Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com



Wi mwen kapab: Des raisons pour s’engager

—par Ary Régis

Combien de fois n’entendons-nous pas répéter que l’éducation c’est le moule qui permet de former les gens aux valeurs humaines? Combien de fois ne répétons-nous pas nous-mêmes que l’éducation c’est le moteur de tout développement humain et la garantie de toute évolution sociale? Et pourtant, notre révolte disparaît face à l’étendue de l’analphabétisme dans ce pays qui semble glisser en chute libre vers l’abîme du «non-développement», comme sa terre disparaît avec la dégradation de son environnement… Pire encore, nous croisons les bras face à ces fléaux. Ki mele m? n’est-ce pas?

Un devoir d’élite…

En effet, nous ne cessons de reproduire—sans l’analyser—la rengaine qui veut que «la meilleure façon d’éradiquer l’analphabétisme en Haïti c’est de laisser mourir les granmoun analphabètes, naturellement et… fatalement», pour se concentrer sur les enfants qui naissent. Est-ce vrai que ce sont seulement les granmoun—c’est-à-dire, nos grann et granpè, âgées de 70–80 ans—qui sont analphabètes? Selon le Recensement Général de la Population et l’Habitat (RGPH 2003) de l’Institut Haïtien de Statistiques et d’Information (IHSI), du nombre total des personnes analphabètes, à peine 36% ont plus de 50 ans alors que 63% sont âgées de 14–50 ans. N’est-ce pas l’âge de la population économiquement active? Si c’est ainsi, abandonner les personnes analphabètes ayant un poids important dans l’économie, est-ce une attitude convenable pour une élite qui veut prendre les décisions appropriées aux réalités du pays pour des solutions durables?

Pour une onzième fois, notre pays vient d’entamer, le 8 septembre 2007, une nouvelle campagne nationale d’alphabétisation qui, comme toutes les précédentes, prétend éradiquer ce fléau, avec l’objectif, cette fois-ci, d’alphabétiser 3 millions de personnes en trois ans (2007–2010). Certes, l’échec des expériences antérieures peut bien provoquer en nous du scepticisme et du pessimisme et nous convaincre d’une «certaine» incapacité haïtienne à réussir ensemble. Et nous finissons par croire ou faire croire aux autres que nous n’avons aucune responsabilité dans la persistance de l’analphabétisme dans le pays, nous libérant de toute obligation, même morale, de prendre part à cette entreprise. Éthique d’élite, n’est-ce pas?

Une approche d’inclusion…

Au lieu de démissionner, les concepteurs de la nouvelle campagne ont préféré tirer avantage des erreurs et des succès des expériences accumulées dans les campagnes antérieures, pour affiner la vision et déterminer de façon plus réaliste sa mission. Ainsi, contrairement à la démarche de centralisation utilisée dans les autres campagnes, il s’agit maintenant d’organiser des tables de concertation, doublées d’enquêtes et de consultations populaires, pour rassembler les institutions étatiques (ministères et organismes autonomes), les ONGs, les institutions à vocation sociale et humanitaire, les associations et organisations représentant toutes les couches de la société civile dans un processus de motivation, de renforcement organisationnel et de mobilisation, (cf. Document du Projet de la Campagne Nationale d’Alphabétisation, SEA, Janv. 2007). Le résultat concret de cette démarche inclusive se trouve déjà reflété dans la multiplication de comités de pilotage communaux, constitués de représentants de divers secteurs et répartis sur plus de 77% des communes visées pour le premier semestre de la campagne. (cf. Bilan de campagne #3, SEA, Déc. 2007). Ces comités de pilotage qui accomplissent civiquement leur travail de dépistage, de localisation d’espaces appropriés pour les centres d’alphabétisation, de recrutement des agents d’alphabétisation et de l’inscription des participants. Ainsi l’Église Catholique, les Églises protestantes, les vodouisants, les autorités locaux, les organisations paysannes, les organisations de femmes et les syndicats, autant de secteurs clés représentés dans la majorité des comités de pilotage déjà implantés.

Cette approche d’inclusion se retrouve aussi dans le mode d’implantation de la campagne qui commence d’abord par la périphérie pour atteindre en dernier lieu les centres urbains (cf. Bilan de campagne #1, SEA, Oct. 2007). En effet, il s’agit dans cette campagne de partir des bitasyon, des sections communales, des communes, où les besoins d’alphabétisation sont plus pressants mais qui sont toujours les derniers touchés—quand ils sont chanceux—par les politiques gouvernementales. En effet, au dixième mois de campagne, plus de 300 mille personnes vivant dans les zones les plus reculées et les périphéries des villes, sont déjà inscrits dans les centres d’alphabétisation ou en train de participer dans les séances d’alphabétisation, et près de 7,000 déjà alphabétisés (cf. Bilan de Campagne #10, SEA, Juillet 2007). Cette logique correspond aussi au souci de décentralisation qui traverse le mode de recrutement des agents d’alphabétisation locaux à la charge des comités communaux, renforcé par une formation et une évaluation réalisées par la Secrétairerie d’État pour l’Alphabétisation, l’institution responsable. Près de cinq mille (5,000) agents d’alphabétisation (moniteurs/facilitateurs, superviseurs-formateurs) sont prêts à se lancer dans la campagne ou sont déjà en train de travailler dans les centres d’alphabétisation des 7 départements (Nord, Nord-Est, Ouest, Sud-Est, Nord-Est, Artibonite, Nippes, Sud) prioritaires pour la première année.

Une aventure… dangereuse?

Continuerons-nous, malgré tout, à interroger la pertinence d’une telle «aventure»—dangereuse, pensons-nous—pour notre avenir comme élite? Ou, allons-nous profiter de cette opportunité pour renouveler notre vision d’élite en même temps que notre vision de ces «analphabètes»? Ceux-là que nous maintenons à distance de la politique quand ils veulent jouir des droits politiques que leur confère la Constitution de 1987 mais dont nous recherchons tant les votes à chaque élection? Persisterons-nous, incrédules, à espérer un avenir prometteur pour nos progénitures et les prochaines générations, sans que ces 49% d’Haïtiens analphabètes, en majorité des abitan gwo zòtòy, âgés de 14 à 50 ans, producteurs de nos produits alimentaires arrivent à acquérir des connaissances adéquates pour une meilleure production agricole et artistique? Sans que ces paysans transformés en jeran, bòn, madansara ou timachann, acteurs principaux de notre économie fortement «in-formalisée» sachent lire une petite liste de produits à acheter, la date d’expiration de ces produits que nous leur achetons au-devant des magasins trop coûteux? Ou, allons-nous finalement chercher les méthodes les plus modernes pour leur permettre de maîtriser l’outil de communication qui fera d’eux des ouvriers—agricoles, domestiques ou industriels—et des petits commerçants, entrepreneurs dignes de ce nom, capables de consommer, à un prix accessible, ces produits réservés à des marchés-cibles réduits qui, pourtant s’en procurent à l’étranger, refusant de les acheter à 200–300% la valeur?

Une méthode déjà éprouvée…

La campagne privilégie la méthode d’alphabétisation télévisuelle WI MWEN KAPAB, une version de la méthode cubaine Yo si puedo adaptée à la réalité haïtienne et réalisée avec des spécialistes et acteurs haïtiens, assistés de Doctora Léonela concepteur de la méthode. Cette méthode est utilisée dans plus de 21 pays, inclus le Canada, la Nouvelle-Zélande et Venezuela, et primée par l’UNESCO pour son efficacité.

Wi mwen kapab permet aux participants d’apprendre à lire et à écrire en 13 semaines maximum, à raison d’une heure d’études par jour. Ce qui réduit le risque de déperdition qui caractérise les campagnes antérieures qui s’étendait sur une période plus longue, exigeant beaucoup plus de temps d’application aux participants et de ressources.

De plus, cette méthode introduit les participants dans l’audiovisuel, moyen de communication privilégié du programme de post-alphabétisation lié à cette campagne.

Une responsabilité citoyenne: wi nou kapab… ensemble

L’analphabétisme est un état qui produit ses effets négatifs propres, sur l’individu, sur la société, sur le développement économique et social. Il a des conséquences directes sur l’éducation des enfants, l’hygiène, la santé, la production et l’environnement. L’analphabétisme est en même temps cause et conséquence. Il est au cœur de l’exclusion sociale et économique. Il freine la communication des informations vitales pour la vie de l’individu et pour celle de la société. Il retarde et empêche l’acquisition durable de connaissances susceptibles d’améliorer la vie professionnelle, et d’assurer une meilleure maîtrise des phénomènes de santé et d’environnement. L’analphabète se recrute dans la population pauvre, dans un environnement déprimé soumis quotidiennement aux maladies infectieuses. L’analphabète se déprécie et se dévalorise. Il se considère généralement comme un membre inutile de la société.

De ce fait, l’analphabétisme retarde le développement social et économique. Il existe, au niveau des bourgs et des villes, toute une masse de jeunes analphabètes qui ne peuvent prendre aucune initiative pour eux-mêmes ou pour leur pays. Ils consomment mais ne produisent pas. Les jeunes analphabètes de 15 à 25 ans sont souvent les plus marqués. Leur analphabétisme les livre au chômage, au vagabondage, au désœuvrement et à des comportements antisociaux susceptibles de menacer leur propre vie et celle des autres. Ils deviennent les aigris de la société.

Notre pays est à la recherche d’un nouveau départ. Il prend de plus en plus conscience des inégalités sociales criantes qui l’accablent et qui l’empêchent de prendre son élan. Au nombre de celles-ci, il convient de souligner l’accès inégal à la fréquentation scolaire, le manque de structures pour assurer une éducation de base à toute la population. Des générations entières d’enfants qui n’ont jamais pu fréquenter l’école, viennent alimenter chaque année le nombre d’adultes analphabètes. L’analphabétisme constitue un défi majeur à relever résolument, et collectivement. Mais aussi la scolarisation universelle, qui est la garantie de l’élimination en aval de l’analphabétisme.

La proclamation de la décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation devient pour nous une invitation supplémentaire à réviser nos expériences, à en tirer des leçons et à mettre en place les structures qui doivent nous permettre d’obtenir des résultats que toute une population attend.

Plusieurs raisons nous conduisent non seulement à la nécessité d’une campagne, mais encore à l’urgence de sa mise en place et à la force de volonté exigible pour la réussir. Parmi les raisons plus importantes et les plus pertinentes, en premier lieu, il faut considérer l’importance numérique des analphabètes dans la société haïtienne. Ils représentent environ 49% de la population totale d’Haïti. Les méthodes envisageant une réduction à long terme du nombre d’analphabètes ne pourront jamais réussir à l’éliminer totalement et définitivement. En second lieu, les analphabètes constituent la grande majorité de la population active: ils sont ouvriers, paysans, artisans, employés de maison, vendeurs; ils assurent la commercialisation de nos produits, ils participent à la construction de nos maisons, ils pratiquent la pêche et l’élevage. De plus ils ont un rôle important à jouer dans la compréhension de l’hygiène, des phénomènes d’environnement, des questions de santé, d’éducation et de production agricole. Par leur travail, ils se situent au cœur de l’économie nationale. Ils pourraient mieux s’occuper de leurs activités s’ils avaient accès au monde de l’information et de la communication. Attendre plus longtemps pour les alphabétiser et leur fournir une éducation de base, c’est accepter de retarder l’amélioration de nos performances économiques. En troisième lieu, comme le proclame si hautement l’UNESCO, l’alphabétisation c’est un droit humain. Tout individu qui naît dans une société, naît avec le droit d’accéder aux sources de la connaissance. En quatrième lieu, la situation d’analphabète fragilise l’individu tout en fragilisant la société. Aucune intégration sociale n’est possible dans une société qui accepte de vivre avec un si fort pourcentage d’analphabètes. Le fort pourcentage de jeunes analphabètes âgés de 15 à 25 livrés à eux-mêmes, sans métier, sans emploi, sans projet d’avenir, constitue une menace permanente pour la stabilité sociale et politique. Enfin, la campagne nationale d’alphabétisation permettra de préparer la voie à la mise en place d’un véritable système d’éducation de base pour les adultes; promouvoir la solidarité entre les différentes catégories socio-économiques; développer, chez les participants et participantes, le sens civique et l’appartenance à la société haïtienne; renforcer les efforts vers l’édification de l’unité et la réconciliation sociale nationale; promouvoir les valeurs culturelles haïtiennes; sensibiliser à la protection et à l’amélioration de l’environnement; améliorer la production nationale qualitativement et quantitativement, etc.

Pour toutes ces raisons, toute intervention dans ce domaine doit être urgente, motivée, radicale, massive et intense. Elle doit pouvoir focaliser en un moment précis toutes les ressources humaines disponibles et aussi toutes les ressources financières nécessaires. Plus que jamais, c’est le temps d’agir et de montrer que nous sommes capables… ensemble!

—Ary Régis communicationsea@yahoo.fr 15 juillet 2008

Voir:

- Projet de Campagne Nationale d’Alphabétisation, SEA, Janvier 2007 *

- Bilans de campagne # 1 à 10*.

- RGPH 2003, IHSI, 2007

*Documents à télécharger sur le Site Internet de la SEA: www.alphabetisationhaiti-gouv.info ou www.alfabetizasyonayiti-gouv.info

Page d’accueil • Sommaire de ce numéro • Contribution de texte et de courrier: Editeurs@tanbou.com