l’objectif, non pas par l’absence de volonté, mais par excès de zèle et contradiction de loyauté…

Le narratif obamayen est une histoire intéressante pour la mythologie contemporaine, mais sa présidence est vécue dans un temps réel, parmi des millions d’Étatsuniens et non-Étatsuniens, dans un monde réel. Il sera jugé par l’histoire pour ses actions en tant que président, pas pour ses dons d’autobiographe.

On n’avait pas fini de conter les scrutins que le leadership républicain au Congrès menaçait déjà Obama d’obstruction dans les pourparlers pour balancer le budget. En reconduisant la majorité républicaine à la Chambre des représentants, même si avec moins de voix, l’élection n’a guère changé le statu quo. Mais Obama a le mandat pour agir à cause de la majorité décisive qui l’a élu. Il aura abusé la confiance des votants s’il perd son temps dans la quête d’entente avec les républicains. Malgré ses contraintes constitutionnelles, il a beaucoup de pouvoir moral et matériel pour accomplir des merveilles, au moins pour aider les pauvres, les classes moyennes et les familles nécessiteuses si tels sont ses désirs et sa volonté. C’est la responsabilité personnelle de l’engagement.

—Tontongi cet essai est publié également, en deux versements, dans les numéros 14–20 et 21–27 novembre 2012 de Haïti Liberté

1.Cf. Howard Zinn, A People History of the United States, édition Harper Perrenial, 1980. Notre traduction de l’anglais.
2.En référence au poulpe du nom de Paul qui a pronostiqué le résultat des matchs de l’équipe allemande lors du championnat de football de la coupe d’Europe de 2008 et de la coupe mondiale de 2010.

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